Voici cinquante ans s’éteignait l’écrivain néerlandais Simon Vestdijk (1898-1971). Excentrique, tel est l’un des nombreux adjectifs qui pourraient les caractériser, lui et son œuvre immense. À la fois classique et moderne, Vestdijk a fasciné, grâce à ses romans, plusieurs générations de lecteurs. Il est grand temps d’en redécouvrir certains, ne serait-ce qu’Un fou chasse l’autre, ou encore d’inciter un éditeur à publier en français un ou deux autres de ses chefs-d’œuvre, par exemple De ziener (Le Voyeur), porté à l’écran aux Pays-Bas, et De filosoof en de sluipmoordenaar (Le Philosophe et l’assassin), ce dernier titre étant l’un de ceux qui témoignent – à travers le personnage de Voltaire – de l’intérêt de l’auteur pour l’univers francophone.
© Joël Cunin
«La littérature, c’est comme les cimetières, on peut s’y reposer», badinait un poète belge Jean-Claude Pirotte qui a passé une partie de ses jeunes années aux Pays-Bas. Pourquoi, dès lors, ne pas se reposer une année entière dans l’œuvre fictionnelle de Simon Vestdijk, disons un roman par semaine, puisqu’il en a écrit 52? Certes, lui-même a reconnu que deux ou trois n’étaient guère réussis; on pourra aisément substituer à ceux-ci quelques volumes d’essais, de nouvelles ou de poésie…
S’il n’est entré pour de bon en littérature qu’en 1932, cet homme d’exception a très tôt manié la plume, composant essentiellement des poèmes. Mais d’où vient-il, lui que la grande écrivaine néerlandaise Hella S. Haasse a qualifié «d’auteur le plus excentrique, le plus éclectique et le plus prolifique que possède la Hollande»? Ajoutons: le plus enclin à exploiter avec subtilité la veine érotique et la veine ironique.
Ouvrons la passionnante biographie que Wim Hazeu a consacrée, en 2005, à cet auteur européen majeur du XXe siècle. Le petit Simon, fils unique de parents originaires de la Hollande-Septentrionale, est né à Harlingen, cité portuaire de la Frise. Enfant trouvé en pleine rue, Simon Ier le grand-père (1830-1888) doit son patronyme au lieu-dit où il a été recueilli (vest renvoyant à une fortification, dijk à une digue). Homme entreprenant, il a sans conteste transmis son aisance à rebondir à son fils aîné, Simon II le père (1863-1944), un touche-à-tout cultivé qui a épousé une femme mélomane, Anna Mulder (1869-1937).
À leur demande, leur fils unique Simon III Vestdijk deviendra médecin après une scolarité très brillante en Frise et des études à la faculté d’Amsterdam. Il est incontestable que le garçon avait tout d’un petit génie (curieux de tout, pianiste doué…). Cependant, dès avant son entrée dans l’âge adulte, il souffre de dépressions, un mal-être contrebalancé par des périodes d’hypomanie.
Les émois amoureux de l’adolescence le marquent à jamais: dans le cycle romanesque Anton Wachter, il sublime les sentiments obsessionnels qu’il a éprouvés pour Lies Koning, l’une de ses camarades de classe. De premières désillusions qui ne l’empêchent aucunement de bientôt multiplier flirts et expériences charnelles, en particulier au cours de ses années estudiantines, ce dont rend compte le roman De vrije vogel en zijn kooien (L’Oiseau libre et ses cages, 1958).
À l’époque, Vestdijk a entre autres une liaison avec une bonne allemande, à la suite d’une rencontre burlesque qui sera à l’origine du roman Else Böhler, Duits dienstmeisje (Else Böhler, servante allemande), histoire d’amour qui, dès 1935, propose comme pendant un volet très critique sur l’Allemagne nazie. À lire la correspondance de l’écrivain, on comprend qu’il n’a eu aucunement besoin d’attendre la libération sexuelle des années 1960.
La fréquentation de la gent féminine n’est toutefois pas toujours sans danger: quarante ans après ces aventures éphémères, le romancier, devenu très célèbre, sera harcelé par l’une de ses anciennes conquêtes qui n’hésitera pas à s’établir dans son bourg. Même s’il passe une bonne partie de sa vie avec la même compagne, Ans Koster, Simon Vestdijk tombera fréquemment amoureux d’autres femmes; il aura en particulier pendant longtemps comme amante et confidente l’une de ses consœurs, Henriëtte van Eyk.
«Rien ne l’arrête»
C’est au contact du romancier moderniste J. Slauerhoff et des chevilles ouvrières de la revue Forum, Menno ter Braak et Eddy du Perron, que Vestdijk va prendre son envol dans le monde des lettres. Il devient vite une référence et un précieux conseiller pour beaucoup de ses cadets. À l’instar d’un Simenon, il développe une capacité à écrire vertigineuse. Ainsi, en deux ans, entre deux dépressions, il accouche de dizaines de recensions, d’essais et de poèmes, de huit romans, de cinq volumes sur la musique classique, de souvenirs portant sur sa détention comme otage pendant la guerre ainsi que d’un livre à quatre mains sur le genre policier.
À une manière influencée par Proust, le Néerlandais marie un relativisme marqué par Nietzsche et une teneur souvent puisée dans son propre vécu – même si un chef-d’œuvre comme De ziener (Le Voyeur) relève pour l’essentiel, quant à son déroulé, de la fiction. Ce qui nous fascine sans doute le plus, c’est l’imaginaire foisonnant qui a permis à Vestdijk d’approfondir tous les thèmes (des amours lesbiennes aux traitements psychiatriques en passant par les forces démoniaques), toutes les étapes de l’existence et d’explorer au plus profond l’âme humaine.
Plusieurs œuvres témoignent de l’intérêt que Vestdijk a porté à la France
Ainsi, si la nouvelle La Tour n’est qu’une très maigre esquisse, les thématiques de la jalousie et de la vengeance qu’elle soulève se retrouvent magnifiquement développées dans le roman Op afbetaling (À tempérament, 1952), l’auteur prenant un malin, malicieux et lent plaisir à dérouler la pelote des tourments qui torturent le mari trompé.
Certes, le Néerlandais n’est pas «un écrivain de tout repos», affirme François Closset dans la préface à sa traduction de la nouvelle De bruine vriend (L’Ami brun, 1959), mais quel agrément! L’essayiste belge de poursuivre: «Esprit curieux et curieux esprit. Soucieux de psychologie et d’esthétique, de poésie et de musique, de philosophie et de religion. Rien ne lui demeure étranger, rien ne l’arrête, du moment que l’objet de sa quête lui permet de voir plus clair en lui-même, d’enrichir sa personnalité, d’approfondir, voire de renouveler les arcanes de son art.»
Plusieurs œuvres témoignent de l’intérêt que Vestdijk a porté à la France. L’action de deux de ses romans historiques se situe d’ailleurs dans ce pays, dont l’un, De hôtelier doet niet meer mee (L’Hôtelier ne veut plus jouer, 1967), nous transporte à Grenoble où, vers 1820, un groupe complote en vue de faire revenir Napoléon de Sainte-Hélène. La France révolutionnaire transparaît dans Ars Moriendi, nouvelle qui narre, du point de vue de l’un des assiégés, la prise d’un château par une foule vengeresse et avinée.
Après une entrée en matière qui tend à tourner en ridicule les aristocrates incapables de se défendre, l’écrivain développe, en quelques paragraphes, un art de mourir qui se referme sur une image poignante d’une rare beauté plastique faisant écho à l’un de ses célèbres poèmes, écrit en captivité en 1942: «De dode zwanen» (Les cygnes morts). Dans d’autres œuvres, par exemple un roman vénitien, le narrateur est un amateur d’art français, ami de Stendhal.
L’étude Vestdijk over Frankrijk (Vestdijk à propos de la France, 1988), que l’on doit au romaniste Evert van der Starre, explore la part que la culture de l’Hexagone occupe chez ce monument des lettres. Cela couvre la place de Stendhal ou de Voltaire, l’influence de certains procédés littéraires de Proust, Balzac ou Gide, sans oublier le «type national français». On peut regretter que seuls un ou deux essais (Francis Jammes et ses quatrains) du Néerlandais consacrés à des artistes relevant de l’univers francophone soient disponibles en traduction.
Il a laissé de belles pages sur Nerval, Sartre, Green, Valéry, Gracq, Durtain, Rolland de Renéville, Denis de Rougemont, Robert de Traz, Wladimir Weidlé, Thibaudet, Pascal, Constant, Giono, Rimbaud, Simenon, Guy Dupré, Proust, Radiguet, Debussy, Ravel, Liszt, Berlioz, Chopin, Frank Martin, Franck, Bizet… En français, on pourra toutefois lire La Vie passionnée de El Greco. Roman de L’Espagne de l’Inquisition, ainsi que quelques titres publiés aux éditions Phébus: Le Jardin de cuivre, Les Voyageurs, L’Île au rhum et Un fou chasse l’autre.
À 67 ans, après la mort de sa compagne Ans, Simon Vestdijk épouse Mieke van der Hoeven (1938-2018), sa cadette de quarante ans dont il s’était épris une décennie plus tôt. Celle-ci lui a donné un fils et une fille, mais il a succombé peu après à la maladie de Kahler.