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Surréalisme, concept et autres clichés : collaborer par-delà les frontières

Par Marie Pok
31 mars 2020 10 min. temps de lecture Le design aujourd’hui

Divisés par le fossé creusé par la Réforme et la Contre-Réforme, réunis sous la couronne de Guillaume Ier de 1815 à 1830, la Belgique et les Pays-Bas se sont frôlés durant des siècles. Alternant les périodes de leadership (économique, politique, culturel…) les deux pays se sont forgé des identités distinctes. Participant à leur construction, le design exprime en partie ces singularités nationales. Encore faut-il pouvoir le décoder. De nombreux échanges, institutionnels et académiques, encouragent une connaissance mutuelle. Le Centre d’innovation et de design au Grand-Hornu peut témoigner d’une collaboration qui n’éprouve aucune peine à franchir les frontières internes des Plats Pays.

Si le design néerlandais est bien connu en Belgique, c’est notamment grâce au rôle de détonateur et à la diffusion internationale de Droog Design. Au milieu des années 1990, l’entreprise amstellodamoise s’affiche à Milan avec une présentation qui bouscule: une lampe formée de bouteilles de verre renversées, un fauteuil de vieilles nippes ficelées, une armoire de chutes de bois, une chaise à trous et d’autres curieux assemblages où se côtoient abat-jour, cafetières et ampoules de vélo. Sans info ni prix de vente. Ironie, métaphore, récup, ready-made, participation de l’utilisateur, second degré et degré zéro du design…

L’initiative lancée par le designer Gijs Bakker et l’historienne de l’art Renny Ramakers entend redonner du sens – ou du non-sens – au design. Droog, qui signifie «sec», mise sur la simplicité, voire l’austérité, des moyens de fabrication, et sur une forme d’humour mordant, caustique. La presse est dithyrambique. Le projet est lancé pour de bon. Droog Design devient une plate-forme créative dont les différents bras irriguent le design néerlandais… et mondial. Édition d’objets, galerie, café, webshop, conférences, cours, collaborations avec différentes entreprises, institutions, individus: toutes les facettes du métier sont de la partie. Des designers néerlandais, mais aussi internationaux, affluent. Le duo belge Sofie Lachaert et Luc D’Hanis signe ainsi le chandelier Shunga
pour le label néerlandais. À l’aube des années 2000, Droog Design
devient le porte-étendard du Dutch Design.

Montrer, penser, acheter, consommer… mais pas trop

Si Droog a bénéficié d’une couverture médiatique soutenue, le «collectif» s’est surtout fait connaître en Belgique grâce à l’exposition simply droog que Françoise Foulon programme au Grand-Hornu en 2006. Celle-ci dévoilait dix types d’habitat néerlandais, représentant chacun une valeur de ce design en provenance de nos voisins du Nord: simplicité, ouverture, tactilité, réemploi, hybridation, processus, familiarité, ironie, expérience, ornement. Plusieurs de ces caractéristiques sont apparues comme explicites d’une culture néerlandaise pittoresque. L’ornement «inévitable» qui constituait le dernier chapitre de l’exposition flirtait délicieusement avec le kitsch, déstabilisant un peu les conceptions rigoureuses d’une vision belge du design encore engoncée dans le Less is more moderniste, même si le minimalisme belge se fait souvent chatouiller par un penchant pour le surréalisme.

Simply droog a montré au public une vision du design où le sens et le concept priment sur la fonction. C’est une des facettes du design néerlandais contemporain. Mais l’exposition trouvait son point d’orgue dans une boutique Droog, où le visiteur était invité à acheter les produits de la marque.

L’aspect commercial était loin d’être complètement éludé au profit du seul concept. Car on ne plaisante pas avec les finances au pays de Droog Design. Ceci dit, Droog attirait simultanément l’attention du public sur les dérives de la surconsommation et la nécessité de recycler et réutiliser non seulement les matériaux mais aussi les idées. Aujourd’hui, l’urgence de se tourner vers une production plus responsable a des répercussions sur la conception du design à tous les niveaux. Au Grand-Hornu, les réflexions déjà engagées à l’époque de l’exposition simply droog, en particulier sur le sujet de la lutte contre la surproduction, essaiment, croissent et se multiplient en une programmation qui fait la part belle au recyclage (Lionel Jadot, Mixed Grill, 2016), à la décroissance (Halte à la croissance, 2018), à la relation, à la fois fertile et perverse, de l’humain à la nature (Nature morte / Nature vivante, 2019, Plant Fever, 2020).

Dans les collections belges

Et puis, les relations nouées entre le Grand-Hornu et les designers impliqués danssimply droog ont fait des petits. La même année, les murs de l’institution accueillaient une exposition monographique de Richard Hutten pour compléter – ou diversifier – cet aperçu de la scène néerlandaise.

Chez lui aussi, c’est l’idée, le concept, qui dominent la création. Souvent ludique, la signification qu’il applique à l’objet se traduit dans des formes simples, synthétiques comme un pictogramme. De ces deux expositions néerlandaises, le Grand-Hornu conserve des traces puisque différents dons et acquisitions sont venus enrichir ses collections. C’est ainsi, par exemple, qu’y figurent toujours la pièce majeure de Marijn Van der Poll Do hit, un cube d’acier qu’il faut enfoncer à coups de marteau pour former l’assise; la Rag Chair, formée de fragments de textiles ficelés, de Tejo Remy ainsi que son Chest of drawers où des tiroirs de différentes provenances se retrouvent liés dans le même destin d’une commode.

Le Grand-Hornu conserve aussi de nombreuses pièces de Richard Hutten, depuis ses chaises en hommage au grand architecte néerlandais Berlage, jusqu’à des installations plus ambitieuses comme Table upon Table.

Électron libre

Par la suite, divers projets transfrontaliers ont été produits au Grand-Hornu. En 2014, l’exposition Linking Parts, conçue par l’agence amstellodamoise Transnatural, présentait une série de travaux où les capacités de l’homme s’associaient aux vertus des plantes et à la puissance des machines, où la science s’acoquinait avec le design, où la technologie se réconciliait avec la nature. Encore une fois, le concept et l’expérimentation prenaient le dessus sur le produit fini. En 2016, c’est un tout autre type de design que l’on découvrait dans le Magasin aux foins du Grand-Hornu. L’exposition Pause présentait, dans une ambiance mystérieuse, les objets du designer néerlandais Aldo Bakker. Chaque article était sacralisé par un éclairage théâtral. Dans la semi-obscurité surgissaient une carafe, une salière, un pot, un tabouret… Présent, inspiré, le design d’Aldo Bakker invite à un usage rituel, sublimant les gestes du quotidien. La finition est également un des points remarquables du travail d’Aldo Bakker. Ces qualités ne trahissent par contre en rien les origines du designer. Elles reflètent plutôt une sensibilité très personnelle d’un artiste pourtant imprégné de culture néerlandaise. Fils de Gijs Bakker (fondateur deDroog Design) et d’Emmy van Leersum, il a grandi parmi les designers, artisans et autres créateurs de son pays natal. Mais il s’en distancie avec finesse. Une exposition intitulée Le Labo des héritiers avait d’ailleurs raconté l’histoire de la famille Bakker en 2014. Elle présentait deux autres familles, flamandes, les Verschueren et les Van Severen.

L’union fait la force… du design

Depuis plusieurs années, les Belges se présentent tous ensemble, Flamands, Wallons et Bruxellois, au salon de Milan sous le pavillonBelgium is design. Distinguons-nous aujourd’hui une identité flamande ou wallonne dans le design des Belges? On pourrait se prêter à l’exercice, mais on se trouverait vite confronté à une comparaison malaisée de personnalités et de pratiques très contrastées.

Un design «belge» peut-être? On a généralement tendance à reconnaître au design belge une tradition minimaliste mâtinée de surréalisme. C’est une généralité. Admise. Mais un peu courte. Du côté des institutions belges, on tente aussi de dépasser les clivages communautaires. Le Grand-Hornu a accueilli en 2010 la sixième Triennale du design Belgium is Design: design for mankind, orchestrée par Design Vlaanderen.

Les designers flamands sont régulièrement invités dans les expositions thématiques (Le Labo des héritiers, Les Belges ont (presque) inventé la lumière, Ceci n’est pas une copie) et reçoivent parfois les honneurs d’une exposition monographique (Nedda el Asmar, Stefan Shöning, Sofie Lachaert et Luc D’Hanis) en pays wallon. Entre musées, les collaborations sont, si pas spectaculaires, du moins régulières. Chaque année, depuis 3 ans, l’ADAM Brussels Design Museum, le CID (Centre d’innovation et de design au Grand-Hornu) et le Design Museum Gent présentent quelques pièces de leurs collections respectives sur un stand commun lors du salon Collectible. Cette participation collective, où l’identité des musées reste modestement en filigrane de la présentation, pose un acte politique qui entend jouer la carte nationale et non la scission régionale.

Manifeste

Le Design Museum Gent, largement actif sur la scène internationale, semble naturellement porté sur les collaborations avec ses voisins du Nord. Au fil des ans, les collaborations se sont multipliées avec le Drents Museum à Assen (Drenthe), le Singer Museum à Laren (Hollande-Septentrionale), le Glasmuseum à Leerdam (Utrecht), le Zilvermuseum à Schoonhoven (Hollande-Méridionale), le musée Boijmans van Beuningen à Rotterdam, le Textielmuseum à Tilburg (Brabant-Septentrional), Envisions, etc. En 2016, l’exposition Design Derby BE / NL 1815-2015 posait les jalons d’une histoire croisée du design des deux pays. Prenant comme point de départ chronologique la création du Royaume-Uni des Pays-Bas en 1815, l’exposition confrontait 200 ans d’histoire, jetant un éclairage sur les particularismes et similitudes du design néerlandais et belge. Un véritable manifeste.

Deux ans plus tard, le Design Museum accueillait un des trublions de la scène néerlandaise, pur produit de la Design Academy Eindhoven, Maarten Baas. Ces collaborations transfrontalières sont facilitées, en Flandre comme en Wallonie, par le soutien actif de fondations et institutions néerlandaises: Mondriaan Fonds, Stimuleringsfonds, Creative Industry Fund, Stichting Stokroos, Grensverleggers, sans oublier l’aide de l’ambassade des Pays-Bas en Belgique qui lance chaque année plusieurs appels à projets. Un tel support à l’export des savoir-faire et talents n’existe pas en Belgique.

«Design Academy Eindhoven»

Outre les opérations culturelles, les échanges académiques stimulent également fortement le partage de connaissances. Si les Pays-Bas comptent plusieurs excellentes écoles, le paysage de l’enseignement y est dominé par la Design Academy Eindhoven. Son enseignement est particulièrement marqué par les caractéristiques qui qualifient le Dutch Design: concept, impact social, approche transversale… Sous la direction de Li Edelkoort, de 1999 à 2008, cette école va s’orienter vers un design qui s’appuie sur des stratégies où la fiction joue un rôle fondamental.

Plusieurs Belges, le plus souvent d’origine flamande, ont fait leurs études aux Pays-Bas: Maarten De Ceulaer, Nel Verbeke, Charlotte Jonckheer, Julien Carretero et Unfold, par exemple, sont diplômés de la Design Academy Eindhoven. Jan Boelen, directeur du Z33, centre d’art à Hasselt, y est en charge de la section Social Design. Axel Enthoven y a fait ses études de design industriel et y enseigne le design de mobilité. Les francophones sont moins nombreux à franchir la frontière. Cependant, attirée par la façon dont Eindhoven enseigne le design en fonction du contexte contemporain et des questions qui le traversent, la designer française installée à Bruxelles, Amandine David, y a obtenu un master en Social Design en 2018. «Le design y est envisagé comme un outil pour réfléchir sur la façon dont on construit une société, une culture, une histoire et dont on interagit avec les autres et le monde matériel», explique-t-elle. «C’est une école de renommée internationale, ce qui permet d’avoir accès à des moyens importants (notamment les ateliers), à une visibilité internationale et à un réseau intéressant.» Bien que le côté «brouillon et spontané» de la vie bruxelloise lui ait manqué à Eindhoven, la designer revient enthousiaste d’une expérience qui dépasse largement le seul enseignement du design: «Aux Pays-Bas, on considère le projet de design en dehors de l’objet et la valeur de l’objet en dehors du système économique classique. Le design devient un outil pour créer du lien, témoigner d’un apprentissage, susciter des débats, collecter des histoires, critiquer un modèle… et prend de nombreuses formes: objets, machines, vidéos, matériaux, installations, performances… Les frontières entre les pratiques sont plus poreuses. Les designers y abordent aussi des questions plus «provocantes», parce qu’elles sont politiques et parce qu’elles touchent parfois à l’intime. Ces pratiques sont largement soutenues et encouragées là-bas. D’un point de vue esthétique, il y a vraiment une identité forte qui se dégage, qui laisse plus de place au geste du designer/artisan/artiste, à l’expression et à l’imperfection. Ça va à contresens de tout ce qu’on nous a toujours enseigné en design industriel, et ça fait du bien.»

Marie pok

Marie Pok

directrice du CID (Centre d'innovation et de design au Grand-Hornu)
© G.Van Wessem.

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