Scruter le miroir familial : «Fonny» de Lieve Joris
Lieve
Joris (° 1953) nous a habitués à ce que Michel Le Bris nomme «une
littérature-monde». Un
cas de force majeure l’oblige à revenir au berceau: l’accident
de son frère Fonny, titre de ce récit si personnel et universel.
«Partir
en voyage, c’est ressentir la joie que chaque tournant ouvre un
autre paysage», telle est la philosophie de
vie de Lieve Joris. Celle qu’elle applique de livre en livre, celle qui l’a
encouragée à s’aventurer vers d’autres contrées, en Afrique ou
au Moyen-Orient. Des univers à mille lieues de celui d’où elle est
originaire. Quoique… N’est-elle pas également issue d’une
immense tribu? Née à Neerpelt, village du Limbourg belge, elle
étudie la psychologie et le journalisme. Son envol, à 19 ans, est
fulgurant. Jeune fille au pair ou grand reporter, elle a l’art de
la débrouille et du contact humain, qui lui permet d’ouvrir les
portes des maisons et des cœurs. Ainsi, les gens lui confient leur
histoire, leurs déboires et leurs espoirs.
C’est
ce qui fait le sel de tous ses récits (ex. Les
Portes de Damas,
Sur les
ailes du dragon,
Ma cabine
téléphonique africaine).
Ils remportent de nombreux prix, pour l’ensemble de son œuvre. Le
premier, Mon oncle
du Congo,
partait sur les traces d’un grand-oncle dans un pays qui n’a
cessé de la fasciner. Mais à force de se spécialiser dans
l’ailleurs, elle a tenté d’oublier son propre pays: la Belgique et plus
particulièrement, la Flandre profonde.
Un
cas de force majeure l’oblige à revenir au berceau: l’accident
de son frère Fonny, titre de ce récit si personnel et universel.
Grièvement blessé, il est plongé dans le coma. Il en allait de
même du passé de l’auteure, qui lui saute soudainement à la
figure. Les souvenirs affluent et l’envahissent sans prévenir.
Lieve Joris les accueille sans dresser aucun rempart. Après avoir décrit tant
d’existences, aux quatre coins de la planète, elle déterre cette
enfance qui l’a poussée à découvrir de multiples horizons. Le
sien a longtemps été confiné à un village et à une famille,
composée de neuf petits. Comment trouver son identité dans cette
multiplicité? Elle
a besoin de s’isoler, afin de constituer sa future indépendance.
«C’est bien beau, célébrer la
vie, ne pas laisser les autres me voler ma richesse intérieure. J’ai
peur de me pétrifier ici.» Par
chance, sa maison est accolée à celle de sa grand-mère chérie,
chez laquelle elle aime se réfugier.
«Je suis une fillette heureuse. Je grandis dans ce nid en
continuelle expansion. Je me sens aimée et protégée par Bobonne.»
Comme si elle faisait écran entre sa
petite-fille et le reste du monde.
«J’étais non seulement une enfant
de Bobonne, mais aussi une fille de la campagne.» Une
fille qui refuse d’entrer dans le moule du mariage. Parmi la
fratrie, Fonny n’est pas, non plus, du genre classique. «Il
se sent né pour devenir un héros», mais son côté autodestructeur
lui arrache toutes ses plumes.
Peu
à peu, Lieve et les siens ont assisté à la déchéance de Fonny. «Ce frère
si séduisant, qui m’en imposait dans sa jeunesse, que j’admirais
et craignais, aimais et haïssais – le vide qui souffle en lui
m’effraie.» Son charisme s’est étiolé
et n’a fait qu’entraîner ses proches dans la spirale infernale
des reproches, de la culpabilité et de l’impuissance. Que de
sueurs froides pour ses parents, pourtant si aimants. Lors d’une
énième cure de désintoxication, Fonny avoue lucidement que
«enfant, déjà, j’étais dans de bien mauvais draps. J’avais
peur, je me sentais seul et rejeté. En pleurant, je désirais de
l’amour.» En quoi nous renvoie-t-il à nos propres fragilités?
Joris est bien obligée de renouer avec les siennes pour avancer.
Elle redécouvre son père qui rêvait de devenir écrivain. Quel
chemin a-t-elle parcouru pour se rapprocher de ce passé? «Tu
dois te libérer de ta famille», lui
recommande un être cher, mais on ne coupe pas le cordon impunément.
Tout
en pudeur et en émotions, Lieve Joris nous parle de cette entité
qui marque nos personnalités. De ces non-dits qui l’ont
inconsciemment orientée vers l’écriture.
Déboussolée
face à ce frère perdu, elle se crée une boussole mentale au fil
des pages. Un poème de Tagore dit: «Si tu
vois la porte fermée, reviendras-tu pour cela? Il faut, jour après
jour, que tu la pousses.» C’est
exactement ce qu’elle fait au sein de ce livre, qui nous encourage
à scruter notre propre miroir familial. Que trouvera-t-on en
poussant cette porte? Peut-être une part essentielle de soi…