Dessinatrice avant tout, Susanna Inglada représente l’abus de pouvoir et la violence
Susanna Inglada est née en Espagne en 1983, mais est installée aux Pays-Bas depuis 2012. Si elle est connue pour ses œuvres de grande taille, qui explorent les limites entre le dessin, le collage et l’installation, elle se considère avant tout comme dessinatrice. Avec ses œuvres accessibles, elle dénonce les conséquences des structures de pouvoir (cachées) dans notre société contemporaine.
Avec ses deux mètres et demi sur quatre, The City (2023) de Susanna Inglada a la taille d’une peinture monumentale. Ces dimensions conviennent à la dramaturgie de l’œuvre, qui rappelle naturellement les tableaux baroques et ceux de la Renaissance.
© S. Hardus
On y voit des personnages (à demi) nus dans la partie inférieure et d’autres, vêtus, dans la partie supérieure: une référence évidente à la manière inégale dont l’argent et les autres ressources sont répartis dans la société. Mais il apparaît aussi qu’il s’agit d’un exercice d’équilibre: la moitié supérieure a besoin des personnes du bas, sans quoi toute la représentation s’effondrerait. Fait remarquable, The City a le caractère et l’aspect d’une peinture, mais n’en est pas une. Comme beaucoup d’œuvres d’Inglada, il s’agit d’un collage, basé sur ses propres dessins.
L’acquisition de The City par le célèbre musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam en 2024 est une belle preuve de reconnaissance de l’œuvre d’Inglada, mais ce n’est sûrement pas la seule. Certaines de ses productions figurent également dans les collections de musées en Allemagne, en Autriche et en Espagne. Aux Pays-Bas, plusieurs musées en possèdent quelques-unes, notamment le Stedelijk Museum Schiedam et le Dordrechts Museum. Par ailleurs, l’artiste est très demandée pour des expositions. Au début de l’année 2024, elle a participé à une exposition de groupe à CODA (à Apeldoorn, en Gueldre) et elle a également pris part au parcours artistique Coup de Ville, un projet de la plateforme artistique Warp Art à Sint-Niklaas (en Flandre-Orientale).
© S. Inglada
Ce qui frappe à chaque fois, c’est à quel point le langage visuel et le style spécifique de Susanna Inglada sont identifiables. Ses œuvres sont reconnaissables au premier coup d’œil, même lorsqu’il s’agit de céramiques, de vidéos d’animation ou d’œuvres d’art textile, domaines dans lesquels elle s’est également spécialisée.
Le dessin comme langage universel
Comment Inglada est-elle parvenue à ce langage visuel particulier? Elle a d’abord suivi des cours d’art dramatique dans son pays d’origine, l’Espagne, poussée par son enthousiasme pour le jeu et la création de personnages et des mondes autour d’eux. Cependant, le théâtre n’était pas sa seule passion, car elle aimait dessiner et peindre depuis son plus jeune âge. À un moment donné, elle a dû choisir entre le théâtre et les beaux-arts. Elle a choisi la peinture.
Les conséquences systématiques de l’abus de pouvoir et de la violence sont au cœur du travail de l’artiste
Mais pendant son année de master au Frank Mohr Instituut de Groningue, Inglada s’est vite rendu compte que la peinture n’était pas vraiment son truc. Elle n’aimait pas devoir appliquer la peinture en une série de couches. Elle préférait une méthode de travail plus directe, mieux adaptée à son sujet. À l’époque, son œuvre traitait déjà de sujets tels que l’inégalité (entre les sexes), le pouvoir et la violence, des thèmes qui caractérisent toujours son travail aujourd’hui. En outre, elle n’est pas très intéressée par les œuvres conceptuelles, qui nécessitent beaucoup de lectures pour être comprises. Elle préfère produire de l’art qui fait appel aux sens et aux émotions. Le dessin est la forme qui répond à ces désirs: il est accessible, physique et, d’une certaine manière, universel. Qui n’a jamais dessiné dans son enfance?
Des collages dans l’espace
Pour en revenir aux débuts de l’artiste: elle s’est rendu compte que le théâtre lui manquait. Elle a alors eu une intuition: et si elle utilisait l’espace comme toile ou comme scène? Elle décide alors de découper ses propres dessins et de les assembler de manières différentes, sous la forme de grands collages et, plus tard, d’installations. Ce faisant, elle trouve sa propre façon de travailler, dit-elle. Avec les collages, son travail a pris une dimension spatiale. Les éléments de l’image commencent alors à se détacher du mur ou à s’y appuyer à peine. Comme dans The Loser (2015), où d’immenses oreilles détachées investissent l’espace.
© S. Inglada
Plus tard, Inglada se lancera aussi dans des «œuvres d’angle». Dans le catalogue accompagnant l’exposition collective Liefde voor tekenen (L’Amour du dessin), qui s’est tenue au Stedelijk Museum Schiedam jusqu’à la mi-septembre 2024, elle qualifie ¿Y Ahora Qué? (Et maintenant?, 2020) d’œuvre clé. Deux personnages grandeur nature, placés dans un coin, semblent trébucher l’un sur l’autre ou, étrangement, s’équilibrer. Une troisième personne, allongée sur le sol, semble les maintenir debout avec son long nez de Pinocchio. Qui donc est subordonné à qui?
Du fait de sa formation théâtrale, les installations d’Inglada sont parfois comparées à des décors, mais cette comparaison n’est pas tout à fait pertinente: après tout, ses personnages se détachent rarement d’un arrière-plan spécifique, et ces arrière-plans ne remplissent donc pas la fonction d’un mur ou de la vue d’une salle d’exposition. L’objectif d’Inglada n’est pas de représenter des lieux précis. Ses scènes pourraient se dérouler n’importe où, tant le thème de son œuvre est universel.
Saisir, tirer, soutenir
Ce qui caractérise Susanna Inglada, ce sont les personnages qui figurent sur ses œuvres. Ils expriment la manière dont les gens se comportent entre eux. Dans The City – titre plutôt abstrait s’il en est -, les personnages apparaissant dans le bas de l’œuvre forment ensemble un lieu ou un bâtiment. Les cheveux longs des personnages du haut s’élèvent comme des panaches de fumée ou des drapeaux. Mais en définitive, ce qui compte, ce n’est pas l’environnement, mais plutôt les personnages eux-mêmes, qui illustrent la manière dont les gens interagissent. Cette approche confère à l’œuvre d’Inglada un caractère allégorique: des thèmes abstraits sont illustrés par des représentations concrètes.
Les conséquences systématiques de l’abus de pouvoir et de la violence sont au cœur du travail de l’artiste: des conséquences qui restent souvent invisibles dans la vie de tous les jours et dont tout le monde est responsable. Lorsque vous achetez de nouveaux vêtements, note-t-elle, vous contribuez à l’exploitation de quelqu’un à l’autre bout du monde. Ainsi, son travail contient toujours une espèce d’ambivalence vis-à-vis de l’autre. On pousse, on tire, on se saisit même de gens, comme dans le récent Nothing Twice (2024).
© S. Inglada
Même un peintre baroque serait gêné par cette représentation écrasante. Pourtant, les personnages d’Inglada sont tout aussi souvent des appuis les uns pour les autres, comme dans The City. Il y a entre l’individu et le groupe une tension constante qui, dans son travail, prend des formes très concrètes
Des influences ramifiées
Inglada connaît bien l’histoire de l’art, et cela se ressent dans son travail. La Renaissance et le baroque, avec leur sens du drame et leur grande quantité de personnages, de corps, de détails et d’histoires, sont des points de référence logiques. Elle cite Goya comme sa principale source d’inspiration. Elle se réfère notamment à ses gravures qui dépeignent l’horreur des guerres napoléoniennes et font de lui un précurseur de l’expressionnisme. Elle est également une grande admiratrice de l’artiste allemand Otto Dix, notamment pour sa critique visuelle à la fois violente et humoristique de l’époque dans laquelle il a vécu, une période marquée par deux guerres mondiales.
Susanna Inglada connaît bien l’histoire de l’art, et cela se ressent dans son travail
Inglada se sent aussi proche de Paula Rego. Si, au départ, elle ne connaissait pas cette peintre anglo-portugaise, elle a souvent été comparée à elle. Selon Inglada, la parenté réside en partie dans l’influence évidente de Goya dans l’œuvre de Rego. Elle évoque également la tradition mexicaine de la peinture murale, en particulier celle de Diego Rivera. Celui-ci a été fortement influencé par les fresques qu’il a vues à Rome. Bref, l’influence et la tradition peuvent se ramifier de multiples façons.
Violence et soulagement
Inglada a elle aussi séjourné à Rome, en 2020. Ce séjour dans la capitale italienne l’a décidée à inclure les maîtres anciens dans son travail. Ils y servent souvent de point de départ, même si cela ne se voit pas toujours de prime abord. Inglada admire particulièrement la manière visuelle dont ces maîtres racontent des histoires. Nombre d’entre eux travaillaient à une époque où la majorité de la population était analphabète. L’information devait donc être transmise de manière visuelle, par exemple dans les églises. Le choix des histoires et la manière dont elles étaient représentées peuvent toutefois être remis en question aujourd’hui. Dans les lieux de culte catholiques, Inglada a remarqué à quel point les scènes bibliques étaient violentes et sexistes.
© S. Inglada
Prenons le Bernin, l’un des grands sculpteurs de l’ère baroque. Plusieurs de ses sculptures représentent des récits mythologiques dans lesquels la violence à l’égard des femmes joue un rôle non négligeable. Inglada a été choquée par la manière dont ces sculptures idéalisent la violence. La sculpture du Bernin Le Rapt de Proserpine a été le point de départ du collage Last Touch (2020): une collection de mains grouillantes, à l’aspect sculptural.
Comme si ces mains voulaient vous saisir, jusqu’à ce que vous réalisiez qu’elles s’agrippent dans le vide et qu’elles sont devenues impuissantes. On ne peut alors réprimer un sentiment de soulagement et on peut espérer que leurs victimes potentielles se sont déjà enfuies. Ainsi, cette scène cauchemardesque peut enfin faire naître un sourire. L’imagination met en lumière des liens inconfortables, mais l’humour permet d’aborder ces sujets, aussi lourds soient-ils.
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