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littérature compte rendu

«Schervenstad» de Hanan Faour: un déchirement entre vermicelles de chocolat et mloukhiya

Par Hanan Faour, Dirk Vandenberghe, traduit par Sofiane Boussahel
15 mai 2023 7 min. temps de lecture La première fois

Schervenstad (Ville-décombres) de la Néerlandaise Hanan Faour retrace en un récit émouvant la quête de la patrie d’un père et d’un frère.

On ne saura pas précisément ce que la jeune Libano-Néerlandaise Nadine attendait de son arrivée à l’aéroport de Beyrouth, mais une chose est sûre: la réalité n’est pas tout à fait à la hauteur de ses espérances. Tout au plus peut-elle souhaiter que le douanier ait marmonné une formule du genre «bon retour chez vous». Sa connaissance de l’arabe ne lui suffit pas à entretenir une conversation fluide.

Même les retrouvailles avec son frère jumeau Isaac, après une bonne dizaine d’années, la mettent très mal à l’aise. Par bonheur, il écoute sur cassette une vieille chanson de Marco Borsato et Ali B. dans sa Mercedes hors d’âge; elle aurait pu autrement tout aussi bien se trouver dans la voiture d’un parfait inconnu en direction de la ville. Son frère n’est pas un étranger, se dit Nadine, qui malgré tout ne le reconnaît plus.

Les jumeaux Isaac et Nadine ont été séparés à l’âge de quatorze ans lorsque l’union de leur père libanais et de leur mère néerlandaise du Limbourg s’est révélée être un naufrage. Ayant fui par le passé la guerre civile au Liban, le père sent un jour qu’il est temps pour lui de retrouver sa terre natale. Isaac, qui plus est, le suit. Nadine reste au Limbourg auprès de sa mère, un peu évasive: «Je n’étais pas assez importante pour qu’il reste…»

Elle garde la tête haute en imaginant d’autres vies et d’autres mondes. «Dans l’un de ces mondes, c’était ma mère qui partait –en Inde. Ce scénario m’est venu à l’esprit lorsqu’elle s’est inscrite à un cours de yoga à la maison de quartier.» En effet, il y a çà et là une pointe d’humour dans Schervenstad.

Une bonne décennie plus tard, Nadine décide de se rendre à Beyrouth pour répondre aux messages alarmants d’Isaac à propos de la violente explosion qui vient de secouer le port à l’été 2020. L’envie de voir son frère, de retourner dans le pays où elle passait ses vacances d’été quand elle était petite est plus forte que la crainte de ce qu’elle y trouvera.

Made with Flourish

Mais bien au-delà des dégâts matériels dans une ville où règnent les débris et l’odeur de l’essence, les gens sont marqués. Nadine décèle lentement mais sûrement d’autres facettes de son frère, un jeune homme qui veut se battre pour l’avenir du Liban. Isaac entraîne Nadine à des manifestations contre le régime, mais elle ne comprend même pas le slogan inscrit sur ses joues, elle ne se sent pas à sa place dans cette foule en marche. Elle préférerait s’acheter des bijoux dans une boutique qui lui rappelle son enfance.

Sans trop s’appesantir sur des considérations psychologiques ou philosophiques, Hanan Faour décrit le dégel, lent mais certain, de l’attitude de Nadine et la manière dont elle commence à comprendre son frère et à le redécouvrir peu à peu. Toutefois, elle reste d’accord avec son amie Louise pour qui son frère est «le pire idiot qu’elle a jamais rencontré», parce qu’il aurait la possibilité de partir, mais ne le veut pas. Or, il en va aujourd’hui pour Isaac, comme il en était autrefois pour lui aux Pays-Bas: vouloir partir d’un endroit est une chose, ne pas pouvoir y rester en est une autre.

Nadine réapprend à connaître sa famille et ses amis en compagnie d’Isaac. Les rapports avec le père se révèlent difficiles, elle se sent en fin de compte encore laissée sur la touche. Mais ses grands-parents sont attendrissants et cuisiner en famille est l’occasion de réunions chaleureuses. Elle peut aider à préparer les feuilles de mloukhiya. Les ustensiles: deux poêles, une passoire, un pilon, une famille.

Et pourtant, même ces festivités où se pressent souvent la moitié d’un village mettent Nadine mal à l’aise. Elle ne comprend pas la langue et voit les regards étonnés se poser sur Isaac et sur elle. «Comme s’il était le canevas et moi, une déclinaison expérimentale qui ne marche pas tout à fait droit.»

Schervenstad est donc l’histoire de retrouvailles avec un père ayant abandonné sa fille, de retrouvailles entre des jumeaux autrefois inséparables, et qui en avaient fait le serment, en des temps plus insouciants. Mais c’est aussi l’histoire de la découverte d’un pays, d’une culture, d’une mentalité.

Hanan Faour réussit à entrecroiser ces deux itinéraires, et elle le fait dans de jolis tableaux souvent émouvants, sans verser dans le sentimentalisme. Elle a l’œil pour les détails significatifs, comme lorsqu’elle place des vermicelles aux fruits dans la valise d’Isaac au moment de son départ définitif, au lieu de véritables vermicelles de chocolat. En outre, ses métaphores sont souvent poétiques: elle dépeint sa grand-mère comme faite de papier crépon. «Tout y est si fragile que cela devient transparent et peut se déchirer à chaque instant.»

Se gardant de toute leçon de morale, Hanan Faour donne corps à l’idée selon laquelle on trouvera toujours des raisons de rester à un endroit, mais aussi des raisons d’en (re)partir. Nadine s’en est allée au Liban avec la motivation d’aider son frère, sa famille et les gens à déblayer les gravats. Mais elle se demande combien de temps cela restera crédible. Sans doute est-il plus important de s’attaquer aux gravats laissés par la séparation, et c’est ce qu’elle fait. Ou peut-être n’est-il pas nécessaire qu’elle choisisse? Sans doute le choix entre son propre pays et soi-même n’est-il en aucun cas une nécessité?

Hanan Faour, Schervenstad, De Geus, Amsterdam, 2022.

Après l’explosion

Après le départ d’Isaac, tout a changé. On était désormais tous deux chargés du même magnétisme, tantôt positif, tantôt négatif, qui nous procurait la sensation que tout dans le monde, branche, pierre ou goutte d’eau se mettait à frémir dès qu’on se retrouvait à proximité l’un de l’autre.

Inconsciemment, on évitait chaque occasion de se croiser: Isaac réservait des billets pour les Pays-Bas à des périodes où j’assistais à des festivals à l’étranger; une semaine après un séjour à Nicosie dont je ne l’avais pas informé, j’ai vu des photos d’un mariage auquel lui et ses amis avaient assisté sur la partie grecque de Chypre; il y a deux ans, quand il a rendu visite par surprise à maman pour Noël, j’étais à Londres avec Roos, Léna et Inès. Trois jours plus tard, lors de mon retour, une panne de train m’a empêchée d’arriver à la maison avant 23 heures: j’ai manqué Isaac tout juste parti à Düsseldorf chez un ami.

Si je m’attarde sur les moments dont nous nous sommes, et dont nous nous sommes privés l’un de l’autre, sans nous en rendre compte, j’en ai mal au cœur. Tout ce que nous avons raté:
chacun de nos anniversaires, ceux de nos parents et grands-parents, les fanions marqués d’un 18, d’un 50 ou d’un 75 que l’on colle sur la porte d’entrée;
le stress partagé des périodes d’examens pendant lesquelles on se croise par hasard dans la cuisine à trois heures du matin autour d’un paquet de cornflakes, en nous efforçant de psalmodier par cœur les passages les plus marquants de notre manuel d’histoire;
les virées à IKEA, afin de meubler notre intérieur, et pour lesquelles il nous faut louer un van parce que les matelas n’entrent pas dans la voiture;
l’obtention du permis de conduire, que j’ai eu en premier et lui six mois après, nos disputes pour savoir qui va prendre la voiture le vendredi soir, le premier passage au McDrive;
nos premières grandes amours et nos premières grandes peines de cœur;
toutes nos blagues à nous qui auraient pu fuser pendant un dîner, un trajet en voiture, en train, nos vacances ou les petits déjeuners dominicaux;
nos onze années, quatre mille jours et des poussières, six millions de minutes ou presque l’un sans l’autre,
j’ignore si on pourra le rattraper.

Est-il encore mon frère ou bien un étranger avec qui j’ai partagé un utérus? Quel sens accorder à notre patrimoine génétique si je ne me souviens pas de sa voix autrement que grâce à un intermédiaire électronique, ni s’il est du matin ou du soir, quelles boissons il commande au restaurant et ni à quel point les poches sous ses yeux sont marquées après une nuit blanche? Je vois mon réparateur de vélo plus souvent que je ne téléphone à Isaac.

Le chapitre initial du premier roman Schervenstad de Hanan Faour a été traduit en intégralité, en collaboration avec Daniel Cunin et à l’invitation de la Vertalershuis Amsterdam (maison de la traduction), dans le cadre de la Vertalersfabriek (L’atelier de traduction) du mois de novembre 2022.
Faour hanan min

Hanan Faour

écrivaine

Dirk_Vandenberghe

Dirk Vandenberghe

journaliste indépendant

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