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littérature compte rendu

Suspens au sommet de l’Empire romain: «Sabine, épouse d’Hadrien» de Nynke Smits

11 octobre 2024 6 min. temps de lecture

Un roman historique qui emprunte les codes du thriller pour donner vie à Sabine, épouse de l’empereur Hadrien, c’est ce que propose Nynke Smits avec Sabine, épouse d’Hadrien. La Néerlandaise signe un premier roman qui s’aventure courageusement sur les pas de Marguerite Yourcenar tout en suivant sa propre voie.

«Elle était donc là, cette imitation obscène d’un obélisque antique, qu’Hadrien avait fait venir d’Égypte. Il en avait composé lui-même l’inscription, six ans plus tôt, quand on avait érigé le monument à Antinoöpolis. C’était la première fois que je le voyais. Tandis que j’essayais de déchiffrer les hiéroglyphes gravés dans le granit, mes lèvres remuaient sans laisser passer le moindre son. Il s’agissait d’une prière adressée au dieu égyptien Rê-Horakhty pour le salut de l’âme du garçon, pour qu’il accorde une longue vie à l’empereur et, bel et bien, pour l’“Aimée de l’empereur, Sabina Augusta”. Hadrien et Sabine, réunis en des hiéroglyphes. On nous trouvait ici et partout incorporés dans la pierre, amoureusement conjoints. Ainsi le voulait le protocole. Mais ce que nous avions réellement fait ou omis de faire, ce que nous avions gardé pour nous, le monde entier l’ignorait. C’était poinçonné dans mon cœur et ma conscience, nulle part ailleurs.»

Quand Sabine fait cette découverte sur l’un des chantiers de la Villa Adriana à Tivoli, nous sommes en l’an 136. Elle a cinquante ans et six années ont passé depuis la mort d’Antinoüs, le garçon mentionné dans l’extrait.  Dès les premières pages, nous sommes informés de l’état nerveux de l’impératrice, de la mauvaise relation entre les époux et de l’existence de lourds secrets.  Quelques quatre cents pages après, le lecteur connaîtra le comment et le pourquoi et aura une idée de la vie dans les hautes sphères de la Rome antique.

En 2017, soixante-six ans après la parution de Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, la professeure de langues classiques Nynke Smits publie en néerlandais Sabina, vrouw van Hadrianus (Sabine, épouse d’Hadrien). Ce premier roman, bien accueilli aux Pays-Bas et en Flandres, a été récemment traduit en français. Comme à son habitude, le traducteur Daniel Cunin a signé une traduction fluide aussi accessible et agréable à lire que l’original. Le titre de cette traduction française est Mémoires de Sabine, épouse d’Hadrien.

Il s’agit, comme dans le cas du chef-d’œuvre de Yourcenar, de mémoires fictives.  Contrairement à Yourcenar qui était convaincue que la valeur humaine du roman historique est «singulièrement augmentée par la fidélité aux faits» (1) et mentionnait scrupuleusement ses sources historiques, Nynke Smits se passe de toute note justificative. Elle opte pour un roman proche du thriller, dans lequel chaque élément tombe inévitablement à sa place.

Tout à fait dans l’air du temps, l’autrice a recours à la dramatisation des éléments empruntés à la réalité historique. Elle augmente ceux-ci du fruit de son imagination et les organise autour d’une forte intrigue à l’aide d’une narration ponctuée de nombreux flash-back. Le résultat est décidément très éloigné de la biographie romancée de Yourcenar, sur laquelle plane une permanente incertitude «qui, avant d’être celle de l’histoire, a sans doute été celle de la vie elle-même.» (1).

Ce n’est cependant pas parce que Smits écrit de manière plus concrète et ne rend pas compte d’autant de facettes de la vie humaine que son érudite prédécesseure que Mémoires de Sabine, épouse d’Hadrien soit sans intérêt. Leurs romans respectifs, l’un a suspens et l’autre contemplatif, l’un premier roman et l’autre publié après trente ans d’une carrière d’écrivaine, ne sont tout simplement pas comparables. En somme, si une escapade vers le IIe siècle vous tente, je vous conseille de lire les deux.

Le plaisir qu’a eu Smits à partager ses connaissances de la culture romaine avec ses futurs lecteurs est palpable.  Elle nous donne une idée de la Pax Romana, une période de stabilité, de tolérance et de prospérité dont bénéficiaient de grandes parties de l’Europe, de l’Asie mineure et de l’Afrique du Nord. Il y avait peu de guerres et l’architecture et les beaux-arts fleurissaient.

Le mariage de Sabine, une cousine au second degré de l’empereur Trajan, avec Hadrien, le fils adoptif et héritier du trône de Trajan, a été un mariage de raison ayant connu peu de moments d’intimité (et ce n’est pas le sous-titre publicitaire du roman, «Une histoire d’amour hors norme» qui nous convaincrait du contraire). Sabine la Romaine s’intéressait aux salons littéraires et aux beaux-arts, tandis qu’Hadrien, originaire de la campagne espagnole et formé dans l’armée, n’était pas spécialement charmé par la compagnie des patriciens romains.  Il voyageait beaucoup et n’avait aucun complexe par rapport aux amours extraconjugales, notamment avec des hommes, même très jeunes.

Le grand amour d’Hadrien était le jeune Grec Antinoüs, qui, après sa mort mystérieuse en Égypte  (suicide, meurtre, accident, sacrifice?) a été déifié et vénéré partout dans l’empire. Sabine et Hadrien n’ont pas eu d’enfants, ce qui est présenté par Smits comme un choix délibéré d’Hadrien. En effet, comme ses prédécesseurs, il préférait adopter le successeur de son choix.

Lutte pour la succession

Le choix d’un favori s’accompagnant évidemment de différents types d’intrigues, Smits a imaginé que Sabine, sans s’en rendre pleinement compte, se trouvait au cœur de la lutte pour la succession d’Hadrien.  Cette idée est devenue le fil rouge du roman. Sabine reste fidèle à son protégé Fuscus, un neveu qui selon Hadrien n’a pas les capacités de devenir un bon empereur. Les époux, qui se parlent déjà peu, évitent le sujet et deviennent en quelque sorte des concurrents. Sabine suit les sentiments maternels qu’elle a pour Fuscus, tandis qu’Hadrien pense à la stabilité de l’empire. Par la perspective de Sabine, Smits décrit un Hadrien qui, malgré sa sagesse et son pacifisme en tant qu’empereur, montrait dans la sphère privée une tendance à la cruauté.

Nynke Smits fait preuve d’un certain courage et de connaissances solides pour se permettre de frôler l’ombre de la grande Marguerite Yourcenar

Sabine a recours à ses souvenirs pour tenter de comprendre ce qu’il se passe autour d’elle.  Elle revit les voyages en Grèce, en Angleterre et en Egypte où elle a accompagné Hadrien. Le bien-être du jeune Fuscus, qu’elle considère malgré des signes contraires toujours comme successeur pressenti d’Hadrien, et l’énigme de la mort d’Antinoüs se trouvent au centre de ses introspections. Le suspens est entier du fait que le lecteur connait seulement le point de vue de Sabine et que celle-ci a commencé l’écriture de ses mémoires avant de découvrir l’information clé.

La mention d’écrivains fréquentés par l’impératrice et de quelques œuvres philosophiques et littéraires font ressortir le côté femme de lettres de Sabine. Mais cet aspect reste assez peu développé. Le plus irritant est que l’émotive Sabine de Nynke Smits stipule maintes fois son aversion, très XXIe siècle, pour la viande, le sang, le combat et les jeux. Cela se veut-il une façon de mettre en relief ce qui la différencie de l’empereur, ce rustre? Ceci dit, une fois surmontée ce brin de schématisme et une certaine raideur des premiers chapitres, il est facile de se laisser entraîner par la narration, l’enchaînement des événements. C’est aussi un plaisir de découvrir comment les deux fils rouges soigneusement déroulés, celui de la succession au trône et celui de la mort d’Antinoüs, se croisent pendant une course folle à travers Rome.

Nynke Smits fait preuve d’un certain courage et de connaissances solides pour prendre de telles libertés avec l’histoire et se permettre de frôler l’ombre de la grande Marguerite Yourcenar!

Nynke Smits, Mémoires de Sabine, épouse d’Hadrien. Une histoire d’amour hors norme, traduit du néerlandais par Daniel Cunin (titre original: Sabina. Vrouw van Hadrianus, Een bijzondere liefdesgeschiedenis), Gallimard, 2024.

 Note:
(1) Marguerite Yourcenar, Carnet de Notes de Mémoires d’Hadrien, Gallimard, 1974
Dorien-Kouijzer

Dorien Kouijzer

critique et journaliste culturel

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