Savez-vous reconnaître les parlers bruxellois?
Jean-Jacques De Gheyndt a toujours rêvé d’un livre traitant des parlers bruxellois de manière scientifique et humoristique. Comme ce livre n’existait pas, il a décidé d’écrire Schieven Architek! Les langues endogènes à Bruxelles. Il nous livre ici un aperçu des dialectes parlés dans la capitale belge.
Les dialectes sont présentés comme vulgaires et populaires (dans le sens péjoratif du terme) en comparaison des langues officielles, censées seules capables de traduire un esprit élevé. Si l’on entend souvent parler «du bruxellois», cette appellation au singulier est erronée; il faut au contraire distinguer «des bruxellois» et éviter le terme le brusseleir car il désigne des réalités linguistiques opposées auprès des Bruxellois flamands ou francophones. Pourtant, ils sont des témoins importants de l’histoire et, en ce qui a trait aux parlers bruxellois en particulier, ils rendent visibles les mélanges culturels qui donnent à la ville son caractère si particulier.
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Du vloms au beulemans: une continuité historique
Au Moyen Âge à Bruxelles, la population locale s’exprimait en thiois (aussi nommé dits, ou ditsch), un dialecte flamando-brabançon appelé aujourd’hui brussels vloms. À la période bourguignonne, seule l’aristocratie parle français avec le Prince; au XVIIe siècle, le prestige du français influence les classes bourgeoises supérieures. Mais du Moyen Âge à la Révolution française, la grande majorité des ordonnances de la ville de Bruxelles sont rédigées en flamand. La ville est devenue francophone au XIXe siècle, lorsque le peuple (artisans, personnel de maison, etc.) se mit à apprendre le français «dans la rue» (uit de mond), dans un objectif de promotion sociale. Ce phénomène donna naissance au beulemans, un français de Bruxelles mâtiné de mots, d’expressions et de constructions d’origine flamande.
Le brussels vloms
Le brussels vloms est un dialecte flamand, mâtiné d’archaïsmes germaniques, truffé de français, gorgé d’expressions colorées et savoureuses. Il en existe de nombreuses variantes, selon les communes bruxelloises. Menacé de disparition, il est encore pratiqué, mais plutôt par des aînés.
À titre d’exemple, cette étonnante relation d’un accident de tram survenue à un quidam pressé de prendre le train en gare du Midi, à priori compréhensible pour quiconque ayant une connaissance de base du français et du néerlandais:
Den tram circuleidege in volle vitesse in de rue Ducale en longeidege den Palais du Roi in de direkse van de Parc de Bruxelles. Gekomme on de Place des Palais freineidege de conducteur vi zânen tournant te pakke no de Place Royale. Mo seulement den tram derailleidege en in ploch van de virâch no links te beginne es hem en ligne droite vouch gereye. Rèsultat final: den tram es op den trottoir van de Place des Palais gekloumme en mè zânen avant teige de grile van den Parc de Bruxelles gebloucht. Par chance es er neemand geblesseid geweist. En echt miroekel! Mo domei hem ek mânen train on de Midi gerateid!
Le vocabulaire français de cette phrase est triple: les verbes (action); la toponymie (nom des rues) et les termes techniques (nouvelle technologie de l’époque):
Le tram circulait à grande vitesse dans la rue Ducale et longeait le Palais du Roi, en direction du Parc de Bruxelles. Arrivé à la Place des Palais, le conducteur a freiné pour prendre le tournant vers la Place Royale. Mais, malheureusement, le tram a déraillé et, au lieu de commencer un virage à gauche le voilà qui poursuit en ligne droite. Résultat final: le tram a grimpé sur le trottoir de la Place des Palais et a heurté de front la grille du Parc de Bruxelles. Par chance, il n’y a eu aucun blessé. Un vrai miracle!! Mais cela m’a fait rater mon train [en gare] du Midi!
Le beulemans
Pour les Français, le beulemans, c’est «le belge», ce qui est fort réducteur. C’est la variante bruxelloise la plus connue des francophones de notre pays et d’ailleurs, car elle leur est la plus accessible. Les ouvrages grand public ne détaillent guère les diverses altérations par rapport au français classique qui constituent le fondement de cette savoureuse langue mixte, car, comme l’écrivait Victor Hugo, «ces gens parlent le flamand en français!»
Ajoutez à cela une bonne dose d’humour et d’esprit fort et vous obtenez le beulemans:
Ostracis’m ? Ostracis’m ? Ouïe que je n’aim’ pas ce gharçon!
Tiens wouéïh, ça est mon père sa voiture!
Ne remetteï jamais à demain le verre que tu sais boire ojord’hui!
On notera les traces de flamand successives:
-l’inversion /–isme/ en /–is’m/ (où le /‘/ désigne -un e-muet) dans la prononciation;
-une structure grammaticale flamande: «mon père sa voiture» au lieu de «la voiture de mon père»;
-la confusion entre le /tu/ et le /vous/.
Le marollien d'origine picarde
Le «marollien» est souvent présenté comme «le» flamand de Bruxelles, mais il ne s’agit que de sa variante du centre-ville. Un marollien bien plus original, du XIXe siècle, introduisit progressivement du brussels vloms au franco-picard d’ouvriers wallons venus travailler dans la capitale! C’est la langue utilisée par Roger Kervyn, pour ses «Fables de Pitje Schramouille» (1922).
Un programme de la kermesse dite «d’el Blad» (au pied du Palais de Justice) nous renseigne sur la réalité objective de cette éphémère langue mixte (1830-1930):
Gazette de tout ce qui s’ra à voir avec el Kermesse d’El Blad a l’Marolles, el Samedi 1er jour. El soir, quansqu’i sonneront 9 heures al Port’ d’Hal, venaye ensemble pou l’GRAND TAPTOE de tous les trommeleers d’el garde civique in beurger kleêren qui feront un sortaye dihors avec des vetpotte allumés par Pieje Pottekes. […] Toutes les nobel dames d’el gans d’el rue d’Prévoyance y s’ront invitées. On pourra friquenter avec.
La phrase est française, reprend le /el/ picard et s’enrichit de quelques mots flamands locaux:
Programme de tout ce qui sera donné à voir lors de la Kermesse d’El Blad, dans les Marolles, le samedi 1er jour. Rendez-vous à la Porte de Halle, à 9 heures du soir précise, pour le grand Taptoe [parade musicale anglaise] rassemblant tous les tamboureurs de la garde civique [milice bourgeoise] en civil, qui défileront aux lumières des pots-chandelles allumés par Pieje Pottekes [nom de celui qui les offre]… Toutes les nobles dames des impasses de la rue de la Prévoyance y seront invitées. Il sera permis de flirter avec elles.
Le bargoens(ch)
Le bargoens(ch) est un argot inintelligible du milieu interlope ou des marchands ambulants. Il en subsiste quelques traces: des mots comme tof et poen; des substantifs en –rik ou –erik, comme stoemerik (imbécile) ou loemperik (maladroit).
Il s’agit de la variante «néerlandaise» d’un argot germanique: le rotwelsch, parlé depuis la côte flamande jusqu’à la frontière polonaise. Cet argot est très ancien et a même produit de la littérature (au XVIIIe siècle)! Il a quasiment disparu, même si un regain d’intérêt de la part des linguistes en multiplie les publications de nos jours.
L’intrication du français, du flamand local, d’expressions yiddish et roms, accompagnées de mots créés de toutes pièces dans cette langue produit cette hallucinante version de la prière accompagnant le signe de la croix:
In de noam van de grandige peere, de kiebige kneul en den amante peizerik – Klak pil!
Littéralement: Au nom du Père tout puissant, de son aimable Fils et de l’Esprit-Aimant. Amen !
On y retrouve des mots d’origine française: grandig (grand, puissant); peere (père); amante (aimant). D’autres viennent du flamand: noam (nom); peizerik (du v. peinzen = denken, penser). Certains sont repris du brussels vloms: kneul (knul = gamin). Et s’y ajoutent des spécificités bargoens: kiebige (gentil) ; klak pil (amen = [it.] basta ! L’expression illustre un ‘clap de fin’).
Qu’on puisse encore les entendre dans les rues de Bruxelles ou qu’ils aient complètement disparu, ces parlers ont en commun de mettre en contact du flamand et du français. Et parfois encore d’autres langues. En ce sens, ils sont bien à l’image de la ville où ils résonnaient et où ils résonnent encore à l’occasion.