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arts

Roelandt Savery, celui qui a peint le monde féerique de l’empereur

Par Gerdien Verschoor, traduit par Caroline Coppens
15 mars 2024 7 min. temps de lecture

Artiste de cour au service de l’empereur Rodolphe II de Habsbourg, Roelandt Savery a dû se régaler la vue au palais de Prague, où collections d’art et ménageries d’animaux exotiques se côtoyaient. De son pinceau, il a capturé sans pareil lions, fleurs des quatre coins du monde et même le légendaire dodo. Le Mauritshuis de La Haye rend hommage au maître du XVIIe siècle avec une exposition qui nous plonge dans son monde merveilleux.

Se promener dans le tableau Orphée charmant les animaux de Roelandt Savery est une expérience sensationnelle. Le couple de lions, les chevaux, les daims et les chevreuils, un chameau, un rhinocéros, un cacatoès, des poules et un coq, et – bien sûr – le dodo… Des oiseaux de toutes espèces sautillent entre les tulipes ou volètent parmi le feuillage et les rochers, certains ont les pattes étrangement raides. Et là, quelque part – il faut bien scruter la scène pour le repérer –, Orphée, qui joue de la harpe. Il envoûte tous les animaux par sa musique et c’est pourquoi ils vivent si paisiblement, côte à côte, dans ce jardin rassemblant une faune de tous les continents. À droite du centre se dresse l’autruche. Derrière elle, un vaste paysage finit par se fondre dans un bleu délicat.

Ce spectacle, Roelandt Savery ne peut pas l’avoir vu en vrai: il n’existe pas de monde où des lions s’étendent sur des tulipes, où un hippopotame escalade une montagne. Il n’est pas étonnant que le stathouder Frédéric-Henri et Amélie de Soms aient tenu à ce que ce tableau rejoigne leur collection. Au loin, derrière ces collines, j’imagine Prague, où l’on retrouve dans son palais, au milieu de ses collections d’art et près de sa ménagerie d’animaux exotiques, Rodolphe II, l’empereur d’une cour qui était à l’époque l’un des principaux centres d’art et de science en Europe.

Orphée charmant les animaux est l’un des trois tableaux de Savery que recèle la collection du Mauritshuis, où il est arrivé via les collections des stathouders du XVIIIe siècle. En 2016, le baron Willem van Dedem a fait don au Mauritshuis de Paysans dansant devant une auberge de Bohême. La même année, le musée anversois a acquis au Tefaf la magnifique nature morte Vase de fleurs dans une niche en pierre pour 6,5 millions d’euros. Aujourd’hui, ces trois tableaux sont replacés dans le contexte de l’œuvre de Savery à la faveur d’une exposition féerique qui rassemble 43 peintures et dessins du maître. L’exposition s’accompagne d’un catalogue informatif et agréablement rédigé.

Prague

Mais commençons par le commencement, à l’heure où les parents anabaptistes de Roelandt Savery (1578-1639) fuient Courtrai avec leurs cinq enfants pour échapper aux troupes catholiques espagnoles. Via Bruges, ils se réfugient vers 1584 à Haarlem, où ils se construisent une nouvelle vie. Ils ne sont pas les seuls nouveaux arrivants: grâce aux nombreux immigrants des Pays-Bas méridionaux, les arts s’épanouiront dans les Pays-Bas du Nord. Sur les cinq enfants Savery, trois deviendront artistes. Roelandt, le plus jeune, sera le plus célèbre.

On sait très peu de choses sur les débuts de Roelandt, qui, à l’âge de 12 ans, était l’apprenti de son frère Jacob à Amsterdam. Sa carrière décolle lorsqu’on lui propose de devenir artiste de cour au service de l’empereur Rodolphe II de Habsbourg (1552-1612), «actuellement le plus grand amateur de peinture du monde» selon son contemporain, l’historien de l’art Karel van Mander. C’est ainsi que Savery part pour Prague à l’automne 1603 ou au printemps 1604. Il est alors un jeune homme d’une vingtaine d’années qui s’engage sans peur dans une nouvelle vie. Le projet de se rendre à Prague avec son frère Jacob n’aboutit pas car celui-ci est hélas emporté par la peste.

À Prague, Roelandt Savery a dû se régaler la vue. Sous le patronage de Rodolphe II, la cour est devenue l’un des plus importants centres artistiques et scientifiques d’Europe. L’empereur s’est constitué une collection d’art phénoménale pour laquelle il a fait venir à Prague les meilleurs peintres, sculpteurs, tailleurs de pierre et orfèvres. Il s’intéresse également aux sciences exactes et occultes, employant des savants qui se sont fait un nom dans les domaines de la botanique, de la médecine, des antiquités, de la minéralogie et de l’alchimie.

Dans la galerie d’art impériale, conçue par Hans Vredeman de Vries et son fils Paul, Savery découvre des œuvres d’art venues de toute l’Europe; dans la Kunstkammer, il admire des minéraux, des coquillages rares et des animaux empaillés; dans les zoos impériaux, des lions déambulent et des singes se balancent aux arbres; dans les volières, des oiseaux exotiques crient; et dans une pièce isolée du palais, le mathématicien impérial réinvente le monde. Intégrant tous ces éléments, Savery, le geste sûr, peint le monde féerique de l’empereur sur bois et sur cuivre.

Comme les paysages doivent également faire partie des collections encyclopédiques impériales, Rudolf II envoie Savery au Tyrol, «pour reproduire toutes les belles vues des paysages et des chutes d’eau d’après nature», pour citer son biographe, Arnold Houbraken. Savery représente dès lors pour l’empereur chutes d’eau, formations rocheuses et groupes d’arbres ressemblant parfois à des monstres. Au retour de ses expéditions, il descend dans les rues pragoises avec son carnet de croquis pour dessiner la vie quotidienne à la plume, à la craie et à la mine de plomb. Ces dessins sont parfois émouvants car ils nous rapprochent des gens que Savery a côtoyés. De plus, il a accompagné ses dessins de commentaires: «swart ende wit geblomt» (noir et blanc à fleurs), écrit-il sur les vêtements des Juifs en prière à la synagogue, «rot sey» (soie rouge) et «witte sey» (soie blanche).

Savery a ainsi réalisé quelques dessins qui comptent parmi les premières représentations connues des Juifs européens contemporains. Les détails des sculptures du banc sur lequel les juifs sont assis pour prier sont tellement précis qu’on sait avec certitude que le dessin a été réalisé à la Synagogue vieille-nouvelle de Prague, qui existe toujours aujourd’hui. Au dos de ce même dessin, Savery a croqué un jeune homme à la chevelure ébouriffée, somnolant sur une chaise, la main glissée dans son – «sinior peter boddaer nardt hedt leuen» (seigneur Peter Boddaer d’après nature), écrit-il – «sinior» Pieter Boddaert lui aurait-il rendu visite à Prague?

Déclin

En 1612, la mort de Rodolphe II met fin au mécénat impérial. Vers 1616, on retrouve Savery à Amsterdam. Il y peint l’œuvre remarquable Vaches dans une étable, des sorcières aux quatre coins, où l’on voit des sorcières voler dans les quatre coins du tableau. Est-ce de l’humour? Pas sûr: à l’époque, la chasse aux sorcières bat son plein. En 1621, il achète dans la Boterstraat à Utrecht une maison qu’il baptise Het Keyserswapen (le blason impérial) en souvenir de son mécène, et il continue à utiliser ses dessins pragois comme modèles pour les fleurs et les animaux qui peuplent toujours ses tableaux. Mais ses années pragoises s’estompent de plus en plus, tel un beau rêve du passé.

Bien qu’il fasse encore pendant quelque temps partie d’un groupe d’artistes importants d’Utrecht, la qualité de ses œuvres décline. «De Natuur benam hem ’t leven door verstrooinge der sinne» (La Nature lui prit la vie par la distraction des sens), peut-on lire sous son portrait. Il s’est endetté, peut-être parce que «bijden dronck lichtelijck tot het teijkenen van het een of ander te brengen was» (sous l’effet de la boisson, il pouvait être amené à signer l’une ou l’autre chose à la légère) et qu’il s’est ainsi fait escroquer. Il meurt en février 1639, ruiné, à l’âge de 61 ans.

Des bruits cachés

Dans la salle d’exposition, la lumière est tamisée: dessins et peintures se côtoient, or, les dessins sont très sensibles à la lumière. J’émerge lentement du paysage paradisiaque mettant en scène Orphée. À quelques tableaux de là est accrochée la sublime nature morte aux fleurs que le Mauritshuis a acquise en 2016. Savery était l’un des pionniers du genre, un nouveau sujet de peinture dans les Pays-Bas vers 1600. Il avait pu étudier des centaines d’espèces de plantes et de fleurs dans les jardins impériaux de Prague. Ici, comme dans ses peintures du règne animal, il réalise l’impossible: de sa baguette magique, il fait éclore simultanément des fleurs de tous les coins du monde et de toutes les saisons.

En regardant cette nature morte, je prends conscience de tous les bruits que Savery a cachés dans ses peintures et ses dessins: le chant des Juifs pragois dans la synagogue, le ruissellement des cascades, le battement des sorcières sur leur balai, le chant des oiseaux, le frottement de la peau épaisse d’un éléphant contre un arbre… Et même dans cette nature morte, un trompe-l’œil sans pareil, je perçois le bourdonnement d’une grosse mouche bleue et le bruissement d’un lézard dans les feuilles. Certains de ces sons résonnent également dans la salle d’exposition. Mais à quoi ressemblait le cri du dodo? Quel était le bruit du monde qui disparaît, là, sous nos yeux?

De retour à l’extérieur de l’exposition, je regarde le film d’introduction qui, à l’aide d’animations bien choisies de quelques tableaux, donne un contexte supplémentaire à l’œuvre de Savery et dévoile certains détails que la pénombre de la salle d’exposition n’a pas mis en valeur. Les fleurs de la Corona imperialis, la fritillaire impériale, se balancent dans la brise.

Le Monde merveilleux de Roelandt Savery est à découvrir au Mauritshuis jusqu’au 20 mai. Le catalogue éponyme de l’exposition, signée par la commissaire Ariane van Suchtelen, a paru chez Waanders.
Gerdien Verschoor 1

Gerdien Verschoor

autrice et historienne de l'art

photo © Fjodor Buijs

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