Simon Stevin, (1548-1620), l’Archimède flamand
Simon Stevin est l’un des plus grands savants de l’histoire de la Belgique. Il n’était pas seulement mathématicien mais aussi physicien et il aspirait à rapprocher science et technologie. Ses premiers travaux portent sur les mathématiques. Toutefois, les solutions proposées comportaient aussi d’importantes retombées pratiques. Et c’est ainsi que Stevin s’oriente de plus en plus vers les sciences appliquées: il invente par exemple un nouveau moulin à l’eau, il construit un char à voile, il améliore les méthodes de comptabilité, etc. Ce qui est également remarquable, c’est qu’il publia ses nouvelles théories scientifiques en néerlandais, ce qui leur assura une meilleure diffusion. Convaincu de l’excellence du néerlandais comme langue scientifique, il y introduisit un certain nombre de termes nouveaux.
Lorsqu’en 1837, Adolphe Quetelet, premier directeur de l’observatoire belge à Bruxelles, visitait la rotonde de l’université de Gand en compagnie de l’astronome français François Arago, ce dernier déplora que la belle salle ne fut pas ornée de statues de célébrités belges du monde scientifique et artistique. Quetelet lui demandant quel Belge pouvait représenter les sciences mathématiques, Arago répondit sans hésitation aucune: «Simon Stevin, le véritable fondateur d’une des plus belles découvertes généralement attribuées à Pascal!» Stevin était non seulement un mathématicien, mais aussi un physicien, et il fut un pionnier du rapprochement entre la science et la technologie, a une époque où l’évolution technique se fondait toujours sur l’expérience et le métier des artisans.
Enfant naturel d’Anton Stevin et de Catherine vander Poort, Simon Stevin naquit à Bruges en 1548. C’était l’époque trouble de l’essor du protestantisme et des persécutions auxquelles il donnait lieu et qui étaient particulièrement violentes en Flandre.
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Nous ne disposons guère d’informations sur sa jeunesse. Jeune homme, il a travaillé à Anvers, devenu le centre du commerce maritime par suite de l’ensablement du port de Bruges. Il y était probablement comptable d’une entreprise commerciale allemande qui avait quitté Bruges peu de temps auparavant. Par la suite, il aurait effectué un voyage jusqu’à Dantzig et, via la mer Baltique, jusqu’en Norvège, sans que nous en connaissions exactement ni le but ni la raison. En tout cas, en 1577 il était de retour à Bruges, où il remplit pendant quelque temps la fonction de commis dans les services financiers du Franc.
Mais les Pays-Bas vivaient depuis des années déjà sous le joug de la tyrannie espagnole. Depuis 1540, nombre de Flamands intelligents et influents, qui avaient choisi la liberté ou étaient favorables à la Réforme, avaient, en plusieurs vagues d’émigration, quitté nos contrées, d’abord en direction de l’Angleterre et de l’Allemagne, puis, à partir de 1577, en prenant presque exclusivement le chemin des Pays-Bas septentrionaux, qui avaient conquis leur liberté sous Guillaume le Taciturne. Les meilleurs artisans flamands et l’intelligentsia flamande y préparèrent le Siècle d’or hollandais. Parmi eux, il y avait Simon Stevin, que nous retrouvons a Leyde en 1581.
«La merveille n'est pas merveille»
Stevin fit publier à Anvers, en 1582, chez le maître imprimeur Christophe Plantin, des tables d’intérêts qu’il avait rédigées, un opuscule qui doit certes avoir eu du succès, car précédemment, le calcul de l’intérêt s’effectuait toujours dans le secret et faisait partie des problèmes mercantiles difficiles, comme il ressort notamment du fait que le comptable compétent et talentueux qu’était Stevin avait commis dans ses tables des erreurs, qu’il rectifia ultérieurement dans leur traduction française.
A titre de récompense pour sa défense héroïque contre les Espagnols, la ville de Leyde avait été dotée, en 1575, d’une université destinée à remplacer les universités catholiques de Louvain et de Paris, avec lesquelles le contact était rompu. Au sein de cet établissement d’enseignement supérieur, non imprégné de la tradition scolastique des vieux foyers de la science, la recherche et l’expérimentation se virent octroyer une place de choix. Simon Stevin s’y inscrivit comme étudiant, le 16 février 1583, à l’âge de trente-cinq ans!
Nous ignorons ce qu’il y a étudié ou réalisé, mais ses publications des années suivantes permettent de conclure qu’il y a travaillé avec acharnement, bien qu’il dut pourvoir à son entretien en tenant les livres comptables de certains marchands
Il devait cependant s’être déjà sérieusement appliqué aux mathématiques avant ses études universitaires, car en 1583 même, il publia un traité concernant des problèmes de géométrie compliqués, rédigé initialement en latin et qui n’était sûrement pas un travail d’amateur: Problematum Geometricorum. Deux ans après, en 1585, il faisait paraître simultanément en version néerlandaise et française (De Thiende – La Disme), une dissertation révolutionnaire, qui recommandait et élaborait le système du calcul au moyen de fractions décimales.
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Bien que Stevin ne fût pas l’inventeur des fractions décimales – d’autres mathématiciens en avaient déjà traité sommairement, ce qu’il ne sut que plusieurs années plus tard -, son ouvrage contribuait en tout cas à ce que l’on apprit à les utiliser et à les appliquer dans des opérations de calcul. Il prônait également l’instauration d’un système décimal de poids et de mesures et sa substitution à la confusion existante, qui était une entrave à l’industrie et au négoce. Mais il fallut attendre encore deux siècles avant que cette conception ainsi que le système métrique fussent graduellement mis en pratique. Stevin écrivit en outre, en français, L’Arithmétique, ou c’est principalement l’algèbre qui se trouve rénovée et simplifiée. Grâce à un langage plus précis et à l’introduction de nouveaux signes, il s’approche beaucoup de l’écriture algébrique actuelle.
Ses découvertes importantes, toutefois, se situent dans le domaine de la mécanique, sur laquelle il publia trois petits volumes qui constituent véritablement la base de la statique et de l’hydrostatique modernes, auxquelles plus rien n’avait été ajouté depuis Archimède.
Plus tard, ces trois petits ouvrages formèrent avec d’autres dissertations ses Wisconstige Gedachtenissen (Mémoires mathématiques). Snellius les traduisit en latin dans ses Hypomnemata Mathematica (1608), et en 1634 parut une traduction française, réalisée par Girard, sous le titre Les Œuvres Mathématiques de Simon Stevin de Bruges.
Les deux premiers tomes traitent de la statique: de l’équilibre des corps, et plus particulièrement de leur équilibre sur un plan incliné ; du centre de gravité de figures planes et de corps solides; des leviers et de la balance. En étudiant le plan incliné, Stevin découvrit le célèbre parallélogramme des forces. La solution qu’il apporta au problème de la composition des forces était si adroite et si simple que dorénavant, il en mit l’esquisse, tel un blason, en exergue à ses œuvres en y ajoutant, comme devise: «Wonder en is gheen wonder» (La merveille n’est pas merveille), marquant ainsi son étonnement que les merveilles de la nature puissent être comprises par l’intelligence humaine.
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Le tome trois aborde l’hydrostatique et formule:
1. le paradoxe de l’hydrostatique qui dit que la pression sur le fond d’un récipient est indépendante de la forme de ce récipient, affirmation effectivement paradoxale à première vue;
2. le principe de l’égalité de pression dans toutes les directions, communément appelé «principe de Pascal» mais dont la paternité revient en fait à Stevin, quoiqu’il faille ajouter que c’est Pascal qui, dans son Traité de l’équilibre des liqueurs (1663), intégra ces principes fondamentaux a la mise en système de l’hydrostatique.
De la théorie à la pratique
Bien que ses opuscules consacrés à la mécanique ne traitent pas de la dynamique, Stevin s’est également consacré à l’étude du mouvement. Déjà vers 1585, en compagnie de J.C. Groot, bourgmestre de Delft, il serait monté dans cette ville, sur un bâtiment haut de trente pieds, et de cette hauteur ils auraient laissé tomber deux boules de plomb de volume inégal sur une planche au pied du bâtiment. De la constatation qu’ils n’entendirent qu’un seul coup, on pouvait déduire que – contrairement à ce qu’Aristote avait enseigné et à ce que l’on avait admis pendant des siècles en s’appuyant sur son autorité -, dans la chute des corps, les vitesses ne sont pas proportionnelles aux masses.
Stevin était un ardent défenseur du système héliocentrique de Copernic
Stevin a encore à son actif d’autres découvertes dans le domaine de la physique théorique, notamment en matière d’optique et de perspective, mais à partir de 1586, il s’orienta principalement vers les sciences appliquées. Il convient, cependant, de mentionner encore ses dissertations sur la cosmographie et la géographie, et ce en raison de quelques curiosités. Stevin était un ardent défenseur du système héliocentrique de Copernic, que nombre de savants de l’époque considéraient encore comme une absurdité, et y apporta même quelques corrections. Dans ses traités de géographie, il formula la théorie du flux et du reflux et, dans ce contexte, songea à l’influence exercée par la lune et il établit aussi une méthode pratique pour faire le point.
Dès 1586, Stevin se vit accorder un brevet de perfectionnement pour un type amélioré de moulin à eau, dont, par la suite, il put construire plusieurs exemplaires sur commande des autorités publiques, tandis que les Etats Généraux lui accordaient, en 1589, neuf brevets d’invention pour mutes sortes d’engins mécaniques.
Lors de son séjour à l’université de Leyde, Stevin y avait fait connaissance avec le jeune prince Maurice, fils de Guillaume le Taciturne, dans lequel il rencontrait un disciple curieux qui suivait ses cours de mathématiques et de fortification. Lorsque le prince deviendrait stathouder de Hollande et de Zélande, il mobiliserait complétement l’intelligence et l’énergie de son ancien professeur pour des travaux hydrauliques et de défense ainsi que pour la gestion des domaines princiers. A partir de 1593, Stevin exécuta régulièrement des missions pour l’armée, et en 1603, il reçut le titre officiel de Quartier-maître.
Pendant longtemps, Stevin fut connu presque exclusivement comme créateur du char à voiles curieux et populaire qui fut réalisé sur l’ordre du prince Maurice, probablement fin 1600 ou début 1601, et qui, charge de vingt-huit nobles de la cour de Maurice, couvrit en deux heures la distance de Scheveningen à Petten, soit quatre-vingts kilomètres, sur les plages de la mer du Nord. Cette démonstration fit tant parler d’elle que le savant français Nicolas Claude Fabri de Peiresc entreprit a pied le voyage de Paris aux Pays-Bas pour voir l’engin de ses propres yeux.
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La science en langue maternelle
Stevin, qui avait commencé sa carrière en tant que comptable, écrivit plusieurs dissertations sur la tenue de livres de commerce, mais il publia aussi la Vorstelicke Bouckhouding op de Italieansche Wijse, qui figura en traduction dans les Mémoires Mathématiques (1608) sous le titre de Livre De Compte De Prince A la Manière D’Italie. Il s’agit d’une sorte de manuel de comptabilité publique, basée sur la comptabilité commerciale, en partie double, qui commençait à se répandre et qui serait d’origine vénitienne. Le duc de Sully, ministre des Finances de Henri IV, reçut de Stevin une édition française dédicacée. Sully utilisa probablement la méthode pour mettre de l’ordre dans les finances royales, qu’une mauvaise gestion et des dépenses de guerre avaient contribué à dérégler sérieusement.
Contrairement à la coutume de l’époque, Stevin rédigea dans sa langue maternelle tous ses ouvrages, à l’exception de quelques dissertations sur les mathématiques. C’était la une tendance qui commençait à se manifester aussi, timidement, dans d’autres pays d’Europe occidentale. Au seizième siècle, la science, après avoir été pendant des siècles l’apanage presque exclusif du clergé, se mettait à pénétrer dans le monde civil moins imprégné de langues classiques, ce qui ne faisait qu’accroître le désir de recourir davantage à la langue vernaculaire, tendance que vinrent encore accentuer les idées de la Réforme.
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Stevin aboutit à la conclusion que le néerlandais se prêtait très bien au rôle de langage scientifique, plus particulièrement parce qu’il comportait un nombre considérable de mots unisyllabiques permettant de composer beaucoup de termes composes, mais qu’il fallait introduire encore beaucoup de nouveaux mots techniques spécialisés pour toute une série de notions connues jusque-là uniquement en latin, en grec et, le cas échéant, en français.
Cette terminologie nouvelle, il ne la cherchait pas dans des traductions littérales, mais dans le langage même du peuple; il utilisait des termes connus auxquels il conférait une signification technique ou à partir desquels il fabriquait de nouveaux mots composés au sens parfaitement clair. Beaucoup de ces termes sont entrés définitivement dans la langue néerlandaise.
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Simon Stevin mourut en 1620. Presque âgé de soixante ans, il avait encore épousé Catharina Craiy, beaucoup plus jeune que lui, et qui resta seule avec quatre jeunes enfants. Il faisait partie du petit groupe de scientifiques qui établirent les fondements de la physique moderne, lesquels font que les merveilles techniques de notre temps, d’après sa propre devise, ne sont pas vraiment des merveilles!