Partagez l'article

Lisez toute la série
littérature compte rendu

Seuils du deuil: «Des bons gars» d’Arnon Grunberg

18 octobre 2021 4 min. temps de lecture Arnon Grunberg

Si la perte d’un enfant entraîne forcément une peine incommensurable, l’écrivain néerlandais Arnon Grunberg parvient à lui donner une tournure étonnante dans le roman Des bons gars. À travers la voix d’un père de famille, il scrute les dégâts et les répercussions jusque dans les sphères les plus intimes de son couple et de son être. Point de pathos, juste l’histoire d’un homme qui cherche à renaître.

Beaucoup d’hommes rêvent d’être des superhéros, mais la réalité les ramène bien souvent à leur triste sort de mortels aux pouvoirs limités. Geniek Janowski a poussé le fantasme jusqu’au bout en devenant pompier. «Il l’était à sa manière, audacieux, il voulait sauver ce qu’il y avait à sauver. Il voulait tendre une main secourable.» Une position honorable pour ce bon bougre qui se fait appeler «le Polonais». Installé à Heerlen (ville dans le Limbourg néerlandais), il coule des jours stables et heureux au sein de sa famille. Ainsi, il est fier d’être le père de deux garçons, dont Borys, l’aîné, enfant précoce d’une grande fragilité émotionnelle. «Son garçon ne parlait pas aux gens, son garçon parlait aux animaux.» C’est pourquoi il semble trouver refuge auprès d’une ponette malade, condamnée à croupir dans son box. Il règne visiblement un lien réconfortant entre ces deux êtres souffrants.

Toutefois, un drame déchirant vient perturber cet équilibre précaire… Borys meurt soudainement, écrasé par un train. Ses parents sont évidemment dévastés. Comment surmonter une telle douleur, impossible à partager? Si le Polonais n’a pas pu sauver son propre fils, comment peut-il encore se percevoir comme une figure paternelle? Rongé par la culpabilité et le chagrin, «il n’était pas un père, mais qu’est-ce que c’était un père? Quelqu’un qui baisait fort la mère de ses enfants?» Difficile d’assurer sa virilité du côté de Wen, tant chacun a besoin de ronger son frein et ses frustrations à sa façon. «Il prenait conscience que son mariage était fait d’un garçon mort, que c’était un garçon mort qui le liait à sa femme, la mort teintait sa vie, son amour, son désir.» Pas étonnant que ce dernier en pâtisse solidement.

C’est là qu’une autre épouse s’immisce de manière fracassante dans l’existence perturbée du Polonais. Mme Beckers est mariée à l’un de ses collègues les plus dévoués. Entre eux, les corps prennent le relais pour assouvir ce désir qui pousse inconsciemment le protagoniste à renouer avec la vie. «La véritable consolation était la consolation interdite.» Lui, qui refuse désormais de collectionner les occasions manquées, culpabilise de cette relation secrète qui l’entraîne vers les recoins les plus obscurs de son désir et de son vide intérieur. En dépit de leurs échanges perturbants, il sent le besoin de poursuivre ce lien charnel. Quelque chose de neuf s’ouvre littéralement en lui…

Ce petit génie des lettres néerlandaises n’a pas sa langue dans «sa plume» pour décrire les tabous du corps, de l’innommable et des failles invisibles

À la maison, l’ambiance est toutefois tendue. Impossible de se concentrer sur l’enfant restant, tant le fantôme de Borys est omniprésent. Ses parents font pourtant tout pour rester unis face à l’adversité. «Le fait qu’il ne soit plus ici, ça nous appartient à tous les deux.» Certes, mais au quotidien il n’en est rien, tant l’écart se creuse entre le Polonais et sa femme. «Il faut qu’on reste ensemble, dit-il. Pour nos garçons. Notre garçon ne pourra pas être remplacé. Les enfants, ça ne se remplace pas.» Il en va de même de la tristesse qui fait son nid au sein de ce foyer endeuillé. Cela finit inévitablement par faire jaillir les tensions, les reproches et les conflits. Bien que chacun donne du sien pour colmater les brèches, la chute semble inévitable. Mais la vitalité et l’amour n’ont pas dit leur dernier mot… Ils s’affrontent sur le ring des existences malmenées. Arnon Grunberg en est un spécialiste. Ce petit génie des lettres néerlandaises n’a pas sa langue dans «sa plume» pour décrire les tabous du corps, de l’innommable et des failles invisibles. Né à Amsterdam, en 1971, il collectionne les plus grandes récompenses littéraires dans la néerlandophonie. Sa famille s’est construite sur les ruines de l’histoire. Si son père a survécu à la Seconde Guerre mondiale en étant caché, sa mère est revenue d’Auschwitz. Un récit que l’auteur a relaté dans son premier livre autobiographique.

Depuis, ses romans – comme Le Messie juif, Notre oncle, Tirza ou Taches de naissance – ont la particularité d’osciller entre ombre, lumière, humour, déchirements et amour. On retrouve ce ton décalé, qui n’appartient qu’à lui, dans ce roman décortiquant la psyché d’un couple confronté à la mort, l’usure, l’infidélité et le quotidien dépourvu de rêverie. Mais il s’agit avant tout d’une histoire de survie. «Les jolis mots ne sont pas une consolation. Il faut continuer. C’est ça la consolation.»

Arnon Grunberg, Des bons gars (titre original: Goede mannen), traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Isabelle Rosselin & Philippe Noble, éditions Chambon (Actes Sud), Arles, 2021, 496 p.
Kerenn Elkaïm

Kerenn Elkaïm

critique littéraire

Commentaires

La section des commentaires est fermée.

Lisez aussi

		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [00000000000026790000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)