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«Revolusi» ou comment la décolonisation de l’Indonésie a présidé à la naissance de l’ère moderne

13 septembre 2022 7 min. temps de lecture

Après avoir consacré un ouvrage à l’histoire coloniale du Congo, David Van Reybrouck donne un aperçu de la décolonisation de l’Indonésie et des échos internationaux qu’a eus la déclaration d’indépendance du pays en 1949. Bien qu’il s’attache à un sujet complexe, Revolusi se lit comme un roman.

Un sondage réalisé par YouGov publié le 11 mars 2020 a révélé que 50% des Néerlandais étaient fiers de leur passé colonial (contre 26% des Français). Au moment où ce sondage avait lieu, David Van Reybrouck, historien et intellectuel flamand qui jouit également d’une certaine renommée dans le monde francophone, apportait la touche finale à un ouvrage sur la décolonisation de l’Indonésie destiné au grand public. Sa motivation pour s’y consacrer avait justement été le constat que le Néerlandais moyen ne possédait plus les connaissances nécessaires pour se faire une idée réaliste du système colonial.

Fort du succès de son essai Congo. Une histoire, mais aucunement spécialiste de l’histoire de l’Indonésie, Van Reybrouck s’est approprié le sujet en lisant les études de référence, en apprenant la langue indonésienne, en voyageant et en écoutant des personnes dont la vie a été marquée par la lutte pour une Indonésie indépendante. Revolusi est le récit passionnant de cette quête qui a duré cinq ans. Grâce à l’enthousiasme de l’auteur et une narration fluide, le lecteur se sent dès les premières pages invité au voyage.

Avant de passer à la décolonisation, le cœur de l’ouvrage, Van Reybrouck nous fait la démonstration de l’importance mondiale du vaste archipel indonésien dans les domaines géologique, civilisationnel, démographique et économique. Ensuite, il nous présente un condensé de trois siècles de colonisation de l’Indonésie par les Néerlandais basé sur des œuvres de référence dont il rend minutieusement compte. Tout au long du livre, des cartes explicatives, des interviews et des anecdotes rendent cette histoire compliquée accessible à tout lecteur intéressé, qu’il soit néerlandophone ou non.

De cette accessibilité fait aussi preuve la traduction française, publiée chez Actes Sud. En traducteurs expérimentés, Philippe Noble et Isabelle Rosselin ont opté pour une traduction au plus près de l’original, en rajoutant juste quelques notes pour expliquer les mots spécifiquement indonésiens ou néerlandais. Quant aux termes clés indonésiens tels que Merdeka (indépendance, liberté) ou Revolusi (guerre de l’indépendance), ils les emploient exactement de la même façon que l’auteur. Dans le même esprit, ils ont fait le choix d’utiliser les mots «Indos» ou «Indo-Européens» pour indiquer le groupe important d’Eurasiens originaires d’Indonésie. Ainsi, ils évitent l’amalgame avec des groupes comparables issus de la colonisation française.

Le texte traduit est d’une grande précision et semble pourtant, comme l’original, couler de source. Il ne laisse à aucun moment transpercer le travail titanesque de recherche qu’ont dû accomplir les traducteurs.

Avec Van Reybrouck, nous survolons la colonisation mercantile du XVIIe siècle avec son commerce d’épices, puis l’expansion graduelle par l’appropriation des terres et la période de colonisation plus «classique» du XIXe siècle avec ses plantations de café, sucre et caoutchouc, très rentables grâce à l’esclavage et au travail forcé. Dès le départ, les Néerlandais ont impliqué l’ancienne aristocratie indonésienne dans la gestion des vastes territoires et de leurs populations. Ce qui n’a pas empêché la gouvernance des Indes néerlandaises d’avoir été de tout temps basée sur une pensée inégalitaire et raciste.

Au début du XXe siècle, les Pays-Bas ne se réclamaient pas d’une mission civilisatrice comme le faisait la France. Pourtant, suite aux critiques, une période dite de «politique éthique» s’annonça. Même si cette politique ne tenait pas compte des aspirations des peuples indonésiens eux-mêmes, elle leur a apporté par le biais de l’ouverture d’écoles primaires en langue locale une certaine estime de soi. De plus, cette politique offrait à quelques milliers d’Indonésiens privilégiés l’accès à l’enseignement secondaire, et parfois supérieur, en langue néerlandaise.

Dans ce cadre, les enfants de l’élite indonésienne de toutes les îles se parlèrent de leurs vécus et lectures. Imprégnés d’idées d’égalité et d’indépendance, leurs échanges ne sont pas restés sans conséquences. Les futurs leaders de la Republik Indonesia – je nomme Ahmed Sukarno, Mohammed Hatta et Sutan Sjahrir, le futur président et deux de ses premiers ministres -, se trouvaient parmi eux. Ceux-ci se faisaient écouter par tous ceux qui aspiraient à la Merdeka, qu’il se soit s’agit de musulmans, de communistes ou de nationalistes tout court. Rapidement, le mouvement nationaliste unifié a obtenu une réelle influence dans le pays.

Le gouvernement néerlandais y a répondu par une répression forte. La politique éthique laissait rapidement sa place à un état policier. Dans les années 1930, en prologue à la Deuxième Guerre mondiale, le clivage entre «autochtones» et «Européens» était devenu gigantesque.

Appauvris et humiliés, les Néerlandais comptaient en mai 1945 sur les revenus de leur ancienne colonie pour reconstruire le pays. En même temps, l’idée de posséder encore cette grande colonie les réconfortait dans ce qu’il leur restait de fierté nationale. Cet état d’esprit explique, selon Van Reybrouck, la sous-estimation de la part des politiques néerlandais de la Proklamasi (la Proclamation de l’indépendance de la république indonésienne) faite par Sukarno, le fondateur du Parti nationaliste indonésien, le 17 août 1945.

Les Néerlandais pensaient pouvoir simplement se réinstaller dans les îles après la reddition des Japonais qui, en 1942, les avaient chassés pour occuper l’archipel pendant trois ans. Ils semblaient ignorer que l’idée nationaliste était partagée par la plupart des Indonésiens et que, sous le régime extrêmement dur des Japonais, les très nombreux adolescents indonésiens, les Pemudas, s’étaient radicalisés et avaient appris à manier des armes. Les leaders nationalistes étaient obligés de composer avec ces jeunes et ont fini par les incorporer à l’armée républicaine indonésienne. Les Pemudas, écrit Van Reybrouck, ont été le moteur de la Revolusi.

sous le régime extrêmement dur des Japonais, les très nombreux adolescents indonésiens, les Pemudas, s’étaient radicalisés et avaient appris à manier des armes

À l’aide d’interviews, de journaux intimes et surtout de l’étude De brandende kampongs van generaal Spoor de Rémy Limpach (Les Kampongs en feu du général Spoor, non traduit, 2016), l’auteur creuse la question de l’existence des violences structurelles du côté de l’armée néerlandaise. Sur un autre plan, il décrit de manière détaillée les nombreuses négociations diplomatiques et les accords mal respectés par les Néerlandais. In fine, ce sont les Américains, en menaçant les Néerlandais de retirer l’aide Marshall, qui ont forcé les Pays-Bas à l’abandon de leur colonie.

Après quatre ans de lutte et de souffrances extrêmes, la souveraineté de la République indonésienne a été reconnue par son ancien colonisateur le 27 décembre 1949. Cet événement a été d’une grande importance internationale, bien illustrée par la conférence de Bandung (Java) en avril 1955 où se sont réunis trente pays africains et asiatiques nouvellement indépendants sous la présidence du président indonésien Sukarno. Ici les non-alignés se sont donné le nom de «tiers monde» et ont fait leur entrée dans la politique internationale. Le monde moderne, auquel réfère le sous-titre de Revolusi, était né.

L’auteur rayonne particulièrement dans les chapitres vivants consacrés aux années 1942-1949. Les récits factuels y alternent avec des citations extraites d’environ deux cents interviews réalisées en Indonésie et aux Pays-Bas, mais aussi au Népal et au Japon. L’enthousiasme que le contact avec les témoins, majoritairement nonagénaires, a procuré à l’auteur est palpable. Ce groupe de témoins, dont un grand nombre est décédé depuis, est précieux parce qu’il apporte la perspective indonésienne, un peu absente parmi les historiens consultés.

Avec Revolusi, Van Reybrouck nous offre un aperçu de la décolonisation de l’Indonésie et de son contexte international qui se lit comme un roman malgré la complexité du sujet. Il ne reste qu’à espérer que ce livre, qui en est à son quatrième tirage aux Pays-Bas, exercera une influence sur les nostalgiques du temps des colonies.

David Van Reybrouck, Revolusi. L’Indonésie et la naissance du monde moderne (titre original: Indonesië en het ontstaan van de moderne wereld), traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin et Philippe Noble, éditions Actes Sud, Arles, 2022.
Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 6, 2022.
Dorien-Kouijzer

Dorien Kouijzer

critique et journaliste culturel

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