18 jeunes écrivains de Flandre et des Pays-Bas donnent la parole à un objet de l’exposition Slavernij (Esclavage) du Rijksmuseum à Amsterdam. Shimanto Reza a écrit une lettre en s’inspirant d’une carte du golfe du Bengale, dessinée vers 1695.
© Archives nationales, La Haye
Lignes
Mon amour,
Merci pour votre lettre. Je me demande juste si vous avez vu le document que j’ai joint à ma dernière missive? C’était une copie de ma carte qu’ils vont utiliser comme modèle pour l’atlas d’Afrique et d’Asie de M. de Graaff – un bond en avant pour la compagnie (dont votre époux est l’un des initiateurs). Avez-vous remarqué la finesse des lettres? Ou auriez-vous préféré voir une baleine et son jet d’eau dans l’océan, des temples dans les terres? Vous comprendrez que je n’ai pas de temps à perdre avec ce genre de décors frivoles. Je suis un homme d’affaires doublé d’un patriote, mes cartes remplissent la fonction à laquelle elles sont destinées. D’autres passent ici des journées entières à mesurer jusqu’aux moindres ruisseaux non navigables, chaque méandre précis, comme s’il s’agissait de voies secrètes menant à l’eldorado. On trouve même sur leurs cartes des illustrations détaillées de bêtes terrestres. (Peut-on encore parler de cartes, lorsqu’on ne distingue plus les frontières? Avez-vous noté l’épaisseur de ma ligne côtière?) Sans parler de leurs carnets de croquis personnels! Des pages et des pages qui débordent de clochers à bulbe, de pointes de chaussure recourbées, de bouts d’étoffe collés, de portraits aux bouches expressives et aux yeux tarabiscotés encadrés de longs cils. Si quelque chose m’attire ici, ce n’est pas la crasse des terres, mais bien l’océan la nuit – cette couverture d’un noir mat qui, comme une forêt côtière orientale, semble dissimuler les fertilités oubliées du monde. Sous la clarté de la lune, j’en deviendrais presque lyrique, mais le soleil du matin réduit mes mots en cendres et me rappelle au jour, avec ses frontières et ses devoirs.
Le terme «devoirs» est trompeur – en fin de compte, je fais tout cela pour vous et les enfants, ne l’oubliez pas. Même le soir, quand je m’occupe de la correspondance et des cartes, je pense à vous. «La compagnie ne vous embauchera jamais avec cette écriture, c’est encore pire que votre père et ses pattes de mouche de paysan», m’avez-vous dit il y a des années. Je peux si bien me remémorer votre voix, dans le silence qui entoure ma table de travail, que je sens presque sur ma joue la chaleur du feu de notre cheminée.
Peut-être qu’un peu de compagnie ne me ferait pas de mal, pendant ces soirées solitaires. Mais comment en trouver dans cette obscurité! Un autre serviteur de la compagnie partage le feu de ses travailleurs. Leurs mains plongées dans une seule et même marmite, ils pétrissent des boules de pâte gluante. Et je crois l’avoir entendu parler avec eux dans leur langue. Il s’imagine qu’ils lui racontent des vérités cachées quand il vient s’asseoir devant leur four, comme s’ils oubliaient qu’il doit faire régner la discipline au matin. Où finirons-nous, si nous laissons s’estomper jusqu’à ces frontières-là? Quand j’y réfléchis trop longtemps, je succombe au vertige, je dois me rappeler ce qui compte – vous tous, dans notre si lointaine maison! Qu’il est merveilleux de vous imaginer assis ensemble autour de ma carte à la lueur du feu de cheminée, en train d’évoquer mon courage. Cela me donne la force d’accomplir jour après jour mon devoir sans plier.
Affectueusement,
Votre époux