Sur les traces d’Albrecht Dürer, peintre-superstar de passage aux Pays-Bas
Il y a cinq cents ans, Albrecht Dürer a voyagé aux Pays-Bas. Ce voyage a réuni tout ce qui faisait l’importance de cet artiste européen polyvalent, de sa qualité artistique à son statut de superstar. Aujourd’hui, le voyage de Dürer est présenté dans toute sa richesse au fil d’une exposition et dans plusieurs livres. «De toute ma vie, je n’ai rien vu dont mon cœur se soit réjoui autant que ces choses», écrivait-il dans son journal.
Le 2 août 1520, Albrecht Dürer (1471-1528) arrive à Antorf, comme la ville d’Anvers est appelée au XVIe siècle par les Allemands. La cité scaldienne deviendrait son port d’attache pendant une année d’exploration intensive des Pays-Bas.
© Alte Pinakothek, Munich
Dürer a quitté Nuremberg deux semaines plus tôt avec sa femme Agnès et leur servante Suzanne. Située sur la rivière Pegnitz, au centre de l’Europe, cette ville se trouve à un carrefour de routes fluviales et commerciales, à mi-chemin entre l’Italie et les Pays-Bas, où la Renaissance est en plein essor. La ville mène un régime libéral envers les marchands, les artisans et les artistes, ce qui en fait un pôle d’attraction pour l’intellect et le savoir-faire, comme l’orfèvre Albrecht Dürer père, qui avait immigré de Hongrie (son nom de famille d’origine était Ajtósi). Albrecht fils a pour parrain Anton Koberger, l’éditeur du premier livre qui relate l’histoire du monde entier: le Liber chronicarum. Dans cet ouvrage, également connu sous le nom de Chronique de Nuremberg, les auteurs ont rassemblé toute l’histoire de l’humanité, de la Terre et de tout ce qui y vit.
Lorsque Dürer part pour Anvers, il est, à quarante-neuf ans, au sommet de sa carrière, après avoir voyagé en Italie où il a beaucoup appris sur l’anatomie et la perspective, et acquis d’autres connaissances issues de l’art et des sciences.
Lorsque Dürer part pour Anvers, il est, à quarante-neuf ans, au sommet de sa carrière
Son voyage aux Pays-Bas n’est pas seulement inspiré par des motifs artistiques. Il s’agit avant tout d’un voyage d’affaires. En 1519, l’empereur autrichien Maximilien Ier, grand admirateur et mécène de Dürer, est décédé. Or l’empereur lui avait accordé un revenu annuel de cent florins. Dürer entend persuader Charles Quint, le successeur de Maximilien, de poursuivre la dotation et veut à cette fin faire pression sur Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas et tante du nouvel empereur, résidant à Malines. Entre-temps, il irait assister au couronnement de Charles à Aix-la-Chapelle.
© Staatliche Museen zu Berlin
Le voyage de Dürer offre un récit puissant dans lequel se rejoignent toutes les facettes de sa pratique et de ses ambitions artistiques, ses contacts avec ses collègues et dignitaires et son attitude à l’égard de la Réforme. Grâce à son journal de voyage détaillé, nous savons quand il s’est rendu où et ce qu’il y a fait et vécu.
Au cours de l’été et de l’automne 2021, ce récit de voyage a inspiré une impressionnante exposition au musée Suermondt-Ludwig d’Aix-la-Chapelle, qui a été transférée à la National Gallery de Londres en novembre 2021 et y est présentée jusqu’à la fin février 2022 (la perspective étant alors étendue aux autres voyages de Dürer). L’exposition montre à quel point Dürer était déjà une «superstar» à son époque. Sa signature, le grand A avec un D sous les jambes, était une marque forte, comme un logo moderne.
Comptabilité
Le journal de voyage de Dürer est avant tout –et cela étonne de la part d’un génie créatif visuel– un livre de ménage dans lequel il note méticuleusement toutes ses dépenses et recettes: onze florins par mois pour le logement, la chambre et la literie; chaque repas, boissons comprises, deux sous; dix sous pour le confesseur; le prix des noix de coco, des pantoufles, des pintes, des bas et d’un panier pour perroquet (il achetait et recevait régulièrement un perroquet); le pourboire pour un domestique, etc. Il s’agit également d’un registre indiquant quels tableaux, gravures, croquis ou dessins il a donnés, et à qui.
Dürer a une valise pleine de ses propres œuvres, qu’il distribue généreusement chaque fois qu’il est invité. C’est une générosité calculée: l’artiste espère ainsi recevoir en retour de l’attention ou des commandes. Une démarche qui ne sera pas toujours couronnée de succès. Marguerite d’Autriche fait bel et bien pression sur son neveu Charles Quint pour qu’il maintienne la dotation de Dürer, et avec succès, mais elle n’ira pas plus loin. L’artiste ne décrochera pas de commande pour un nouveau retable monumental. C’est un revers pour lui.
Dürer a une valise pleine de ses propres œuvres, qu’il distribue généreusement chaque fois qu’il est invité
Le rejet de la régente est inspiré par des raisons non pas artistiques, mais politiques. En tant que fervente catholique, elle ne peut pas se permettre de soutenir un artiste protestant. C’est presque un miracle que l’empereur Charles, catholique rigoureux, continue à soutenir financièrement le peintre allemand. C’est probablement la raison pour laquelle le solde final est négatif pour Dürer, car «avec toutes mes actions de fabrication, de consommation, de vente et autres, j’ai été désavantagé aux Pays-Bas… et en particulier dame Marguerite ne m’a rien donné pour ce que je lui ai donné et ai fait.»
Du point de vue de l’histoire de l’art, en revanche, le voyage de Dürer est un grand succès. Il ne peint cette année-là qu’une vingtaine de tableaux, mais il dessine à un rythme soutenu. Son journal permet de constater qu’il réalise plus d’une centaine de portraits, dont certains peints sur de petits panneaux de bois.
© The British Museum, Londres
Ce qui frappe, c’est la riche série de cent vingt dessins à la plume, au fusain, au pinceau, à la craie et à la pointe d’argent: bâtiments, paysages, personnages, scènes urbaines et animaux, beaucoup de chiens, mais aussi des créatures exotiques comme des lions et des morses. La vue du port d’Anvers est frappante en raison de l’espace qu’y laisse l’artiste. Il est également fasciné par les étoffes et par la mode; l’esquisse d’une cape est presque un dessin géométrique abstrait et contemporain.
Ses portraits, humains et chaleureux, montrent son exceptionnel pouvoir d’observation concentré dans des détails exquis, comme en témoigne la jeune Katharina, sans doute la première femme noire de l’histoire de l’art occidental. Katharina travaillait comme domestique à la Casa de Portugal, la maison des marchands portugais. Ses traits délicats sont caressés par la pointe d’argent (Dürer dessinait à la pointe d’argent sur un papier spécialement préparé; chaque erreur était visible et irréparable).
© Gallerie degli Uffizi, Florence
Il passe la majeure partie de son voyage à Anvers, métropole prospère et ville d’art, où il fait d’innombrables rencontres intéressantes: artistes, voyageurs, fonctionnaires de la cour, marchands (il est un ami proche de la famille Fugger), savants et philosophes (il est proche d’Érasme)… Il séjourne près de l’église Notre-Dame dans l’auberge Engelenborch, où Joost Plankfelt loue des chambres avec un atelier et une cuisine. Plus d’une fois, Dürer réalise des portraits d’aubergistes et de visiteurs, probablement pour régler certains de ses comptes.
Depuis Anvers, Dürer visite Aix-la-Chapelle (où il assiste au couronnement du nouvel empereur), Nimègue, Bois-le-Duc, Malines, Gand, Bruges et Bruxelles. Dans cette dernière ville, il admire le trésor aztèque du palais du Coudenberg, pillé par Hernán Cortés au Mexique: «Des raretés du nouveau pays de l’or… De toute ma vie, je n’ai jamais rien vu qui ait rendu mon cœur aussi heureux que ces choses-ci. Car j’y ai vu des choses merveilleuses et je me suis émerveillé de l’ingéniosité des peuples étrangers.»
Curieux
Le voyage de l’artiste se déroule dans un contexte tumultueux. Certains des grands tournants de l’histoire européenne ont lieu au cours de ces années: Luther publie ses thèses contre l’Église catholique, c’est le début de l’exploration et l’exploitation de l’Afrique et de l’Amérique, et il y a un afflux d’animaux, de plantes et d’objets inconnus jusque-là, tandis que l’information se répand plus rapidement que jamais grâce à l’imprimerie. Outre les textes imprimés et les gravures, la peste déferle elle aussi sur le continent, alimentant les pensées apocalyptiques sur l’imminence de la fin du monde.
Dürer s’inspire de ces développements pour son travail et s’en sert comme plateforme pour son succès. Une stratégie marketing audacieuse pour l’époque, car il n’existe pas encore de marché pour les dessins autonomes. Mais ce grand maître crée sa propre niche, qui sera ensuite occupée par d’autres, tels que Lucas van Leyden et Barthel Bruyn. Dürer est l’un des premiers à gagner beaucoup d’argent sans avoir à travailler sur ordre de riches marchands, d’évêques ou de princes. Ses gravures, notamment sur bois, permettent de réaliser des tirages importants. Sa mère et sa femme vendent des reproductions au marché.
l’œuvre de Dürer est une représentation de l’esprit du XVIe siècle
Entre-temps, ce travail n’est pas dénué de signification. À l’époque, l’art a une connotation religieuse. Mieux vous représentiez la réalité, plus votre travail était céleste et plus vous étiez proche de Dieu. Ainsi, l’œuvre de Dürer est une représentation de l’esprit du XVIe siècle. Il dépeint si bien la nature (regardez les poils du lièvre ou les brins d’herbe) qu’il capture l’âme des animaux et des plantes sur le papier et montre ainsi ce que la divinité signifie pour lui et ses contemporains.
© The British Museum, Londres
Le peintre et la baleine
À un moment donné, Dürer apprend qu’une baleine, ce merveilleux et mythique monstre des mers, s’est échouée sur la plage de Walcheren. Après avoir admiré le retable de Jan Gossaert à Middelburg, il veut voir la baleine. À Arnemuiden, l’amarre du navire est arrachée par le vent, et le bateau dérive dans une tempête. Les passagers sont sauvés de justesse. À son arrivée, Dürer découvre que la baleine a été emportée par les eaux. Au cours de ce voyage, l’artiste a contracté le paludisme (une maladie courante en Zélande à l’époque) et il souffrira de crises de fièvre récurrentes jusqu’à la fin de sa vie.
Ce bref passage sur l’île de Walcheren dans le récit de voyage de Dürer a incité l’auteur britannique Philip Hoare à écrire un récit de voyage à travers l’espace et le temps à la recherche du génie graphique et de la vie fascinante de Dürer. Dans Albert and the Whale (2021), il reconstitue la biographie d’un artiste atypique à l’aide d’éléments provenant de vies et d’œuvres d’art d’époques ultérieures. Tel un nouveau W. G. Sebald, Hoare serpente dans les vies de Thomas Mann, Marianne Moore, Charles Baudelaire, Herman Melville et David Bowie de manière associative, mêlant mémoires, descriptions de la nature, historiographie et critique d’art.
Il s’agit à la fois d’une ode au plus grand mammifère de la planète, que nous avons presque chassé jusqu’à l’extinction, et d’un hymne à l’art motivé par la curiosité et le besoin d’enquêter de l’homme qui a dessiné un rhinocéros sans jamais en avoir vu en vrai. Quelles images peut-on créer à partir d’une description verbale? Quels mots peut-on utiliser pour décrire les images? Ces questions conduisent le lecteur dans le dédale des voix et des perspectives. Ainsi, la façon dont Dürer regarde les animaux devient presque tangible, comme un moine lit les écritures ou un astronome étudie les étoiles. À travers le regard d’il y a cinq cents ans, on voit d’un œil neuf des panoramas anciens et nouveaux, imprégnés d’empathie pour les animaux et les humains.
© Albertina, Vienne
Lorsque Dürer séjourne aux Pays-Bas, il est au sommet de sa maîtrise artistique. Ce n’est pas un hasard s’il a choisi Anvers comme port d’attache. Dans la ville qui est un centre international de la connaissance, de l’art et du commerce, il nourrit sa curiosité et sa créativité. La ville scaldienne est un terrain idéal pour son esprit commercial avisé. Il dessine, peint, achète et vend et construit son réseau de bourgeois puissants et amateurs d’art. Il est l’un des rares à pouvoir se permettre d’acheter le bleu très convoité du lapis-lazuli, extrait en Afghanistan. Il émane de son œuvre et de ses notes l’interconnexion d’un artiste individuel avec les années de gloire d’une métropole et de son arrière-pays.
L’exposition
Dürer’s Journeys: Travels of a Renaissance Artist est présentée du 20 novembre 2021 au 27 février 2022, à la National Gallery, Londres.
Livres
- Till-Holger Borchert et Peter van den Brink, Dürer was hier. Een reis wordt een légende, Ludion, Anvers, 2021, 224 p.
- Philip Hoare, Albert & the Whale. Albrecht Dürer and How Art Imagines Our World, Pegasus Books, New York, 2021, 304 p.
- Michael Pye, Antwerpen. De gloriejaren. De Bezige Bij, Amsterdam, 2021