Lauréat du prix commémoratif Astrid-Lindgren 2019, Bart Moeyaert est l’une des figures les plus marquantes des lettres de Belgique. Nombre de ses romans (de 9 à 99 ans) et albums pour enfants ont été publiés aux éditions du Rouergue puis, ces dernières années, à La Joie de lire, maison qui fera d’ailleurs paraître le 18 février 2021 la traduction française de son nouveau roman, Sorry, dont nous proposons en primeur les premières pages.
Un samedi très chaud du mois d’août, début d’après-midi. Papa et Cruz, sa jeune maîtresse espagnole, doivent passer dans quelques heures récupérer Bianca pour le week-end. À 11 ou 12 ans, Bianca est une fille ingérable, du moins c’est ce que dit son père. Bien entendu, elle n’est pas vraiment de cet avis : «Je ne suis pas ingérable, assure-t-elle. Il m’arrive juste d’être un peu pénible.» Ce qui est certain, selon sa mère, c’est qu’elle est quelqu’un que l’on ne peut côtoyer sans recourir à un mode d’emploi. Problème: les modes d’emploi sont rédigés dans tellement de langues différentes qu’on ne sait jamais laquelle il convient d’utiliser pour se faire comprendre de Bianca.
Alors que la jeune fille a l’impression de n’être comprise de personne, ne voilà-t-il pas qu’arrive à la maison Billie King, son actrice préférée, à laquelle bien entendu elle s’identifie, l’héroïne d’Ici chez nous, une série tv culte diffusée tous les soirs avant le journal télévisé. Billie King est la maman de Jazz, un camarade de classe d’Alan, le petit frère de Bianca.
Les plats pays remercient les éditions La Joie de lire d’avoir autorisé cette publication en ligne.
Sorry
1
Mon frère tient sa fourchette et son couteau prêts à passer à l’action. Il dit qu’il a faim.
«Moi, pas vraiment», je dis.
Je trouve qu’il fait beaucoup trop chaud pour un repas chaud.
Sur le torse nu d’Alan se détache un point d’exclamation.
On lui a déjà ouvert la poitrine à trois reprises, même si on a l’impression que ça ne s’est passé qu’une seule fois. Il est toujours en vie.
Boum boum, fait son cœur, à gauche de la cicatrice.
Ou plutôt, boum boum, fait la moitié de son cœur.
2
Dans mon dos, le micro-ondes fait ping! Cependant, maman ne pose toujours rien sur la table.
Elle s’assied, plante les coudes de chaque côté de son assiette. Elle annonce qu’elle veut aborder un sujet avec nous.
«Du calme», dit-elle à Alan.
Elle place une main devant le visage de mon frère, comme quand il parle trop, alors même qu’il est très calme sur sa chaise et qu’il respire.
Elle lui enlève couteau et fourchette des mains.
Puis repose les coudes sur la table et cale son menton sur ses paumes. Ses yeux passent de moi à une tache sur la table, qui a la forme d’un poisson.
Elle prend une grande respiration et annonce que, dorénavant, mon père et sa Cruz entendent s’y prendre autrement.
«Maman, je lui dis, pour une fois, tu pourrais pas te passer de préambule?»
Sans préambule, elle dit que papa et sa Cruz me trouvent ingérable.
C’est pas nouveau.
À la différence de la proposition qui suit.
Ça leur faciliterait la vie si je ne passais plus chaque week-end chez eux. Ils pensent qu’une fois toutes les deux semaines, ce serait mieux. Voire toutes les trois semaines. Ils pensent que c’est ce que je préférerais moi aussi.
Eh bien?
Ça ne ressemble pas à une proposition. Ça ressemble à quelque chose qui va se faire.
Malgré tout, ils souhaitent avoir mon avis.
Mes yeux passent de maman à l’assiette blanche posée devant moi.
Elle est encore vide, mais hé! là! qu’est-ce que je vois? De la semelle atterrit dessus. Or, je n’ai pas réclamé de viande.
«Je ne suis pas ingérable, je dis. Il m’arrive juste d’être un peu pénible.
– C’est pas moi qui le dis, Bianca, corrige maman.
– D’accord. Mais qu’est-ce qui t’empêche de contredire papa?»
J’ai la voix qui tremble.
Maman secoue la tête de droite à gauche et fait semblant de sourire: «Je me contente de reprendre ses mots. Tu pourras en discuter cet après-midi avec lui et Cruz, quand ils passeront te chercher. C’est à toi de décider. Tu sais que tu es une fille qui nécessite un mode d’emploi, et moi j’en tiens compte. Comme tu ne voulais pas de préambule, je ne te l’ai pas annoncé avec le dos de la cuillère. Je ne fais qu’employer le terme qu’ils ont eux-mêmes utilisé.»
Ingérable.
Je repousse mon assiette.
Je regarde Alan qui a repris sa fourchette et son couteau, les tenant comme deux soldats au garde-à-vous de chaque côté de son assiette, dans l’attente de ce qui va sortir du micro-ondes.
«Et lui ?» je demande à maman tout en désignant mon frère du menton.
Si ça ne tenait qu’à moi, il pourrait faire ce que bon lui semble avec ses couverts. Y compris porter le couteau près de son visage au risque de s’énucléer un œil.
Alan me regarde. Il pousse un soupir. Ce que je pense ne l’intéresse pas.
En revanche, il prête attention aux explications de maman.
Elle dit que, pour lui, ça ne va rien changer.
«De toute façon, compte tenu de sa santé, il ne saurait en être autrement. Il a 9 ans.»
Maman veut dire qu’il vient d’avoir 9 ans, mais à l’entendre, on pourrait croire qu’il ne fêtera jamais son dixième anniversaire.