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Séparés et pourtant ensemble: les portraits de Marten Soolmans et d’Oopjen Coppit par Rembrandt

Par Friso Lammertse, traduit par Chloé Bracaval
20 octobre 2020 7 min. temps de lecture Les maîtres anciens

En 1634, Rembrandt a peint les portraits des époux amstellodamois Marten Soolmans et Oopjen Coppit. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, ces deux tableaux uniques ont été transférés à Paris, où ils ont longtemps fait partie de la collection d’œuvres d’art de la famille Rothschild. Lorsque, tout récemment, une licence d’exportation a été accordée pour les deux portraits, des chamailleries ont éclaté au plus haut niveau politique entre les Pays-Bas et la France. Une solution pragmatique a tout de même fini par être trouvée.

Le pied droit d’Oopjen Coppit a enchanté le critique français Théophile Thoré. Cette découverte a eu lieu lors de son voyage aux Pays-Bas en 1856, alors qu’il admirait la collection d’œuvres d’art de Willem van Loon. Bien que le pied enfoui dans une pantoufle blanche ne constitue qu’un détail dans un tableau dominé par une imposante robe noire, il a profondément touché l’amateur d’art. «Où diable Rembrandt, soupire-t-il, a-t-il rêvé tout cela?» Avec son pendant sur lequel est représenté le mari d’Oopjen, Marten Soolmans, la toile représentait, à ses yeux, le point culminant de la collection située au Herengracht
amstellodamois.

Quelque vingt ans plus tard, cette collection, comprenant les deux Rembrandt, a été vendue à la famille Rothschild pour la somme astronomique de trois millions de francs de l’époque. Une vague d’indignation a déferlé sur les Pays-Bas; le gouvernement néerlandais a tenté, en vain, de conserver les œuvres. Il n’était pourtant pas si surprenant de voir les tableaux partir pour Paris. C’est précisément dans les décennies précédentes que le prestige des peintres hollandais du XVIIe siècle en France, et celui de Rembrandt en particulier, avait fortement augmenté. Thoré lui-même y avait largement contribué. En tant que républicain convaincu qui avait fui son pays natal après la révolution de 1848, il avait couvert d’éloges la peinture de la République du XVIIe siècle, sous le nom de plume révélateur de W. Bürger. Les citoyens néerlandais s’étaient arrachés à l’emprise du régime autocratique espagnol et selon lui ils avaient non seulement créé un nouveau pays, mais également un nouvel art: un art qui célébrait la vie quotidienne et s’éloignait de l’art italien idéalisé qui représentait à ses yeux les conceptions exécrables de la noblesse. Il affirmait que les peintres néerlandais devaient servir d’exemples aux artistes de son époque. À ses yeux, Rembrandt était le guide d’un nouvel art réaliste qui allait défendre les idéaux et les valeurs de la bourgeoisie. Thoré estimait que l’apparition d’Oopjen Coppit ferait pâlir les «ladies de la cour de Charles Ier
peintes par Van Dyck».

Scandale politique

Les deux toiles ont mené une existence secrète à Paris. Les amateurs de Rembrandt le savaient, mais ils n’étaient que quelques-uns à avoir pu admirer les oeuvres. En 1956, elles ont été prêtées dans le cadre d’une exposition à Rotterdam et à Amsterdam, avant de disparaître derrière les portes de la maison peu accessible de la famille de banquiers. La vie anonyme de ces œuvres a brutalement pris fin en mars 2015, lorsque le gouvernement français a accordé une licence d’exportation pour les tableaux.

La presse française s’est offusquée de cette décision, qui réjouissait évidemment les Pays-Bas. Bientôt, des représentants du Rijksmuseum amstellodamois se sont rendus à Paris chez Éric de Rothschild. Le propriétaire leur a donné jusqu’à la fin du mois de décembre pour rassembler les 160 millions d’euros qu’il en demandait. Bien que le musée ait prévu d’acheter lui-même les toiles, on a également pris contact avec le Louvre. L’idée de vendre une œuvre à chacun des deux musées a été abandonnée parce que le propriétaire refusait de voir séparer des tableaux unis depuis près de 400 ans. Le Rijksmuseum s’est alors posé la question de savoir où il pouvait trouver cette somme colossale; jamais auparavant on n’avait demandé autant pour deux tableaux de maîtres anciens. Il était clair que dénicher un tel montant s’avérerait pratiquement impossible si l’on était complètement dépendant du soutien de particuliers. Pourtant, le ministre a déclaré qu’aucun fonds supplémentaire ne serait accordé. Une ouverture s’est faite lorsque Alexander Pechtold, historien de l’art de formation et leader du parti libéral de gauche D’66, a convoqué ses collègues présidents de groupe à la Seconde Chambre. Lors d’une réunion à huis clos, le soutien de la Chambre a été quasi unanime pour demander au gouvernement néerlandais de mettre la totalité de la somme à disposition. Un journal qui avait eu vent du résultat a publié la nouvelle (prématurée) du transfert des deux œuvres aux Pays-Bas, ce qui a piqué au vif le ministre français de la Culture. Malgré la promesse de licence d’exportation, la France a menacé de déclarer l’une des œuvres monument national, ce qui rendrait impossible sa sortie du pays. Ce qui avait débuté comme une tentative audacieuse de la part d’un musée d’acheter deux précieuses œuvres d’art s’est transformé en quelques mois en un scandale politique entre deux pays européens.

Ensemble pour une Europe unie

Mais en quoi ces œuvres étaient-elles si particulières pour intéresser à ce point des ambassadeurs, des députés et des ministres? Les deux personnes représentées n’étaient pas des célébrités. Marten était le fils d’un marchand anversois, qui s’était réfugié à Amsterdam à la fin du XVIe siècle et y avait fait fortune en tant que propriétaire d’une sucrerie. Il a étudié à Leyde et est mort à l’âge de vingt-huit ans, bien avant que sa carrière ait pu vraiment démarrer.

Oopjen était la fille d’un marchand et régent dont la famille vivait à Amsterdam depuis plusieurs générations. Après la mort de Marten, elle s’est remariée avec le capitaine Maerten Daey ; elle est décédée à Alkmaar, à l’âge avancé de 78 ans. L’intérêt des tableaux ne tenait donc pas à leurs personnes, mais à la façon dont elles étaient représentées.

Cette paire d’œuvres est la seule où Rembrandt ait peint deux personnages en pied et en grandeur nature. Ce genre de portrait était à l’origine réservé aux empereurs, aux rois et à la plus haute noblesse. Ce n’est que quelques années avant que Rembrandt ne peigne ce couple en 1634, que certains bourgeois d’Amsterdam ont commencé à être représentés de cette manière. Pareils portraits de Marten Soolmans et Oopjen Coppit témoignent donc de l’assurance de l’artiste, mais plus encore de celle des sujets. Leur confiance en eux s’exprime particulièrement dans leurs riches vêtements. La jeune épouse a opté pour une robe de soie noire passementée et pour une collerette de dentelle ouvragée à la flamande; un éventail de plumes à poignée d’or et un voile noir complètent sa tenue. Des perles harmonisées de différentes tailles ornent ses boucles d’oreilles, son collier et ses bracelets. Le mari, lui, avait choisi un costume en soie plissée rehaussé de rosettes blanches à la taille; ses jarretières étaient garnies d’un nœud de dentelle argentée et ses chaussures à talons hauts surmontées de rosaces en dentelle. On ne pouvait être plus à la mode en 1634 à Amsterdam. Le voile d’Oopjen, qui protégeait du soleil son teint pâle, indique que les tableaux ont été entrepris durant l’été, peut-être peu avant ou après la naissance de leur fils, Hendrik, baptisé le 25 juillet 1634. Rembrandt a réussi à donner aux portraits du mouvement, de l’attrait. Il le doit à son talent, bien sûr, mais il se peut que son état d’esprit du moment lui ait procuré un élan supplémentaire.

En 1631, il avait quitté sa ville natale de Leyde pour tenter sa chance à Amsterdam. En un rien de temps, il est devenu le meilleur portraitiste de la ville. Mais ce n’est pas tout : alors qu’il réalisait ces toiles, il a épousé la belle Saskia Uylenburgh, la nièce de son marchand d’art.

Les portraits de Marten et Oopjen constituaient sans doute un souvenir de leur mariage célébré un an auparavant. Les époux étaient jeunes, même pour leur époque: il avait vingt ans et elle, vingt-deux. On ne sait pas s’il s’agissait d’un mariage arrangé ou du véritable amour. Pour le spectateur (et c’est en cela que réside le don de Rembrandt), ils semblent rayonner d’un bonheur naissant. Cette raison pourrait à elle seule expliquer la volonté des Pays-Bas et de la France de posséder ces œuvres. Mais les toiles ne constituent pas seulement un miracle parce qu’elles ramènent le spectateur à deux individus d’une époque révolue. Au fil du temps, les tourtereaux, qui menaient apparemment une vie peu remarquable, se sont révélés être bien plus que cela: ils sont devenus des symboles de l’assurance et de la prospérité de la jeune République néerlandaise.

Il s’agit donc de tableaux uniques. Mais il ne fait aucun doute que la vente elle-même ne pouvait que déboucher sur des chamailleries internationales, car le prestige de deux pays était en jeu. La ministre française et son homologue néerlandais, tous deux sociaux-démocrates, y ont rapidement vu une excellente occasion d’exprimer leur passion commune pour une Europe unie: chacun des deux pays achèterait une œuvre, mais les toiles resteraient ensemble et seraient exposées alternativement au Louvre et au Rijksmuseum, chaque fois pour une période de cinq ans. Dès que cela serait arrangé, il ne restait plus qu’à décider de l’attribution officielle de chaque tableau. Le Rijksmuseum a rapidement exprimé sa préférence pour le portrait de Marten Soolmans portant la signature du maître. Le Louvre s’est montré plus que satisfait avec Oopjen Coppit, dont le pied avait profondément ému Théophile Thoré quelque 150 ans plus tôt.

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Friso Lammertse

conservateur au «Rijksmuseum» d'Amsterdam

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