Saint Nicolas en trois scènes
Toutes les personnes vivant dans le monde francophone ne connaissent pas saint Nicolas, le vieil homme à la longue barbe blanche, à la haute mitre et au somptueux manteau qui, chaque année le 5 ou 6 décembre, réjouit les enfants des Plats Pays avec des cadeaux et des friandises. Quoi qu’il en soit, il se passe quelque chose avec saint Nicolas. Il se sent un peu seul ces dernières années. Parce qu’on parle surtout de ses serviteurs, de leur apparence (ou de celle qu’ils devraient avoir), du nom qu’on leur donne (ou de celui qu’ils devraient porter) et de la manière dont ils se comportent. Saint Nicolas souhaite revenir de toute urgence au centre de l’attention et nous allons l’y aider au moyen de trois scènes.
Première scène: les petits soldats
Je suis en deuxième maternelle. Nous sommes début décembre et, évidemment, saint Nicolas vient nous rendre visite. Tous les enfants de l’école sont emmenées dans la grande salle de cinéma. On pouvait déjà y entendre la chanson de saint Nicolas, «Sinterklaas kapoentje, leg wat in mijn schoentje, leg wat in mijn laarsje, dank je Sinterklaasje». («Saint Nicolas petit farceur, dépose quelque chose dans ma petite chaussure, dépose quelque chose dans mon petit manteau, merci saint Nicolas»).
Chaque enfant a enfin pris place. Tous ceux qui se trouvent dans la salle de cinéma sont nerveux: les enfants qui attendent saint Nicolas avec impatience, les maîtresses qui ne parviennent pas à maîtriser la bande d’enfants bruyants. Le voilà enfin qui arrive, mais on peut difficilement le qualifier de «petit farceur». L’homme (pardon, le saint) avance avec lenteur. À quelques reprises, il manque de trébucher dans son long manteau, mais il parvient enfin, avec grande difficulté, à se hisser sur son grand trône au milieu de la scène. Les nombreux domestiques qui l’accompagnent sont sympa, selon l’enfant de quatre ans. Ils sont complètement noirs, ils ont les cheveux crépus, leurs lèvres sont rouge vif, les vêtements qu’ils portent sont multicolores et accrocheurs. Oui, ces domestiques ressemblent beaucoup aux noirs (les grands parlaient alors de «nègres») qui avaient reçu, avec un sourire forcé, quelques jours plus tôt le «papier d’argent» qu’on leur avait envoyé. Papier d’argent provenant des tonnes de chocolats que nous avions mangés.
Mais revenons-en à saint Nicolas, notre personnage principal. Il semble avoir débuté son discours. L’enfant de quatre ans est assis tout au fond de la salle et il tend l’oreille. D’une voix lasse, le saint parle des bons et des méchants enfants. Il est soulagé qu’il n’y ait pas de vilains enfants dans cette école. Parce que les vilains enfants méritent malheureusement d’être jetés dans un sac de jute. Aussitôt, un de ses serviteurs lève ostensiblement son sac dans les airs. Non, non, pas de cette manière, qui rappelle au saint la violence. Et la violence, ce n’est pas bon!
Tous les enfants sont autorisés à recevoir leurs cadeaux. Une longue file d’attente pleine d’espoir descend les escaliers jusqu’à la scène. Maintenant, c’est presque le tour de l’enfant de quatre ans qui s’était assis tout au fond de la salle. Les serviteurs qui se tiennent à côté du saint homme font d’étranges grimaces. L’enfant n’ose guère leur prêter attention. Sa gorge se sert. «Regarde ici, brave petit», débite le saint et il met une boîte en carton dans les mains tremblantes de l’enfant.
La journée d’école est terminée. L’enfant est content de son cadeau et le montre fièrement à sa mère qui est venue le prendre à l’école. «Mais qu’est-ce que c’est que ça», crie sa mère terrifiée, «un char d’assaut et tous ces petits soldats. C’est honteux, ils ne devraient pas vous donner une chose pareille!» L’enfant à l’air surpris. Il n’y comprend plus rien.
© Max Bohme
Scène 2: Un saint Nicolas de pacotille
J’ai tout juste quatorze ans et je suis seul à la maison. Mes parents ont dû en toute hâte rendre visite à un parent éloigné qui avait besoin de compagnie. Pour ma part, j’aime être tout à fait seul et j’envisage d’allumer la télévision. Non, je me ravise et écoute l’album de sketches du populaire artiste de cabaret néerlandais Toon Hermans.
On a parfois prétendu que ce Toon Hermans était surestimé, que les sketches de quelqu’un comme Wim Kan étaient d’un niveau beaucoup plus élevé. Mais pour ce jeune adolescent, Toon Hermans est ce qui se fait de mieux. Il rit de bon cœur aux nombreuses blagues que Hermans fait sur le public et sur lui-même. En attendant, l’adolescent regarde les nombreuses photos de la pochette du disque. Quel plaisir de regarder le visage expressif d’Hermans et ce large sourire autour de sa bouche!
© Rob Mieremet / Anefo
Hermans commence un nouveau sketch, intitulé «saint Nic». Ce sketch-là de l’humoriste néerlandais, le jeune adolescent ne l’avait pas encore entendu. Il parle des célébrations de la Saint-Nicolas quand il était jeune. Hermans n’en garde aucun bon souvenirs, bien au contraire. Le jeune Hermans vient d’une famille qui peinait à joindre les deux bouts. Pour lui, ce n’étaient que de pauvres cadeaux, des choses que ses parents avaient eux-mêmes fabriqués ou qui avaient coûté à peine un florin. Ou encore des gants. Mais quel enfant était heureux de recevoir une paire de gants? Chaque année, saint Nicolas leur rendait quand même visite! Mais ce n’était qu’un saint Nicolas de pacotille. Quel saint digne de ce nom porte, au lieu d’un somptueux manteau, la nappe qui recouvre en temps normal la table basse du séjour? Et ce serviteur? Mais non, c’était la tante Jo, avec quelques taches noires sur le visage, tous l’avaient reconnue immédiatement.
Les blagues de Hermans sur saint Nic’, ce saint Nicolas de pacotille, exposent subtilement une réalité douloureuse. Mais le public rit à chaque blague sans s’en soucier et sans s’en embarrasser, d’un rire chaque fois plus fort et plus chaleureux. Le jeune adolescent est confus et très agacé par les rires.
Scène trois: l’héroïne
Entretemps, j’ai eu soixante ans. Je suis allongé sur le sofa et je viens d’allumer la télévision. Le journal télévisé de 19 heures est presque terminé, mais arrive un dernier reportage spécial. Saint Nicolas apparaît à l’écran. Cela portera encore sur Zwarte Piet pense ma femme. «Ce Zwarte Piet aux lèvres rouges et épaisses et aux cheveux crépus est complètement dépassé», ajoute-t-elle, agacée. Au fait, pourquoi le saint a-t-il besoin de tant de serviteurs? «Il peut sûrement mettre lui aussi la main à la pâte?»
Pas une seconde il ne sera question de Zwarte Piet. Cela porte plutôt sur une initiative née quelque part dans un petit village flamand. Une jeune femme a demandé que des jouets soient collectés et rassemblés dans la salle de sport locale, des jouets pour les enfants que le saint ne doit surtout pas oublier. Les enfants de familles aux revenus très modestes, les enfants de migrants pauvres, les enfants de migrants sans papiers, les enfants qui n’ont jamais reçu de cadeau de saint Nicolas ou de quelqu’un d’autre. Bien sûr, les jouets qui avaient déjà été utilisés étaient acceptés, mais rien n’empêchaient les villageois d’acheter un cadeau.
L’homme de soixante ans est assis bien droit dans le sofa et il attend avec impatience le verdict. Il craint que la réaction soit modérée, que de nombreux enfants soient laissés pour compte, au sens propre comme figuré. Mais le contraire se produit. Rayonnant d’un bonheur intense, la jeune femme nous dit que la salle de sport est presque trop petite pour accueillir toutes ces boîtes de jouets. Et elle avait pu facilement trouver suffisamment de volontaires pour placer tous ces jouets aux bons endroits. Pendant un moment, le sexagénaire s’est encore une fois réconcilié avec la Flandre. Cette jeune femme est une héroïne à sa façon, pense-t-il. Et le saint? Oui, il est lui aussi un peu un héros, du moins ce soir-là.