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Rotterdam, une fenêtre sur l’avenir des Pays-Bas

25 novembre 2019 7 min. temps de lecture

Lorsqu’on évoque la ville de Rotterdam, on pense spontanément à un port d’importance mondiale ou à une ville qui, en mai 1940, a été presque totalement détruite par l’Allemagne nazie. Mais Rotterdam est aussi une sorte de laboratoire culturel, social et politique, un lieu où les nouveautés éclosent avant de conquérir le reste des Pays-Bas.

«Que révèlent les châssis des fenêtres de Rotterdam sur l’identité de la ville?» Voilà le titre d’un reportage original, paru fin août dans le magazine en ligne Vers Beton (Ciment frais), entièrement dédié à l’information locale sur la ville portuaire. Au cœur de l’article, la fascination de la photographe rotterdamoise Maura Verkleij pour les fenêtres, véritable périscope pour la découverte des goûts et des styles de vie des habitants, tout particulièrement dans un pays où les étrangers en visite remarquent surtout l’uniformité architecturale et l’habitude de ne pas fermer les rideaux.

Mais est-ce que ces clichés bien connus correspondent effectivement à la réalité? La quête de Verkleij est toujours en cours, mais les premiers résultats semblent imposer une image plus nuancée. Si les portraits révèlent un penchant pour la symétrie, transversale à tous les quartiers et toutes les classes sociales, les décorations utilisées pour atteindre cet équilibre trahissent visiblement l’énorme variété des cultures qui animent Rotterdam et qui en font de plein droit la véritable capitale multiculturelle des Pays-Bas.

Rotterdam, multiculturelle bien avant le reste du pays

Riche de plus de 170 nationalités différentes, la ville portuaire accepte bien volontiers que les masses de touristes et l’attention internationale se concentrent de préférence sur Amsterdam, dont elle est la rivale historique. Bien conscient que son rôle est fort différent, et sans doute supérieur, Rotterdam est depuis toujours une ville-laboratoire, capable de montrer la voie au reste du pays et d’anticiper les tendances que les autres villes ne vivront que des années plus tard. Planification et expérimentation, tradition ouvrière et bouillon de culture du populisme: Rotterdam nous montre un visage unique et, en même temps, très néerlandais.

Laboratoire d’architecture et d’urbanisme

Le développement de Rotterdam est d’ailleurs bien plus récent que celui d’Amsterdam, comme s’il n’était devenu possible qu’après la faillite des compagnies coloniales et la fin de l’âge d’or du commerce de sa grande rivale. La destruction des murs qui entouraient la ville jusqu’au XIXe
siècle donna le coup d’envoi à sa «métropolisation» et à l’élargissement de son port, désormais parmi les plus grands au monde. Delfshaven, Kralingen, Feijenoord, le village plus isolé de Hoek van Holland: ces quartiers, autrefois communes autonomes, ont tous été tôt ou tard englobés par la métropole naissante et son besoin incessant de nouveaux espaces.

Mais le vrai tournant urbanistique fut la Seconde Guerre mondiale, traumatisme collectif pour la nation et tout particulièrement pour Rotterdam, dont le bombardement, le 14 mai 1940, annonça le début de cinq longues années d’occupation et de conflit. En 1953, le sculpteur franco-russe Ossip Zadkine réalisa De verwoeste stad
(La Ville détruite), mémorial de la dévastation du conflit. Monument à Rotterdam et, depuis 2010, monument national, il témoigne de la place toute particulière qu’occupe la ville dans l’histoire du pays. Au contraire de Nuremberg ou Louvain (ville détruite au début de la Première Guerre mondiale), reconstruites à l’identique, Rotterdam fut proclamé laboratoire d’architecture et d’urbanisme par les administrations d’après-guerre. Un pari gagné qui a balayé quasiment toute trace du passé du centre de la ville, faisant de la projection vers l’avenir et de l’innovation permanente des formes et des identités la clef de voûte du nouveau Rotterdam. Le pont Erasmus (1996), la nouvelle gare centrale (2014), le marché couvert du Markthal (2014): autant d’exemples récents du mouvement perpétuel qu’est Rotterdam. Ville à la skyline inimitable et, en même temps, symbole on ne peut plus éloquent de la foi toute néerlandaise en la maakbaarheid, en la «faisabilité» du monde, que seul peut partager un peuple qui a littéralement arraché ses terres à la mer.

«Zelfredzaamheid»

L’expansion de Rotterdam touche surtout celle de son port, qui traite plus de 400 millions de tonnes de marchandises par an et frôle désormais les 13 000 hectares d’extension. Une success story qui n’a pas manqué d’exercer un charme irrésistible sur tous ceux qui rêvaient d’une vie meilleure. La soif de nouveaux quartiers venait alors aussi du besoin de donner un toit aux vagues d’émigrants qui pensaient souvent n’y rester que le temps nécessaire d’embarquer pour l’Amérique, mais qui finissaient bien souvent par ne plus jamais partir. Ils arrivèrent d’abord des régions rurales du sud et de l’est des Pays-Bas. Ensuite, on accueillit les Juifs fuyant les pogroms de l’Europe de l’Est, suivis des gastarbeiders sud-européens, maghrébins et turcs à partir des années 1960 et des Surinamiens et Antillais, victimes d’une décolonisation jamais vraiment bouclée. Rotterdam, multiculturelle bien avant le reste du pays, fut longtemps considérée comme un cas à part, une exception multiethnique dont les politiciens de La Haye ne se souciaient pas trop, même pas après l’émergence des premiers signes de tensions entre «autochtones» et «allochtones» dans les années 1970. Fidèles à eux-mêmes, les habitants se remirent au travail et la ville se transforma autant que possible en un laboratoire d’accueil et d’intégration, reconnu plus tard comme modèle à suivre au niveau national. Si Amsterdam, cet autre bastion de la gauche néerlandaise, reste à jamais associée à l’élite culturelle et intellectuelle du parti travailliste, Rotterdam devint la caisse de résonance de sa base ouvrière et populaire en transformation.

Et ce fut une fois de plus à Rotterdam que s’annonça le changement de cap des années 2000. Le tournant néolibéral avait alors déjà fait voler en éclats le verbe politique des années 1970, fondé sur l’idée que les nouveaux Rotterdamois avaient surtout besoin d’être aidés, dans le respect de leurs spécificités culturelles. La zelfredzaamheid, l’autosuffisance, devint le nouvel impératif. Stimuler au lieu d’aider: voici le verbe auquel se convertirent les élites travaillistes qui continuèrent à gouverner la ville avec de confortables majorités. Jusqu’aux élections communales du mois de mars 2002, véritable choc pour le pays entier, qui ne s’attendait pas au basculement dramatique de la scène politique provoqué par la victoire, pour la première fois depuis la guerre dans une grande ville, d’une force politique nouvelle, Leefbaar Rotterdam, Rotterdam Vivable. Son leader, Pim Fortuyn, avait réussi à renverser les codes et le style des «régents» qui peuplaient les institutions néerlandaises. Un vent nouveau, un vocabulaire différent. Même après la mort de Fortuyn, assassiné le 6 mai 2002, à six jours des législatives, par un activiste écologiste, les Pays-Bas – avec Rotterdam une fois de plus en tête – avaient définitivement pris le tournant culturaliste et sécuritaire. Finie, l’image «victimisante» des immigrés, l’heure était au développement de leur potentiel: intégration dans le système de production, assimilation linguistique et lutte contre la radicalisation et le terrorisme, avec une attention toute particulière pour le clivage culturel d’avec les communautés islamiques.

Renouveler la tradition consensuelle

Curieusement, cette nouvelle saison, populiste et localiste à la fois, qui perdure jusqu’aujourd’hui malgré plusieurs signes d’usure, n’a pas été incarnée par une figure du même Leefbaar Rotterdam, mais bien plus par celui qui est depuis dix ans le «père» des Rotterdamois, le bourgmestre Ahmed Aboutaleb. D’origine marocaine, membre des travaillistes et expression du courant le plus pragmatique du parti, Aboutaleb s’est souvent trouvé sur la même longueur d’ondes que les majorités de droite qui ont gouverné la ville pendant une bonne partie de son mandat. Une affinité élective – non pas totale, mais néanmoins forte – due en partie à son histoire personnelle et à son intégration réussie, mais également à sa capacité toute néerlandaise d’intégrer à son tour Leefbaar Rotterdam dans la tradition consensuelle du pays.

Une intégration sans doute confirmée par les attaques lancées précisément à l’adresse des «régents» de Leefbaar et du bourgmestre par de nouvelles formations politiques à base ethnique. Ces partis, Nida («voix» ou «appel» en arabe) et Denk («égal» en turc et «pense!» en néerlandais), se font porteurs d’un discours non moins agressif et populiste, tout en s’appuyant sur un agenda inclusif et sur la lutte contre les discriminations. Une nouveauté qui révèle la crise de légitimité des travaillistes aux yeux d’une partie des communautés «allochtones» – qui font de plus en plus entendre leur voix dans d’autres dossiers, tels celui de Zwarte Piet (le père fouettard) ou de l’héritage colonial – et préconisent désormais un possible changement de cap dans la gestion de l’immigration et le discours sur l’intégration.

Il reste, cependant, à voir si Nida et Denk
ainsi que la galaxie de mouvements anti-discrimination à laquelle ils cherchent à donner une voix politique seront prêts à développer leur côté consensuel et négociateur, qui reste malgré tout la clef pour accéder au pouvoir et modifier les équilibres consolidés. Cela ouvrirait la voie à une évolution du clivage entre populistes et consensualistes, désormais flagrant dans un nombre croissant de pays, dont Rotterdam pourrait alors anticiper une redéfinition voire une normalisation à ne pas sous-estimer. Rendez-vous donc en 2022. Les élections locales prévues pour cette année-là ne seront pas seulement un verdict sur la «grande coalition» de six partis libéraux, travaillistes et chrétiens-démocrates qui gouvernent actuellement la ville. Ce sera aussi le moment de faire le point sur la capacité des oppositions – celle de Leefbaar, bien sûr, mais également celles des voix émergentes à gauche tout comme à droite – de renouveler la tradition consensuelle néerlandaise et cela, comme souvent par le passé, depuis le laboratoire culturel, social et politique de Rotterdam.

Roberto Dagnino

Roberto Dagnino

directeur du département de néerlandais à l'université de Strasbourg

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