Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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«Rozeke» de Guillaume Van der Stighelen: l’éternel combat entre le cœur et la raison
© Standaard Uitgeverij
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compte rendu La première fois
Littérature

«Rozeke» de Guillaume Van der Stighelen: l’éternel combat entre le cœur et la raison

Dans Rozeke (Petite Rose), on suit les tribulations d’un entrepreneur anversois à la Belle Époque. Guillaume Van der Stighelen raconte dans une langue riche et imagée l’ascension sociale de son aïeul homonyme, ainsi que le combat mené par celui-ci, tant intérieurement qu’avec son entourage.

«Si j’avais su que c’était si facile, j’aurais peut-être commencé plus tôt à écrire des romans», lance Guillaume Van der Stighelen, primo-romancier de 67 ans, dans le premier épisode du nouveau podcast «De eerste keer» (La première fois) de notre revue-sœur en langue néerlandaise de lage landen.

Ces mots pourraient sembler arrogants, mais ce serait mal comprendre Guillaume Van der Stighelen, qui exprime surtout s’être amusé comme un fou en écrivant son volumineux ouvrage. Il adore inventer des histoires, et ça se voit: l’écrivain débutant est un fabuleux conteur.

Natif d’Anvers, Guillaume Van der Stighelen a passé sa carrière à écrire. D’abord, en tant que copywriter dans le domaine publicitaire: les Flamands le connaissent pour le slogan, «Mijn thuis is waar mijn Stella staat» (Chez moi, c’est près de ma Stella), les Néerlandais pour «Het ruikt hier naar … Douwe Egberts» (Ici, il y a du Douwe Egberts dans l’air). Il écrit ensuite des articles d’opinion et des chroniques pour les quotidiens flamands De Morgen et la Gazet van Antwerpen.

Après le décès accidentel de son fils en 2011, il compose un très beau recueil de poésie, mais ce n’est que depuis quelques années qu’il s’essaye à la prose. D’abord pour lui-même, avant que des amis le poussent à proposer son manuscrit à un éditeur.

Un arrière-grand-père et un arrière-petit-fils

Rozeke raconte l’histoire de Guillaume Van der Stighelen, l’arrière-grand-père dont l’auteur porte le nom. L’histoire n’est cependant que très vaguement basée sur la vie de cet aïeul: hormis quelques détails factuels et l’une ou l’autre légende familiale transmise de génération en génération, on ne sait pas grand-chose à son sujet. Une chance pour son arrière-petit-fils, qui a pu laisser libre cours à son imagination.

Le personnage Van der Stighelen est donc plombier à Anvers à la moitié du XIXe siècle. En ce temps-là, on pose des tuyaux pour l’éclairage au gaz des rues et des maisons. Durant l’une des graves épidémies de choléra qui ont marqué le siècle, un médecin lui donne une idée, à savoir que ces tuyaux pourraient également servir à acheminer de l’eau propre et à évacuer les eaux usées. Une révolution, à l’époque.

Le jeune entrepreneur va donc se consacrer aux installations sanitaires. Grâce à l’attention accrue portée à l’hygiène et à un contrat signé avec la Ville d’Anvers, les Établissements Guillaume Van der Stighelen deviennent une entreprise florissante, et leur propriétaire un citoyen en vue.

Homme d’affaires prospère, Van der Stighelen est, à d’autres égards, moins gâté par la vie. C’est du moins son opinion, à tort ou à raison. Force est de constater que le malheur ne l’épargne guère, et le marque. Observant le parcours de proches et de compagnons de son âge à la réussite moins éclatante, il conclut en son for intérieur, inspiré par Baudelaire, que les aspirations du cœur sont parfois diaboliques. Le jeune homme sensible décide alors de fonder ses décisions uniquement sur la raison. Dans l’éternel combat entre le cœur et la raison, il a choisi son camp. Définitivement, croit-il.

Le roi sur son trône

Ses choix rationnels lui font gravir un à un les échelons de la société, mais dans sa vie privée, Van der Stighelen patauge inexorablement. Ses rapports avec sa femme et ses fils flanchent souvent, se rétablissent parfois, et les dilemmes émotionnels dans lesquels il se débat ne se résolvent jamais vraiment.

L’auteur décrit les errements de son arrière-grand-père avec compassion, empathie et sans jugement. Il le fait dans une langue imagée, parfois débridée: Guillaume Van der Stighelen n’a pas suivi pour rien une formation de scénariste. Rozeke regorge de scènes savoureuses, comme la visite guidée du souverain Léopold II à l’Exposition universelle de 1894 à Anvers, au cours de laquelle ce dernier, tout roi qu’il est, finit par devoir aller au petit coin… Heureusement, Van der Stighelen vient d’installer ses nouveaux sanitaires pour en faire la démonstration.

L’auteur a su doser idéalement les faits historiques dans le récit. Ceux-ci constituent un fil rouge accompagnant les vicissitudes de l’arrière-grand-père. Tout comme les nombreuses femmes figurant dans le livre. Son épouse en particulier joue un rôle prépondérant, de même que ses belles-filles. Sa propre mère, une femme sévère, et une tante dissolue, antithèses l’une de l’autre, sont également sources d’inspiration.

Il s’agit là d’un autre fil conducteur du livre: la manière dont l’ordre établi s’accommode des nouveaux développements. Sur le plan commercial, avec ses sanitaires, Guillaume fait figure de pionnier. Mais sur le plan social, il passe du bohème à l’archiconservateur aigri.

Ainsi le roman Rozeke est-il également une histoire universelle. Les parallèles avec notre époque sont aisés à établir: critique du capitalisme, peur et rejet des nouveaux venus, lutte entre conservateurs et progressistes… et Van der Stighelen a le chic pour nous décrire tout cela avec beaucoup d’humour, d’empathie et de verve.

Rozeke, Guillaume Van der Stighelen, Anvers, éditions Manteau, 2023.

La mort bleue

«La mort bleue, Netje! La mort bleue est de retour! Y a un bateau qu’a hissé le drapeau jaune, et tout le Rietdijk est contaminé. Suske l’a sans doute déjà attrapé! Une chance que j’suis resté sur le pas de la porte. Sa mère m’a crié qu’il était couché au grenier, tout bleu de la tête aux pieds. M’sieur le docteur fait semblant de rien savoir, mais il le sait très bien, et comment! C’est la commune qui veut qu’y se taise. Pour pas faire peur aux gens, et pour donner le temps aux notables de fuir la ville dans leurs voitures, avant qu’y soient bloqués par la foule.»

Netje pâlit. La mort bleue. Elle se souvient des histoires que lui racontaient ses parents. Elle-même est née au cœur de la première épidémie de choléra et y a survécu comme par miracle. Mais son esprit est demeuré hanté par ces récits de visages bleus tout desséchés, errant par les rues dans la nuit et propageant la maladie.

«Viens donc, on part d’ici, avant qu’y ferment les portes de la ville.»

Sur le seuil, déjà toute chargée, il y a la charrette que Docus a rachetée à un laitier du pays de Waes qui vendait sa marchandise au port. Deux chiens grattent de leurs pattes arrière les plaques pelées sur leur dos.

Sur la charrette, Docus a attaché deux coussins, et un panier en guise de berceau pour Gwillemke. Docus aide sa femme à monter sur la charrette, quand une voix familière résonne derrière eux:

«Vous partez?»

Netje est bouche bée. Docus se retourne et voit Suske se gratter les cheveux. Il a les deux yeux pochés et les orbites bleu noir. Le garçon perçoit la surprise de ses maîtres et porte la main à son sourcil, tâtant une grosse croûte de sang. Il hausse les épaules comme pour s’excuser.

«C’est le père. Il l’a eue mauvaise, avant-hier.»

De sa manche, il essuie la morve de son nez. Douze ans qu’il a. Onze, peut-être. Qui se rappelle, dans cette ruelle? Il est grand et assez costaud pour aller livrer la manne de linge repassé par Netje en échange d’un sou et d’un grand bol de soupe avec du pain. Tout à coup, un grand éclat de rire brise le silence glacial. Netje est hilare.

«La mort bleue!»

Elle montre Docus du doigt, qui commence doucement à comprendre sa méprise.

«Bleu de coups, oui »

Au coin surgit son amie Mariette, qui porte un seau de moules et de bigorneaux. De manière à peine intelligible, secouée de hoquets, Netje lui explique que Docus croyait que le choléra était de retour en ville et que le Rietdijk était sur le point d’être bouclé.

«Je reviens du quai à la houille et j’ai rien vu d’anormal, répond Mariette en haussant les sourcils.

— Mais non! glousse Netje. Tu veux voir quelque chose d’anormal? Regarde-le, il est là!»

Et tandis que les larmes roulent sur les joues pleines de sa femme, Docus détache les chiens. Peut-être qu’il n’est pas trop tard pour les ramener au laitier dans la Suikerrui. Quel bandit! Ce qu’il a osé demander pour deux chiens galeux. Si Netje découvre combien il a payé pour ces bêtes, le savon qu’il va prendre! Ils ont décidé d’économiser pour payer des études à leur petit Gwilhelmus. Faut pas croire, y a de l’intelligence dans leur famille. C’est juste qu’elle a jamais eu l’occasion de s’exprimer. Ils n’ont eu que cet enfant, et le docteur Veraert a dit que c’était fini d’acheter des bébés. «La boutique est fermée» qu’il a dit, et Netje a pleuré plusieurs jours. Pas Docus. C’est des choses qui arrivent. Pas de quoi en faire un plat.

Maintenant, il doit retourner avec ces deux sacs à puces au débarcadère près du Château. En espérant que le fermier de Beveren y soit encore avec son lait.

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