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histoire

Soldats asiatiques sur le front occidental: les oubliés de la Première Guerre mondiale

Par Dominiek Dendooven, traduit par Alice Mevis
3 novembre 2021 10 min. temps de lecture

Environ 250 000 soldats asiatiques étaient présents sur le front en Belgique et dans le nord de la France durant la Grande Guerre. Ce qu’ils y ont vu et vécu a non seulement renforcé leur sentiment d’appartenance nationale, mais aussi remis en cause l’idée selon laquelle le monde occidental serait l’exemple à suivre.

Durant la Première Guerre mondiale, des centaines de milliers d’hommes d’origine non européenne ont contribué à l’effort de guerre aux côtés des Alliés. C’était la première fois qu’ils arrivaient en si grand nombre en Europe et avaient l’opportunité de se confronter directement à la «civilisation» des puissances coloniales. Le mot «civilisation» est ici employé à dessein: l’impérialisme des XIXe et XXe
siècles se caractérisait en effet par une vision de l’Autre, non européen, comme inférieur par rapport à la culture occidentale, et chaque projet colonial incluait en son sein une mission civilisatrice. Et pourtant, l’Europe que ces «Autres»
découvraient était engagée dans un conflit dévastateur, et cela a certainement dû changer leur vision du monde, en particulier leur manière de considérer le rôle et la position dominante des Blancs. Mais l’on peut également se demander comment cela a influencé la perception que ces populations avaient d’elles-mêmes.

Indiens et Chinois dans les plaines flamandes

Pour mon livre De vergeten soldaten van de Eerste Wereldoorlog (Les soldats oubliés de la Première Guerre mondiale, Epo, 2019), je me suis penché sur les deux groupes les plus nombreux de soldats non européens en service dans l’armée britannique: les Indiens et les Chinois. Il s’agit de chiffres importants: on dénombre 96 000 ouvriers chinois s’étant rendu en Europe entre 1917 et 1920 (avec 38 000 ouvriers supplémentaires dans l’armée française) et environ 138 000 Indiens, dont 90 000 servaient en tant que soldats (infanterie et cavalerie) et 48 000 au sein du Corps de travailleurs indiens (Indian Labour Corps).

Il ressort assez clairement, d’après leur correspondance avec leurs familles, les quelques écrits qu’ils nous ont laissés et un petit nombre d’autres sources disparates, que la guerre a profondément transformé la perception que les Indiens et Chinois avaient d’eux-mêmes. Leur expérience de la guerre a considérablement changé la hiérarchie des produits sociaux (classe, race, genre, etc.) sur la base desquels ces individus définissaient leur identité. Car alors que la question de la couleur de peau ne se posait pas ou peu avant la guerre, elle prit de l’ampleur au cours de celle-ci: ces vétérans non européens étaient de plus en plus conscientisés du fait que cela les rendait différents (des Européens), et leur valait donc d’être traités différemment.

Vers le (proto)nationalisme

La guerre a constitué un sérieux traumatisme pour ces Chinois et Indiens présents sur le front occidental, et cela, dès le début de leur engagement, vu que voyager outre-mer était considéré comme un tabou social pour ces deux groupes de population. Plus traumatisante encore pour eux a été la confrontation crue et brutale avec la guerre, totale, moderne et industrialisée, alors qu’ils n’avaient sans doute que rarement, sinon jamais contemplé de machines modernes auparavant, et encore moins de telles machines létales et destructrices. Par conséquent, tout cela a dû provoquer chez eux le sentiment d’être complètement dépassé par les circonstances, de n’avoir aucun contrôle sur sa propre destinée: en d’autres mots, un profond sentiment d’aliénation. Cette impression, déjà courante parmi les soldats européens eux-mêmes, s’est vu intensifiée par la position subalterne des Chinois et des Indiens et par la discrimination subie à divers degrés qui en découlait. Enfin, le fait de se retrouver au milieu de paysages étrangers, la plupart totalement dévastés, et entourés de gens ayant une culture et une langue complètement différente et des habitudes parfois étranges, n’a pu que renforcer ce sentiment d’aliénation totale. Parallèlement, le fait de se retrouver loin de leur pays et d’être confrontés à des conditions de vie difficiles dans un environnement inconnu a eu pour effet de souligner leur altérité par rapport aux Européens et de renforcer leur sentiment d’appartenance à un groupe.

À travers la confrontation avec l’Autre européen, Chinois et Indiens ont commencé à prendre conscience de ce qu’ils avaient en commun, mettant l’accent sur ce qui les rassemblait plutôt que sur ce qui les différenciait. À partir de là commence à se développer un certain sentiment de groupe: au-delà des castes et des religions parmi les Indiens d’une part, entre intellectuels et illettrés au sein des ouvriers du Corps de travailleurs chinois d’autre part. Ce sentiment accru d’appartenance s’est finalement traduit en une sorte de (proto-)nationalisme. Les membres du Corps de travail chinois, qui s’étaient initialement enrôlés pour des raisons purement financières, ont progressivement commencé à se considérer comme des représentants à part entière de la République de Chine, exaltant la même valeur commune du Travail.

Parmi les Indiens, le développement d’un sentiment national prenait déjà des orientations différentes selon l’idée que ceux-ci se faisaient de l’Inde. On observe d’une part une certaine vision de l’Inde unie, de l’autre l’émergence d’un protonationalisme plus régional au sein des travailleurs recrutés parmi les communautés tribales du Mizoram et du Nagaland. Cette tension préfigure déjà les deux tendances politiques opposées qui émergeront lors de l’indépendance de l’Inde: d’un côté, une vision pan-indienne aspirant à un État-nation indien unique, de l’autre, une vision d’inspiration ethnique ou religieuse laissant à chaque communauté la liberté de déterminer sa propre destinée nationale.

Analyser pour mieux militer

Outre le développement de ce sentiment de groupe, le fait d’être en Europe et d’interagir avec des Européens a également aidé les groupes asiatiques à acquérir une plus grande conscience d’eux-mêmes, de leurs spécificités et de leurs limites. La prise de conscience de certaines lacunes propres à leur communauté les a menés à vouloir apprendre de l’Europe. Ce souhait ne se résumait toutefois pas à un désir aveugle d’imiter l’Occident: certes, il y avait des enseignements à tirer de l’exemple européen, mais Indiens et Chinois ont également identifié certains de leurs propres points forts, ainsi que des aspects où, à leurs yeux, la société occidentale avait failli à son devoir envers l’humanité. Les valeurs et la religion occidentales, qui suscitaient la désapprobation de la plupart des Asiatiques, en est un bon exemple. Après avoir observé durant la nuit des fusées lumineuses éclairant le champ de bataille comme en plein jour, Sun Gan fit la remarque suivante:

«Ces Européens sont capables de comprendre la logique de la matière en utilisant la logique de l’esprit humain, et sont ainsi capables de transformer un champ de bataille englouti par les ténèbres en un ciel aussi clair qu’à l’aube. Imaginons maintenant qu’ils utilisent cette logique de la matière pour atteindre la logique divine: ça, ce serait la véritable civilisation.»

Ce travailleur chinois exprime donc d’une part son admiration envers la technologie occidentale et ce qu’elle est capable d’accomplir, et d’autre part son sentiment d’abomination envers cette partie de la culture occidentale qui a instrumentalisé sa supériorité technologique à des fins de mort et de destruction.

S’il leur apparaît clairement que l’Occident n’est pas un exemple à suivre en matière de spiritualité, il reste néanmoins une référence dans d’autres domaines. Cette conscience de soi exacerbée a ainsi fait naître chez Indiens et Chinois l’ambition d’apprendre et de s’améliorer, en étudiant les aspects de la société occidentale tels que la technologie et l’éducation, qui pourraient s’avérer utiles au niveau non seulement de l’individu, mais également du groupe dans son ensemble.

Finalement, l’émergence de ce sentiment d’appartenance à un groupe et l’élan de solidarité qui en a résulté, nés de la guerre et de la confrontation avec l’Autre européen, a constitué un véritable tremplin vers plus d’autonomisation et d’émancipation. Les militaires et ouvriers indiens ainsi que les membres du Corps de travailleurs chinois peuvent difficilement être considérés comme de simples «réceptacles passifs de la civilisation occidentale». Même dans le cadre assez limité du front occidental, ils ont fait preuve de lucidité et d’action, comme en attestent les cas de grèves et d’autres formes de protestation. Un fait d’une importance majeure réside dans le contraste entre l’attitude des supérieurs britanniques envers les groupes asiatiques, et celle, généralement bien plus bienveillante, des autorités françaises et des habitants de la région, qui non seulement remettaient en question le statut de subalternes qui leur était imposé, mais manifestaient aussi une certaine détermination à vouloir améliorer leur sort.

Messagers de l’Occident vers l’Orient?

Jusqu’à quel point les soldats asiatiques présents sur le front occidental ont-ils été de véritables messagers de l’Occident vers l’Orient? En d’autres termes, dans quelle mesure ont-ils eu un réel impact sur leur société d’origine dans son ensemble? La réponse à cette question demeure floue, particulièrement en ce qui concerne la sphère politique. Malgré le nombre non négligeable de soldats asiatiques ayant servi en Europe, ces groupes étaient probablement trop restreints en comparaison à la population totale de leur pays d’origine pour avoir eu un impact direct, sauf peut-être dans le cas des communautés tribales qui constituaient certaines unités du Corps de travailleurs indiens.

Ex-soldats et travailleurs sont donc plus susceptibles d’avoir servi d’accélérateurs et de catalyseurs de changement plutôt que de générateurs de nouvelles conditions (et rarement en oubliant leurs propres intérêts). Toutefois, il est possible d’affirmer, tant dans le cas des Chinois que des Indiens, que si leur impact direct sur leur pays d’origine a été plutôt limité, leur influence indirecte a quant à elle été considérable. Un exemple marquant, tant en Chine qu’en Inde, est l’action de certains vétérans qui, s’inspirant de ce qu’ils avaient vu en Europe, ont commencé dès leur retour à militer en faveur de l’amélioration de l’éducation et de ses conditions d’accès, inaugurant eux-mêmes de nouveaux établissements scolaires, en particulier des écoles pour filles.

Cet héritage est d’ailleurs toujours visible aujourd’hui: certaines écoles en Inde et au Pakistan portent encore une plaque indiquant qu’elles furent fondées par des vétérans de la Première Guerre mondiale, tandis que les réformes de l’enseignement initiées par Yan Yangchu (James Yen), inspirées de ses années de service pendant la guerre, ont connu une résonance allant bien au-delà des frontières de la Chine. Cet investissement de la part d’anciens soldats dans des projets éducatifs s’est révélé d’une importance capitale d’un point de vue politique.

Vétérans asiatiques et la voie de la décolonisation

Bien qu’il soit difficile d’établir un lien direct entre l’expérience de guerre et l’activisme politique, certains éléments indiquent clairement qu’avoir servi sur le front occidental a eu pour ces soldats un réel impact sur leur degré de confiance en soi et a accru leur niveau de conscience politique, nationale, ethnique et raciale. En Inde, certains vétérans ont rejoint la lutte nationaliste à leur retour, tandis que d’autres sont au contraire devenus des piliers de l’ordre colonial.

Mais plus important encore: tant en Chine qu’en Inde, ainsi que dans le reste du monde non européen, les vétérans de retour au pays ont fortement contribué à remettre en question la suprématie de l’Occident et à transformer la manière dont l’homme blanc était perçu. Tous les Indiens et Chinois ayant servi en qualité de soldat ou d’ouvrier lors de la Première Guerre mondiale s’étaient vu décerner la Médaille Interalliée de la Victoire, proclamant pompeusement qu’ils avaient pris part à «la Grande Guerre pour la Civilisation». Toutefois, ces soldats avaient ressenti mieux que personne le contraste brutal entre le noble idéal de se battre au nom de la liberté et de la justice et la réalité brute et crue de la guerre.

certains éléments indiquent qu’avoir servi sur le front occidental a accru pour ces soldats leur niveau de conscience politique, nationale, ethnique et raciale

En Chine, même si une influence directe sur certains membres de la première génération de leaders communistes résidant en France n’est pas exclue, le Corps de travailleurs chinois a néanmoins joué un rôle majeur dans la sacralisation du Travail, valeur centrale du Mouvement du 4 Mai. Ce mouvement nationaliste a officiellement vu le jour le 4 mai 1919, juste après l’annonce que la Chine n’obtiendrait pas ce qu’elle avait revendiqué lors de la Conférence de la paix de Paris, ce qui avait finalement mené au refus de la délégation chinoise de signer le Traité de Versailles. L’importance de ce Mouvement du 4 Mai pour l’histoire de la Chine moderne ne saurait être sous-estimée.

Tout cela a eu pour effet de remettre sérieusement en cause la survie de l’Empire britannique et des autres systèmes colonialistes sur le moyen et le long terme. L’expérience de guerre des soldats asiatiques a en effet joué un rôle non négligeable dans la contestation internationale de l’hégémonie blanche qui voit le jour au lendemain de la Première Guerre mondiale et qui aboutira finalement à la décolonisation, même si une Seconde Guerre mondiale sera nécessaire pour achever le processus.

Dominiek Dendooven

Dominiek Dendooven

auteur et historien associé au musée In the Flanders Fields

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