Tares de l’histoire: «Une ascension» de Stefan Hertmans
Tant les demeures que le cœur des hommes peuvent s’avérer doubles, puisque tous deux peuvent cacher des secrets, des aspects honteux et de sombres recoins… Fasciné par les soubresauts de l’histoire, l’écrivain flamand Stefan Hertmans (°1951) aime justement fouiller ces zones grises de la psyché ou de la traversée humaine. Il estime d’ailleurs que «le roman est essentiel pour inverser le travail de l’histoire, à savoir imaginer et inventer la réalité».
Hertmans a conquis le monde francophone avec Guerre et Térébenthine1, un roman qui se déroule principalement durant la Première Guerre mondiale, et Le Cœur converti2, un livre dans lequel il suit la trace d’une noble chrétienne du XIe siècle tombée amoureuse d’un garçon juif. Le voici qui s’immisce dans la période si noire et si honteuse de la Deuxième Guerre mondiale.
© Fr. Mantovani
On a longtemps vanté l’héroïsme ou la résistance, mais ce serait se voiler la face quant à l’entièreté de la vérité, celle à laquelle le narrateur d’Une ascension va se heurter malgré lui. Écrivain, ce double de papier de Hertmans, est aimanté par une maison, qui semble littéralement à l’abandon. Elle deviendra la sienne, celle où il se sent véritablement chez lui pendant vingt ans. Mais un jour, il tombe par hasard sur le livre Zoon van een «foute Vlaming» (Fils d’un «mauvais Flamand») d’Adriaan Verhulst3. De quoi lui donner froid dans le dos, puisque le narrateur découvre l’identité de celui que sa maison a abrité précédemment: Willem Verhulst (1898-1975), alias le plus grand collaborateur de sa ville natale, Gand. Un lieu où ce SS flamand a régné en maître, se croyant tout-puissant. On ignore combien de Juifs et d’opposants il a déportés, mais il est clair qu’il y a activement contribué en faisant preuve d’une volonté de fer, histoire de briller auprès de ses pairs nazis. Quel choc!
Débute alors une quête historique et personnelle pour reconstituer le portrait de cette figure clé de l’occupation. «L’homme que je veux apprendre à comprendre se dessine lentement», au fur et à mesure de l’exploration des archives, des lettres ou des cahiers des principaux concernés, y compris ceux des enfants Verhulst. Hertmans va jusqu’à rencontrer sa fille, Letta, d’une lucidité étonnante. Peu à peu, il se glisse dans la part intime et politique de ce collaborateur zélé qui incarne le mal en personne, y compris côté vie privée. Jusqu’au bout, cet homme de conviction «déclare qu’il est resté franchement “incorrigible et fier” et exprime encore une fois son souhait que la Belgique disparaisse.» Aux yeux de sa fille Letta, «il n’a donc rien appris».
N’empêche qu’il est intéressant de plonger dans cette vie parfois nauséabonde, contrebalancée par une personnalité inattendue et lumineuse, Mientje. Willem Verhulst perd prématurément sa première épouse, une Juive qu’il aimait profondément. Pas évident de succéder dans son cœur, mais la douceur de Mientje finit par l’emporter. Aussi épouse-t-il cette femme follement amoureuse en secondes noces. Elle devient la mère de ses enfants et le pilier de son existence intime. Mais celle-ci se rend bien compte que cet homme énigmatique, fuyant, «buté et arrogant», lui échappe. Bientôt, elle comprend ses ambitions politiques qui ne sont guère les siennes. «Il s’est mis à détester l’État belge.» Comment approuver son uniforme SS, son salut nazi ou ses fréquentations douteuses visant à «surveiller la pureté de l’âme de la population»? Mientje va résister à sa façon, en freinant cet élan dans sa propre maison. Pas question que son mari contamine son intérieur ou ses enfants qu’elle refuse d’élever dans la haine de l’autre. Au contraire, Mientje insuffle de l’amour et de la lumière en ces temps ténébreux.
C’est ce personnage bouleversant qui permet au lecteur de souffler dans un roman parfois oppressant. Au fond d’elle, cette femme humaniste se sait trompée, mais face au chaos ambiant elle tente juste de tenir la barre afin de ne pas sombrer avec ses petits. Mientje, la fidèle, ne lâchera d’ailleurs jamais ce lâche de Willem –«héros de pacotille, un vrai froussard»– même à l’heure de la débâcle, quand les collabos flamands ont connu les revers de la gloire et qu’ils étaient prêts à tout pour sauver leur peau. Comme le suggérait une fable de La Fontaine, «Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de la cour vous rendront blanc ou noir.»
En lisant Stefan Hertmans, on reste emporté par la beauté de la langue, qui se mêle ici au sens nuancé de l’histoire, placée dans un contexte aussi précis qu’extrême. Plus il avance dans ses recherches, plus il se rend compte que le SS Verhulst «n’est qu’un Flamand ordinaire qui utilise à mauvais escient l’idéalisme flamingant comme excuse pour envoyer des Juifs dans les camps.» Une façon d’assouvir sa soif immodérée de pouvoir. Loin d’être ancré dans un passé lointain, ce livre semble indispensable pour saisir les mouvements nationalistes flamands et leurs branches politiques actuelles, tant ils découlent indéniablement de cet héritage menaçant. Des racines idéologiques bien implantées dans un passé lourd de conséquences, dont on ne cesse de payer le prix au fil des générations. À l’heure où tous les ingrédients de la crise, la frustration et la haine, sont à nouveau réunis, pour basculer dans les pires moments de l’histoire, l’auteur nous rafraîchit la mémoire en tirant une sonnette d’alarme.
Stefan Hertmans, Une ascension (titre original: De opgang), traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, éditions Gallimard, Paris, 2022.
Bientôt paraîtront aux éditions Gallimard un choix de la poésie de Stefan Hertmans et aussi un choix de ses essais. Les traductions seront signées Philippe Noble.