L’artiste Sarah Vanhee en quête de nouvelles formes de savoir
Qu’est-ce que le savoir? Et qui le décrète? À travers son projet artistique bodies of knowledge (BOK), Sarah Vanhee donne la parole à ceux qui l’ont rarement. Ainsi naît une communauté inclusive de gens qui partagent des formes alternatives de savoir. Du coup, enseignants et décideurs les écoutent: ils viennent se faire conseiller par Sarah Vanhee, une activiste «ouverte».
Un panneau sur lequel est inscrit «Venez vous promener, écouter et apprendre» m’indique le chemin vers le petit parasol rouge du parc Josaphat, à Bruxelles, la base temporaire de BOK. Ou plutôt: de BOK à pied, la version déambulatoire du projet bodies of knowledge (BOK) de l’artiste Sarah Vanhee (en collaboration avec Flore Herman, Nadia Mharzi, et d’autres).
@ Bea Borgers
BOK, qui s’installe depuis la fin 2020 dans différents endroits de Bruxelles, peut être qualifié d’«école nomade». L’équipe reste pendant quelques semaines dans un quartier. Avec patience et attention, elle se met en quête de savoirs «non conventionnels» ou «sous-exposés» des habitant(e)s du quartier. Ces «corps» (bodies ) prêts à partager leurs savoirs non institutionnels sont accompagnés lors de la préparation d’une courte présentation devant un public restreint, car beaucoup parlent en public pour la première fois.
Des exemples de thèmes? Hijabi et future prof: faire de l’histoire autrement. Les fées radicales: un sanctuaire pour les personnes queers. Travailler avec –et pas contre– la nature: faire de la place pour la biodiversité. L’onglet du programme hebdomadaire sur le site Internet de BOK met en garde, avec un humour de circonstance: «Programme soumis à de possibles changements dus aux circonstances de la vie.»
Aucun doute: c’est une école de la vie et pour la vie.
Une conversation parallèle
À l’origine, des «leçons» en groupe devaient se tenir sous une tente, mais le Covid-19 ne l’a pas permis. Je me promène donc dans le parc Josaphat, seule aux côtés de Georgia, dont le corps (body) incarne littéralement le savoir (knowledge), car elle est aveugle de naissance. Avant notre départ, Nadia Mharzi me rappelle gentiment d’écouter d’abord et de ne pas intervenir tout de suite. Nous nous mettons en route.
Au cours de la demi-heure passée à flâner agréablement dans le parc, Georgia me parle de sa vie et de son handicap, mais dépasse sa propre histoire. Nous évoquons ensemble l’inclusion, l’activisme et le fondamentalisme, ainsi que la zone de tension entre la force de caractère et la demande d’aide.
@ Karema Menassar
Notre manière de flâner est plus instructive encore que notre conversation: par la force des choses, nous nous promenons bras dessus bras dessous, et je remarque que j’ai tendance à prévenir Georgia des obstacles et à m’adapter à ses pas, alors qu’elle se déplace avec une certaine assurance, à vrai dire. Nos corps ont une conversation, parallèle à celle que nous menons verbalement. C’est une expérience enrichissante.
Pourtant, certaines questions subsistent: doit-on considérer cet échange d’expériences de vie comme un «savoir» ou ce mot finit-il par être vidé de son sens? En quoi BOK est-il non seulement une expérience sociale précieuse mais aussi un récit artistique? Qu’apporte finalement cette école nomade à la société? Je dois avoir un échange de vues sur BOK avec Sarah Vanhee.
Rendre visible l’invisible
© Phile Deprez
Depuis une quinzaine d’années, Sarah Vanhee (°1980) construit une œuvre protéiforme (ouvrages, films, performances, conférences, etc.) qui fait cependant apparaître une constante: tenter de rendre visible l’invisible, afin de représenter ce qui n’est pas encore là (mais dont une société rêve peut-être).
Sarah Vanhee utilise des formats artistiques et des tactiques narratives, mais les inscrit toujours dans un contexte réel: dans Lecture for Every One, elle a poussé la porte des salles de réunion d’entreprises pour y faire un discours, tandis que The Making of Justice se déroulait dans une prison et que BOK investit volontairement des quartiers défavorisés dans lesquels elle cherche des incarnations d’un savoir (bodies of knowledge) pouvant contribuer à un monde plus inclusif, socialement juste, et durable.
À travers son travail protéiforme, Sarah Vanhee tente de rendre visible l’invisible
La question clé est bien entendu de pouvoir définir le «savoir». Le parcours de vie de Georgia, si intéressant soit-il, est-il un «savoir»? Sarah Vanhee s’amuse du doute que trahit ma voix. «Certainement», répond-elle, «mais ce n’est pas le type de savoir auquel tu penses. Tu considères le savoir comme un tout bien ficelé que je peux te transmettre et qui est immuable, indépendamment de ce que je suis et de ce que tu es. Or, ce qu’on peut apprendre dépend autant de la personne qui énonce un message que de celle qui le reçoit. Tu m’as dit avoir surtout retenu l’histoire d’une réussite: comment une aveugle triomphe de la vie. Cela en dit long sur toi, car d’autres interlocuteurs ont perçu autre chose au fil de leur écoute. Le savoir est fluide, et la transmission est relationnelle. On ne nous apprend pas cela dans l’enseignement: nous pensons que le prof de latin n’en a que pour ses exercices de vocabulaire, mais nous oublions que l’empathie et la subjectivité sont aussi toujours présentes.»
Sarah Vanhee a été amenée par sa propre expérience, au cours de sa scolarité, à remettre en cause l’apprentissage objectif. Elle était avide d’apprendre, mais le système scolaire n’étanchait pas sa soif de savoir. Par ailleurs, elle s’est inspirée de sa vie à Bruxelles, une ville où se côtoient 183 nationalités dont la richesse de savoirs a rarement été explorée.
«Je n’ai rien contre l’enseignement traditionnel, même si les programmes d’études dans une ville comme Bruxelles sont très éloignés du monde des élèves, mais il y a tellement à apprendre en dehors de l’enseignement officiel. L’ensemble de la ville est un site d’apprentissage. Imagine ce que toutes ces nationalités peuvent t’apprendre!»
BOK s'intéresse à la découverte de savoirs non enseignés dans les établissements traditionnels
Sarah Vanhee se garde bien de parler de «minorités», car à Bruxelles c’est de toute façon majority minority: ce sont les minorités qui composent la majorité. De plus, BOK ne se s’intéresse pas à la supériorité numérique, mais à la domination, à la découverte de savoirs non enseignés dans les établissements traditionnels, ou aux savoirs dont on a tout simplement besoin.
«On sent que les quartiers ont des besoins différents. À Cureghem, il s’agissait de l’accessibilité sous toutes ses formes: de l’accessibilité spatiale à la possibilité de se faire comprendre à un guichet. Lorsque nous avons fait BOK-téléphone avec des élèves de l’enseignement secondaire, ils avaient de nombreuses questions sur la sexualité.»
La définition du concept de «savoir» est pour Sarah Vanhee, disons, fluide, mais a des limites. Toutes les expériences de vie ne se valent pas sur le plan du savoir. Lamentations et propos haineux ne sont pas une transmission de savoir. La finalité des échanges de savoir, c’est de contribuer à une meilleure compréhension d’autrui, et donc à un monde meilleur.
Concrètement, mon expérience avec Georgia m’a bien fait comprendre les difficultés des personnes en situation de handicap. Dans le même temps, j’ai retenu un discours quasi «néolibéral» sur le volontarisme (quand on veut on peut) et l’appropriation personnelle du bonheur, ce qui n’était peut-être pas l’intention du propos.
Être à l’écoute?
Sarah Vanhee acquiesce, car mon interprétation de la conversation que j’ai eue avec Georgia confirme le fait que la transmission du savoir tient aussi à la bonne volonté de celui ou celle qui écoute. BOK est un projet qui doit se recycler en permanence, et ces derniers mois, l’artiste est devenue de plus en plus attentive au «problème de l’écoute».
«Nous nous sommes peut-être trop focalisées sur la question de savoir qui devait prendre la parole. À Anderlecht, nous avons remarqué pour la première fois combien l’écoute était difficile. L’été, nous avons pu travailler brièvement sous la tente, et il est apparu que certaines personnes ont beaucoup de mal à laisser la parole à d’autres. Elles les interrompent, essaient d’imposer leurs propres opinions, s’insurgent en entendant des choses qui ne leur plaisent pas. Nous allons devoir travailler sur cette question, car quand on ne sait pas écouter, on ne peut pas apprendre.»
© Karema Menassar
C’est finalement un peu triste, lui dis-je, de constater que nous avons «désappris» à écouter les autres et qu’il faille un projet artistique pour le réapprendre ou nous montrer tout simplement que le monde lui-même est une école d’apprentissage.
«Effectivement, des gens viennent nous remercier sous notre parasol, “car on ne se parle plus”, disent-ils. Pour beaucoup, le monde est devenu trop complexe, et la méconnaissance des autres est grande. Cette méconnaissance engendre la peur. Je reste néanmoins optimiste: je constate aussi chez les participants une énorme curiosité, qui est le moteur de l’apprentissage.»
De nouvelles formes d’apprentissage
L’apprentissage suscite, du reste, un engouement dans l’ensemble du secteur des arts. Outre Sarah Vanhee, un centre d’art comme BUDA à Courtrai, un théâtre municipal comme NTGent à Gand, ou le Kaaitheater à Bruxelles, proposent des plateformes ou écoles alternatives. Cette mise en question des «relations d’apprentissage» classiques s’inscrit, bien entendu, dans le cadre plus large de la contestation des rapports de force traditionnels tout court. Le décolonialisme et le féminisme surfent également sur cette vague.
Les établissements artistiques sont très conscients de l’évolution de ces rapports et veulent jouer un rôle actif à cet égard, estime Sarah Vanhee. Il est cependant frappant de constater que le thème de l’apprentissage (qu’est-ce que le savoir, qui transmet le savoir et de quelle façon transmet-on le savoir) semble plus important dans les établissements d’art que dans les établissements d’enseignement eux-mêmes, au sein desquels pas grand-chose ne semble bouger.
Il est frappant de constater que le thème de l’apprentissage semble plus important dans les établissements d’art que dans les établissements d’enseignement eux-mêmes
Cette attitude peut donner lieu à une interprétation positive ou négative: dans la plus optimiste, les maisons d’art sont les pionnières d’une nouvelle forme d’apprentissage et réalisent ce qui n’est pas (encore) possible dans la «vraie» société. Dans une interprétation pessimiste, ce que font les arts reste gentiment dans le cadre artistique et s’apparente à du vent. Ce qui se passe là n’aura jamais d’impact véritable sur la société. Pour Sarah Vanhee, cette deuxième option est tout simplement inimaginable, car elle vise bien, à travers BOK et tous ses projets artistiques, un changement concret de la société.
«Les spectateurs ne peuvent voir certaines évolutions en cours. Régulièrement, on nous demande avec BOK de conseiller de grands établissements d’enseignement ou des organes politiques. Je sens que ces entités ont besoin d’une faisabilité pratique, d’une concrétisation de l’utopie, et nous avons les outils pour le faire. Dans la communauté de nos intervenants, qui grandit à chaque session, la croissance assurera bientôt sa pérennité. Nous ne devons pas nous limiter au cadre artistique. Nous allons donc donner un caractère structurel à BOK.»
BOK reste-t-il de «l’art» sans la présence de Sarah Vanhee et de ses partenaires artistiques?
C’est une transformation intéressante, car pour l’instant BOK a le statut de «projet artistique» en raison surtout de son contexte: c’est de l’art parce que Sarah Vanhee est une artiste, et parce que les partenaires artistiques (BUDA, Vooruit, Kaaitheater, Kunstenfestivaldesarts…) sont d’importants centres d’art. Mais BOK reste-t-il de «l’art» sans la présence de Sarah Vanhee et de ses partenaires artistiques?
«Franchement, je m’en fiche. Je me sers du cadre artistique et je lui suis très reconnaissante, car il me donne la possibilité de faire ce que je veux faire. En coulisse, il y a aussi un processus invisible: le côté artistique tient à la manière dont nous accompagnons les gens, à la dramaturgie qui précède chaque intervention orale, aux auditions et même aux répétitions. Mais qu’importe! La chorégraphe Lia Rodrigues a dit un jour: “Vouloir définir l’art est seulement une façon d’en reprendre le contrôle.” Je veux parvenir à un résultat. Je ne m’enferme pas dans des définitions étriquées, ni sur l’art ni sur le savoir.»
La représentation d’un avenir inclusif
Finalement, c’est peut-être encore dans cette fluidité, dans cette flexibilité de pensée que se cache la plus grande dimension artistique de BOK. La transformation d’un parc de Bruxelles en un lieu de rencontre inclusif (entre nationalités, générations, corps humains) ne constitue-t-elle pas, en effet, une tentative de représenter un avenir inclusif? Chaque rencontre entre les promeneurs de BOK à pied a en elle le potentiel de changer ce monde. À cet égard, ce n’est pas le regard social, mais le regard imaginaire qui prime, l’accent n’étant pas mis sur la rencontre, mais sur ce que celle-ci peut engendrer dans l’avenir.
© Bea Borgers
Cela fait de BOK un projet artistique à 100% mais aussi, dans le même temps, un projet politique, car la politique fait au fond la même chose: elle essaie de relier les corps et de les animer en vue d’une société de rêve. Les arts comme la politique ouvrent la voie aux utopies, et dans l’idéal transforment cette quête utopique en actes concrets, tout comme ils ne sont, dans leur expression la moins réussie, qu’un simple forum de discussion.
«Les débats menés dans le secteur artistique sur l’inclusivité me sortent par les oreilles. Je préfère aller m’asseoir dans ce parc. Cela fait longtemps que la question n’est plus de savoir « de quoi il s’agit »? Nous savons de quoi il s’agit, quel monde nous avons devant les yeux. Nous devons maintenant passer à l’action. Autrefois, je ne me serais jamais qualifiée d’activiste, car l’activisme était dur, hiérarchique. Un combat pour avoir raison, sans grande empathie pour l’autre ou pour soi-même. J’ai maintenant l’impression qu’il existe un activisme plus doux, qui ose être fragile. Cet activisme commence par la « bienveillance », un mot français que j’ai appris et qui est devenu très important à mes yeux. La bienveillance implique l’attention et la sollicitude pour soi et pour autrui. Ce qu’on fait pour le monde, on le fait aussi pour nous tous. Si cela est l’activisme d’aujourd’hui, et de BOK, alors oui, je peux me considérer comme une activiste.»