Robin Goudsmit: Blancheur: mon mode d’emploi
Dix-huit jeunes auteurs et autrices ont donné vie à des objets du XIXe siècle provenant du Rijksmuseum. Ils et elles se sont inspiré·es de la question suivante: que voyez-vous lorsque vous regardez ces objets en portant attention au travail invisible? Robin Goudsmit a écrit un mode d’emploi pour accompagner le Portrait de Raden Syarif Bustaman Saleh, attribué à Friedrich Carl Albert Schreuel, qui l’a peint vers 1840. «Puisque vous avez posé la question, je m’en vais vous l’expliquer.»
© Collectie Rijksmuseum, Amsterdam
Blancheur: mon mode d’emploi
Puisque vous avez posé la question, je m’en vais vous l’expliquer. Un homme à la peau brune ne devient pas blanc du jour au lendemain. Il faut du temps et de l’énergie. C’est un processus onéreux et aléatoire. Voici ce dont vous aurez besoin: premièrement, un moyen de faire tomber ces cheveux asiatiques tout raides en une élégante cascade sur vos épaules. Deuxièmement: un miroir pour vous entraîner à regarder avec assurance. Devenir blanc demande de la pratique, c’est une question d’attitude.
Ensuite, il convient de parler d’une certaine façon. Qui sait à quelle fréquence il faut s’exercer pour s’enfoncer dans le crâne les intonations de la langue néerlandaise? Ou les pronoms: dit, deze, dat. Je connais des gens qui peinent encore à les maîtriser au bout d’un demi-siècle. Et dire die meisje, «ce fille», s’avère fatal.
Devenir blanc coûte de l’argent. Les vestes en velours à double rangée de boutons sont chères, de même que les écharpes de soie à enrouler autour de votre cou. Cependant, ce sont plus que des objets, ce sont des talismans. Ils dissimulent la couleur brune. Ils l’estompent. L’observateur inexpérimenté ne voit plus que du blanc. Je ne vois pas de couleur, et sûrement pas la vôtre, dira-t-il. D’où venez-vous, m’avez-vous dit?
D’ailleurs, vous devez d’abord savoir ce qu’est vraiment la blancheur. Vous devez l’étudier, comme d’autres observent les oiseaux à l’aide de jumelles. Ou comme certains, armés d’un appareil photo, partent traquer les animaux sauvages du Big Five. Ne pas vous faire repérer en faisant trop de bruit, en étant trop présent. Pour un homme à la peau brune, ce ne doit pas être trop difficile, d’étudier la blancheur. L’écrivain américain James Baldwin le savait déjà: les gens de couleur apprennent toujours à connaître la blancheur, par pur instinct de conservation.
Du reste, il faut veiller à ne pas exagérer non plus. Une barbe fournie n’est pas forcément une bonne idée. Contentez-vous plutôt d’une fine moustache. Vous pourrez l’entortiller autour de vos doigts, tout en contemplant avec attention la marine avec son navire de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales qui commence à prendre forme sur votre toile. Une marine avec un navire de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. C’est d’une telle ironie qu’il doit s’agir d’une plaisanterie. Est-ce la raison de ce ricanement étouffé, sous votre moustache?
En outre, je me dois de vous avertir: devenir blanc est un travail ingrat. Même si vous avez franchi avec succès les précédentes étapes, il y aura toujours quelqu’un pour mettre en doute votre tour de passe-passe. Un caméléon peut certes changer de couleur, mais pour autant, il ne deviendra jamais complètement le support dont il veut éviter de se distinguer.
Vous découvrirez probablement que ce mode d’emploi ne vous mènera pas là où vous vouliez. J’en suis désolé. Je regrette aussi que l’autre option, à savoir redevenir celui que vous étiez, soit devenue quasi impossible. Le monde a changé de manière irrémédiable ; vous voilà désormais un hybride, fabriqué de force.
Toutes les couleurs de la palette se sont mêlées. Peut-être d’autres apparaîtront-elles un jour, dans une vie encore inimaginable à ce stade. Peut-être qu’il émergera quelque chose de plus supportable. Un manteau un peu mieux coupé.