Sacha van Dorssen, soixante ans de photographie de mode indémodable
De Elle à Marie-Claire, en passant par Vogue et Harper’s Bazaar, ses photographies ont nourri les pages et fait les couvertures des plus grands magazines de mode dès le début des années 1960. Néerlandaise de naissance, Parisienne de parcours et Marocaine de cœur, Sacha van Dorssen, plus connue sous le nom de Sacha, a bâti une carrière fructueuse sur plus d’un demi-siècle. Une exposition lui est consacrée au musée Nicéphore Nièpce en France. Moment parfait pour un tête-à-tête avec cette virtuose de l’image sur papier glacé.
Un vent de fraîcheur ne cesse de souffler sur l’œuvre de Sacha van Dorssen. Aujourd’hui encore, ses photographies gardent tout leur cachet, cette lumière naturelle et ce dynamisme ultra-chic et tendance. Sous son œil avisé, les femmes sont séduisantes, maîtrisent leur féminité, les corps bougent et les robes s’envolent, avec un zeste de dérision qui s’invite en toute légèreté. Ses soixante ans de carrière impressionnent autant qu’ils inspirent. Cette native de Rotterdam a contribué à bâtir tout un imaginaire entre photographie et mode, imposant son style libre et naturel, son humour subtil et son approche unique du portrait.
© Sacha
C’est dans la capitale parisienne qu’elle décide de poser ses bagages, traçant cette trajectoire riche d’une étonnante constance. Du Elle à Marie Claire, en passant par Vogue et Harper’s Bazaar, cette pionnière aujourd’hui âgée de 83 ans appose sa signature visuelle. L’exposition au musée Nicéphore Nièpce, à Chalon-sur-Saône, sis dans l’est de la France, retrace ainsi plus d’un demi-siècle d’une carrière prolifique où la lumière et l‘exigence le disputent à la sensibilité et à la sincérité.
Capter les instants
Elle a une voix douce, un peu chantante, et ce petit accent qu’elle garde de son pays natal. Sacha van Dorssen a la générosité dans ses mots, ses propos, à l’aune de son œuvre photographique. Ce fut un bel échange au cœur de l’histoire de cette grande dame de la photographie, passée par l’Académie des beaux-arts Sint Joost de Breda, qui a su très tôt percevoir l’image qui séduit le regard et fait vendre. «À quinze ans, je prenais le train pour aller à l’école et j’achetais Marie Claire», explique-t-elle. «J’adorais ce magazine, les photos me plaisaient, sans avoir une idée de mon avenir, mais je pouvais rapidement les analyser. À l’époque, je pensais faire psychologie. Quand j’ai appris l’existence de cette école de photographie, j’ai changé d’idée. Hélas, il fallait s’inscrire plus tôt, je suis donc partie à Paris pour être fille au pair et apprendre le français à la Sorbonne.»
© Sacha
C’est aux portes du magazine Elle d’Hélène Lazareff que Sacha frappe ainsi en premier. L’ingéniosité de Peter Knapp, en tant que directeur artistique, réinvente déjà les codes de l’imagerie de mode. Sa rencontre avec ce photographe iconique est déterminante. «J’adorais ce journal! Quand je suis arrivée, ils m’ont prise pour un mannequin et j’ai rencontré très vite le grand Peter Knapp qui m’a offert ce stage après mes trois ans d’études. Il m’a donné la chance de faire des photos et de recevoir de plus en plus de commandes.»
À partir de 1964, elle travaille régulièrement pour l’hebdomadaire durant plus de dix ans. Dans l’intervalle, elle s’installe au Maroc où elle réalise une série au long cours sur films Kodachrome, qui fait l’objet en 2014 d’une exposition, Sensibilité 64 ASA, à la Galerie Sit Down. À travers ces images, faites entre la mode, Sacha offre un regard personnel. «Elles représentent surtout des moments et des souvenirs», insiste-t-elle. «Les reportages sont difficiles pour moi, car j’ai besoin du consentement de l’autre. Quelqu’un de dos n’est pas gênant, mais de face, j’ai besoin de demander. Et le temps de le faire, le moment n’existe plus. Au Maroc, j’y habitais, j’avais un lien de réciprocité avec les gens et je leur donnais les photos.»
© Sacha
Processus collectif
En 1977, elle entame une collaboration étroite avec sa passion d’origine, Marie Claire, de Jean Prouvost et de Marcelle Auclair, qui s’étend jusqu’au crépuscule des années 1990. Ce «magazine de luxe pour tout le monde», accompagné de ses déclinaisons Marie Claire bis et Marie Claire beautés, connaît son apogée entre ces deux grandes périodes, au moment où la carrière de Sacha bat son plein. De couvertures en pages intérieures, son portfolio offre ainsi différentes facettes, tout en incarnant cette approche créative où le travail d’équipe prime entre rédactrices, mannequins, stylistes, maquilleurs et coiffeurs.
© Sacha
Parallèlement, elle papillonne à l’international, avec Vogue, The Sunday Times, Avenue, The Daily Telegraph, Stern, Harper’s Bazaar, GQ. Et les histoires s’enchaînent. Sacha continue de profiter de ses voyages pour saisir des atmosphères toujours uniques. Un savoir-faire qu’elle déploie dans des ouvrages dédiés aux icônes Mariano Fortuny et Christian Dior pour les éditions du Regard. Avec Vogue France, elle rencontre Tenzin Gyatso, le Dalaï-Lama, 14e du nom, pour une série de photos dédiée au numéro de Noël. «À un certain moment, je lui ai demandé si je pouvais le capturer dans un portrait, avec ce geste qu’il fait d’habitude quand il rencontre les gens. C’est une photo qu’il m’a vraiment donnée. Certaines personnes vous en donnent, comme Andrée Putman, Mendès France, Paloma Picasso, qui figurent dans mon livre.»
Discrète, Sacha s’impose ainsi dans le cénacle restreint de la photographie de mode où la gent masculine domine. Elle collabore avec les journalistes les plus influentes, comme Claude Brouet, qu’elle connaît depuis 1964, Grace Coddington de Vogue UK, Nicole Grassat de Elle, Betty Bertrand de Marie Claire, Meriel McCooey du Sunday Times, ainsi que des grands directeurs artistiques, tels qu’Antoine Kieffer, Jean Widmer et Michel Rand.
© DR
La seconde partie du XXe siècle voit le changement de style accompagner la libération des femmes. L’époque s’émancipe. Les mannequins se libèrent, bougent, s’émeuvent. Le prêt-à-porter émerge et se généralise. Sa production intensive met en avant une génération d’actrices et de top-modèles, souvent à l’aube de leur renommée (Claudia Schiffer, Linda Evangelista, Kate Moss, Laetitia Casta), mais aussi des créateurs de mode (Agnès b., Kenzo, Montana, Mugler, Comme des Garçons, Yohji Yamamoto, Jean Paul Gaultier).
Sonder l’air du temps
Ses scènes de vie se font lumineuses, naturelles, colorées, authentiques et toujours ponctuées d’humour, jouant avec les paysages, l’horizon, la profondeur de champ, les proportions d’échelle, les mouvements. Les modèles posent sans poser, tout paraît naturel, comme pris sur le vif. «Le plus important pour moi est de capturer une photo qu’on a envie de regarder, avec un mannequin attirant qui révèle la mode, car c’est le but de ma mission», précise-t-elle «Quand les tenues me gênaient, je les noyais dans un décor ou une lumière, tout en les laissant visibles. J’ai toujours voulu montrer le panorama où nous étions. On n’a pas fait tous ces kilomètres pour faire un fond flou.»
© Sacha
Celle capturée en Corse fait d’ailleurs partie de ces moments de grâce, avec ce vent, ce rocher bleu et la robe qui se met à gonfler. «J’ai toujours tenté de faire des images qui perdurent et qu’on aime regarder encore aujourd’hui.»
Chez Sacha, il y a dès lors quelque chose à la fois d’intemporel et de révolu. Une réalité de captation de l’air du temps, immortalisée par l’appareil argentique. Un travail de «rigueur» et de «concentration», qu’elle souligne elle-même, car tout se révélait au développement des pellicules. «Il y avait beaucoup d’occasions pour rater la photo», poursuit-elle amusée. «Le premier rouleau était très angoissant.» Cette pionnière, souvent décrite comme «exigeante et lente», a également toujours travaillé en diapositives, se convertissant au numérique dans les années 2000. «Cela m’a permis d’aller plus vite. Je n’étais plus obligée de consacrer autant de temps pour être sûre d’avoir l’image, car tout peut se vérifier dans l’instant.»
© Sacha
Le plat pays
Cette Parisienne de parcours, passée ainsi par le Maroc et les États-Unis, a su capter le zeitgeist avec élégance et sensualité, tout en restant attachée à sa terre natale. En 2011, elle est ainsi invitée par l’Institut néerlandais à Paris à inaugurer sa première exposition, qui fait également l’objet d’un premier livre, paru aux éditions du Chêne, par et grâce à Gabriel Bauret, curateur, critique et historien de la photographie. «Je découvrais pour la première fois mes photos agrandies et exposées. Je n’avais encore jamais vu mes tirages; j’envoyais mes diapositives à l’imprimeur et je voyais ensuite les pages imprimées dans les magazines. Ce fut très agréable et encore plus dans ce lieu, qui représente un îlot de la Hollande en plein Paris. J’adore mon pays, je reste profondément Néerlandaise, même au bout de toutes ces années avec beaucoup d’interruptions dans la capitale.»
© Shinji
Aujourd’hui, la rétrospective au musée Nicéphore Nièpce redonne vie à celle présentée il y a trois ans au Stedelijk Museum de Breda, la ville où elle a étudié. En 2021, il était alors question de célébrer soixante ans de carrière après ses débuts dans cette école. En 2024, c’est exactement soixante ans après avoir démarré dans le magazine Elle. «Peter Knapp était présent. C’était le plus beau cadeau qu’il puisse me faire. C’est extraordinaire, car nous sommes tous les deux encore là!»
Quand on lui demande le regard qu’elle porte sur sa carrière, Sacha répond souriante: «Je suis le plat pays, c’est tout droit!». Et d’ajouter plus posément: «Mon travail est le reflet de ma vie et de ma façon de vivre. Je n’ai jamais cherché à refléter une autre époque, je vivais la mienne. Cette fraîcheur d’après-guerre dans les années 1960 a permis de s’épanouir, de créer, de revivre. Les années 1970 et 1980 représentent la liberté, bien plus libres que maintenant. J’ai vécu cette période pleinement. Aujourd’hui, ces choses se sont rodées, créant ce pattern sur lequel tout le monde profite.»
De ce fonds photographique, riche de centaines de milliers de diapositives et de documents, Sacha van Dorssen laisse un bel héritage à la postérité. Elle a su non seulement faire vivre ses images, mais aussi et surtout les faire perdurer en dehors des publications auxquelles elles étaient dédiées.