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arts, histoire

Revaloriser les décors de théâtre historiques de Flandre

Par Ian Mundell, traduit par Alice Mevis
22 septembre 2021 10 min. temps de lecture

La Flandre possède plusieurs collections importantes de décors de théâtre historiques, dont la plus grande collection d’Europe, conservée à Courtrai. L’étendue et la valeur de ce patrimoine n’ont toutefois que récemment été réévaluées. Il est maintenant temps de travailler à sa préservation ainsi que de trouver la meilleure manière de le mettre en valeur.

Dans la scénographie traditionnelle, prédominante jusqu’au début du XXe siècle, les décors de théâtre avaient pour principal objectif de créer une illusion de réalité. Les décors de fond étaient peints en trompe-l’œil afin de représenter le plus fidèlement possible des intérieurs ou des paysages, tandis que des tentures ou des panneaux disposés sur les côtés de la scène contribuaient à créer une impression de profondeur. Certains de ces décors pouvaient être fonctionnels, tels qu’une volée de marches que les acteurs pouvaient monter, ou bien il pouvait s’agir d’accessoires en trois dimensions (colonnes, arbres, murs, etc.). L’éclairage quant à lui était fixe, destiné à parfaire l’illusion et à intensifier l’atmosphère du spectacle.

Les grands théâtres urbains disposaient généralement d’un large répertoire de décors, régulièrement utilisés par les troupes de théâtre locales ou de passage: une grand-place, un palais, un salon, une taverne, un jardin, un donjon, etc. Dans certains cas, il s’agissait d’un décor assez vague, tel qu’une clairière en été ou une ville flamande en hiver, mais il existait aussi des décors représentant des lieux très précis comme Paris ou Venise, des villes qui apparaissaient très souvent dans les pièces jouées.

Albert Dubosq

L’approche illusionniste dans le domaine du décor de théâtre commence à décliner vers la fin du XIXe siècle, au moment où de nouvelles conceptions de la performance théâtrale voient le jour au contact du modernisme en art et en architecture, influencées également par le réalisme rendu possible par la photographie et le cinéma. Dès lors, la tâche de recréer la réalité sur scène en vint à relever de plus en plus de la responsabilité des acteurs, soutenus par un éclairage plus mobile, tandis que les décors devenaient progressivement plus suggestifs et symboliques, voire totalement abstraits.

Toutefois, ce changement ne s’est pas produit du jour au lendemain, et lorsque la ville de Courtrai entreprit d’aménager son prestigieux nouveau théâtre en 1913, elle fit le choix de la tradition et commanda un ensemble de 12 décors provenant de l’atelier d’Albert Dubosq, le peintre de décors trompe-l’œil le plus en vue de Belgique. Ces décors ont été livrés en 1920, lorsque le théâtre put finalement ouvrir ses portes après une période d’interruption provoquée par la guerre. Les toiles de fond en lin aux couleurs vives, peintes avec un mélange de pigments et de colle connu sous le nom de détrempe, mesuraient jusqu’à 10 mètres de haut et 14 mètres de large, tandis que les panneaux latéraux atteignaient 7,5 mètres de hauteur. L’ensemble incluait des décors représentant des places publiques de villes contemporaines et médiévales, un parc qui pouvait servir de jardin ou de forêt, un paysage montagneux, l’intérieur d’un palais, un décor champêtre et une prison.

L’année suivante, Dubosq fournit à Courtrai un ensemble de temples grecs ainsi qu’un palais romain d’occasion, initialement construit pour une représentation de la Comédie-Française à Tournai. Ceux-ci furent suivis par une série de décors d’opéra, spécialement dédiés aux productions artistiques du Grand Théâtre de Gand à Courtrai. Cet ensemble comprenait un décor complet pour le Carmen de Bizet, deux sets pour le Lakmé de Delibes, dont l’un représentant une fabuleuse forêt orientale, et trois décors complets pour l’Aïda de Verdi, incluant un majestueux temple égyptien. Enfin, Courtrai disposait également de décors utilisés par la troupe de théâtre locale Vlaamse Zonen (les Fils de Flandre), qui jouait principalement des opérettes en néerlandais.

La conservation: un enjeu majeur

C’est grâce à cet intérêt durable pour les opérettes locales que la ville de Courtrai ne s’est pas débarrassée de ses anciens décors une fois ceux-ci passés de mode. L’allure un peu désuète de ces décors convenait assez bien à ces pièces musicales légères, et ils ont donc continué à être utilisés tout au long du XXe
siècle. En plus de cela, il subsistait une certaine conscience du fait qu’il s’agissait de pièces assez chères et de très bonne qualité, même si l’histoire de ces décors a été peu à peu oubliée. Au fil du temps, ces somptueux décors sont finalement devenus connus sous le nom de décors d’opérettes.

Lorsque l’historien d’art et musicologue Bruno Forment a vu ces décors pour la première fois en 2008, il en a immédiatement identifié l’origine ainsi que la valeur. Comparant la collection de Courtrai à d’autres collections européennes, il en a conclu que celle de Courtrai était sans pareille en termes de taille comme de qualité. Dans le monde entier, la seule collection de décors illusionnistes à la surpasser se trouve à la Northern Illinois University aux États-Unis, avec des pièces héritées de la Manhattan Opera Company d’Oscar Hammerstein et de divers opéras de Chicago.

Forment s’est alors mis à faire des recherches sur cette collection, ainsi qu’à travailler à sa réorganisation après plusieurs décennies de gestion désordonnée. Il s’est également penché sur certains aspects bien concrets de sa conservation tels que le dépoussiérage, la stabilisation de la détrempe et la réparation de certains éléments endommagés –des travaux qui sont par ailleurs toujours en cours. Parallèlement, 164 panneaux qui étaient recouverts de papier enduit d’amiante par mesure de sécurité incendie ont dû être isolés en attendant d’être traités.

D’un point de vue scientifique, ces décors constituent un témoin inestimable des pratiques théâtrales du passé, et pas uniquement celles de Courtrai dans les années 1920. Certains décors ont pu être identifiés comme étant des copies d’œuvres créées par Dubosq pour d’autres théâtres belges à Bruxelles, Ostende, Gand ou encore Anvers au début du XXe siècle. Sur le plan stylistique, toutefois, ils remontent encore plus loin, reflétant la tradition théâtrale parisienne du XIXe siècle dans laquelle Dubosq s’est formé.

Pouvoir réassembler les décors sur scène pourra certainement nous en apprendre plus sur l’aspect général d’une représentation théâtrale de l’époque que les maquettes, croquis et photographies (généralement en noir et blanc) qui se trouvent dans les archives. Et comme les productions d’opéra étaient restées fidèles à la conception originale de la Belle Époque, l’examen du décor de Courtrai de 1921 pour Lakmé pourra nous en dire long sur l’aspect d’une première à l’Opéra-Comique de Paris en 1883.

Patrimoine culturel

Rendre ce patrimoine accessible au grand public est toutefois assez délicat, car les décors ont besoin d’être assemblés et correctement éclairés pour être pleinement appréciés, et ne prennent tout leur sens que dans le cadre d’une représentation théâtrale. La reconnaissance dont ils ont bénéficié ces dernières années n’a paradoxalement pas toujours aidé dans ce sens: cinq des plus beaux décors ont été inscrits sur la liste des chefs-d’œuvre du patrimoine flamand en 2018, ce qui signifie qu’ils ne peuvent désormais être utilisés que dans des circonstances exceptionnelles.

Petit à petit, toutefois, les décors créés par Dubosq commencent à trouver leur place. Le décor du palais romain a été restauré en 2012 pour une mise en scène de l’opéra Artaserse de Johann Christian Bach par le Conservatoire royal d’Anvers. Il s’agissait tant d’une représentation destinée au grand public que d’un projet de recherche académique. Ce même décor a ensuite été réassemblé au théâtre de Courtrai pour une exposition sur ce type d’héritage culturel, puis utilisé dans l’opérette Une nuit à Venise par le Kortrijks Lyrisch Toneel (Théâtre lyrique de Courtrai). Enfin, il a servi de toile de fond pour la cérémonie de remise des prix flamands de la culture (Flemish Culture Prizes).

Entre-temps, les plans de restauration de certains des décors de Dubosq prévus l’année dernière ont malheureusement dû être suspendus en raison de la pandémie, mais la forêt asiatique servant de décor à la pièce Lakmé est néanmoins exposée (bien que non restaurée) à la triennale d’art contemporain Paradise Kortrijk. En parallèle, Forment a publié Droomlanders: Vergeten tovenaars van het geschilderde toneeldecor (Dreamlanders: Magiciens du décor de théâtre peint, Davidsfonds/De Standaard), un ouvrage grand public sur l’histoire des décors de théâtre et leurs concepteurs dans les Plats Pays.

Projet de recherche

La prise de conscience croissante de l’importance culturelle de la collection Dubosq a incité le CEMPER, le Centre pour la musique et le patrimoine musical, à demander à Forment de mener un projet de recherche en quête d’autres décors de théâtre historiques à travers la Flandre. Ses découvertes, publiées fin 2019, ont dévoilé des collections modestes, mais néanmoins culturellement importantes, appartenant aux théâtres de Louvain (aujourd’hui confiée à Courtrai pour sa conservation), Bruges ou encore Lierre, ainsi que du matériel provenant d’autres traditions théâtrales.

L’une des collections les plus intéressantes trouve ses origines dans le théâtre itinérant de Van den Berghe, une compagnie familiale qui montait des pièces populaires à travers la Flandre au tournant du XIXe siècle. Cette troupe fabriquait ses propres décors, compilant progressivement un vaste répertoire d’intérieurs et d’extérieurs, y compris de lieux typiquement flamands tels que le Rozenhoedkaai à Bruges. La qualité artistique de ces décors pouvait varier considérablement: certaines toiles de fond étaient finement dessinées et sophistiquées dans leur usage de la couleur, de l’ombre et de la perspective; d’autres étaient en revanche plus grossièrement élaborées, avec de grands contrastes de couleurs et peu de profondeur, produisant une illusion moins convaincante.

À la mort du chef de famille en 1928, deux de ses fils achetèrent un hôtel à Scherpenheuvel (Montaigu), ville de pèlerinage du Brabant flamand, et y donnèrent des spectacles. À partir de 1931, ils commencèrent également à louer leurs décors, costumes et accessoires de théâtre à d’autres compagnies. Ces décors représentent ainsi un héritage non seulement du théâtre itinérant, mais aussi des productions locales de l’ensemble de la Flandre.

Tout comme ceux de Dubosq à Courtrai, les décors de Van den Berghe ont survécu parce qu’ils ont continué à être utilisés et parce que la famille a continué à leur accorder de la valeur. Au fil du temps, la collection a toutefois été répartie entre les différentes branches de la famille, et dans certains cas est même passée en d’autres mains.

Circus Ronaldo

La majeure partie de la collection demeure aujourd’hui en possession d’une branche de cette famille, le Circus Ronaldo, qui en fait parfois encore usage lors de ses représentations. Cette collection se compose de 175 toiles, dont 101 sont peintes des deux côtés pour faciliter leur transport, qui peuvent être assemblées pour former 33 décors complets.

De même, les cinq décors de la famille Van den Berghe devenus la propriété du spécialiste de théâtre Chris Van Goethem sont également toujours en usage. Celui-ci les a récupérés au moment où une troupe de théâtre de Turnhout s’est sentie obligée de s’en débarrasser, craignant qu’ils ne contiennent de la peinture au plomb. Il a aussi offert refuge aux décors du théâtre De Vrede à Berchem (commune d’Anvers). Sous l’ordre des pompiers, le théâtre a dû se défaire de ces décors qui se sont avérés provenir d’une autre branche de la famille Van den Berghe.

C’est une nouvelle vie qui commence également pour une autre partie de l’héritage Van den Berghe, qui était jusqu’à présent détenue par le studio de danse Josée Nicolas à Beringen. Les 31 décors composant cette collection, tous en excellent état, ont été vendus en 2020 à Jed Wentz, un professeur de l’université de Leiden aux Pays-Bas, spécialiste de l’histoire des pratiques théâtrales. Son objectif est de trouver un foyer permanent pour ces décors, idéalement un espace théâtral où ceux-ci pourraient être utilisés avec un éclairage adéquat dans des représentations qui permettraient à la fois d’aider la recherche et de les rendre accessible à un public plus large. Ces décors auraient également vocation à être utilisés lors des prochaines éditions du festival de musique ancienne d’Utrecht, pour lequel Wentz travaille en tant que conseiller artistique.

Le projet de recherche du CEMPER a sans doute mis au jour tous les décors de théâtre existants dans les théâtres de Flandre et les centres spécialisés, mais il est aussi possible que de nouvelles surprises surgissent. Van Goethem se souvient d’avoir un jour été contacté par un centre culturel l’informant avoir hérité d’un décor de théâtre inconnu de la part d’une troupe de théâtre amateur. En y regardant de plus près, il s’est rendu compte qu’il s’agissait d’un décor appartenant à l’origine au théâtre de la Monnaie à Bruxelles, qui était ravi de retrouver une partie de son patrimoine perdu.

«Dans la plupart des cas, on ne jette pas simplement ce genre de choses, on préfère les donner à une troupe de théâtre amateur et celle-ci les garde», confie Van Goethem. «Si nous nous rendions dans les espaces de stockage des troupes de théâtre amateur, je pense que nous pourrions encore trouver bien des trésors.»

Mundell Ian

Ian Mundell

journaliste

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