Tendre un miroir au spectateur : un duo flamand dans le pavillon belge de la Biennale de Venise
Bientôt commence la 58e edition de la Biennale de Venise. Les Pays-Bas seront représentés par Iris Kensmil et Remy Jungerman, deux artistes d’origine surinamienne qui combinent à merveille le modernisme du XXe siècle et des éléments d’autres traditions artistiques. Un des choix les plus contestés en vue de la biennale a été fait par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Cette année c’était au tour de la partie francophone du pays de choisir les artistes représentant la Belgique et le choix de la ministre de la Culture francophone, Alda Greoli, est immédiatement tombé sous les feux de la critique. Un choix qui, en effet, n’allait pas de soi étant donné que «Thys et De Gruyter» sont des artistes … flamands résidant à Bruxelles.
Dans une lettre ouverte, publiée dans les journaux De Morgen et La Libre Belgique, une vingtaine de directeurs de musées, de propriétaires de galeries d’art et d’artistes ont immédiatement fustigé le choix fait par la ministre Alda Greoli. Selon les signataires, parmi lesquels il y avait également des Flamands comme Philippe Van Cauteren (directeur du musée municipal d’Art actuel de Gand) et Dirk Snauwaert (directeur du centre d’Art contemporain Wiels à Bruxelles), ce choix suscitait l’impression que la Belgique francophone manque d’artistes.
© Thys & De Gruyter / M. Nieto.
Mais le point le plus délicat est évidemment celui des 450 000 euros de subvention attribués aux heureux élus pour réaliser leur projet, alors que le budget de la Communauté française alloué aux beaux-arts est plutôt dérisoire. Dans le journal flamand De Tijd, Harald Thys qualifie la nomination de «beau geste» et suggère que «la Flandre fasse un choix analogue lorsque ce sera son tour dans deux ans».
Le duo artistique Thijs & De Gruyter a posé sa candidature sur les instances d’Anne-Claire Schmitz, fondatrice de l’espace artistique bruxellois La Loge et commissaire du pavillon belge. Le jury avait à choisir entre treize projets. Mondo Cane (Monde de chien) de Thys et De Gruyter a su les convaincre. Dans cette nouvelle installation, une vingtaine de poupées exécutent durant quinze minutes des mouvements répétitifs, après quoi le spectacle reprend au départ.
Comme beaucoup d’autres œuvres de Jos De Gruyter et Harald Thys, Mondo Cane comporte une dimension contestataire : ce qui de prime abord paraît drôle évolue par la suite vers une chorégraphie sombre qui tend un miroir au spectateur. Le titre est tiré d’un film documentaire italien éponyme (réalisé en 1962) où les metteurs en scène Paolo Cavara et Gualtiero Jacopetti tentent de choquer le spectateur à travers des images réelles ou mises en scène.
Depuis la seconde moitié des années 1980, Harald Thys et Jos De Gruyter travaillent conjointement à une œuvre très diverse. Ils sont surtout connus pour leurs vidéos, mais ils ont aussi réalisé de grandes installations spatiovores, des dessins et des sculptures.
© Thys & De Gruyter / H. Rodiers.
Ces dix dernières années, ils ont régulièrement exposé en solo à l’étranger, entre autres à la Kunsthal Aarhus (Danemark), au Kunstverein München, à la Triennale de Milan, au Portikus Frankfurt, au MOMA PS1 à New York, au Museum of Contempory Art à Chicago, à The Power Station de Dallas, à la Kunsthalle Wien et à la Kunsthalle Basel. En 2011 ils ont reçu le prix de la Culture dédié aux arts plastiques en Flandre.
Le duo semble inspiré entre autres par le monde absurde de Samuel Beckett, par les films de Rainer Werner Fassbinder et de Luchino Visconti, par des rencontres fortuites de personnes vivant en marge de la société et par des séries télévisées pour enfants, ce dernier phénomène expliquant le style de jeu des personnages dans les vidéos, où des acteurs non professionnels débitent leurs répliques de façon lente et appuyée en faisant de grands gestes, ce qui confère un ton burlesque à leur jeu, baignant malgré tout dans une ambiance inquiétante, voire lugubre.
© Thys & De Gruyter.
L’angoisse sommeille dans les personnages qui semblent entièrement dépendants les uns des autres dans un environnement isolé et aliéné. Thys & De Gruyter créent des mondes parallèles où des personnages stéréotypés déambulent comme s’ils s’étaient égarés dans un conte des frères Grimm et qu’ils pouvaient à chaque instant perdre leur innocence. Les artistes avouent sans ambages que leur fascination pour l’Allemagne et la culture allemande joue un rôle important dans leurs créations.
Des poupées remplacent pour la première fois des acteurs dans la vidéo Das Loch
réalisée en 2010. Cette vidéo illustre la rivalité complexe entre le peintre Johannes, croyant en l’expression universelle de la peinture, et Fritz, un petit macho muni d’une caméra HD. L’utilisation de poupées peut être considérée comme un corollaire de la manière mécanique dont le duo artistique dirigeait ses personnages : en remplaçant les acteurs par des poupées, il était encore plus facile de se les approprier. Certaines poupées ont des têtes réalisées en mousse de polystyrène auxquelles Thys et De Gruyter confèrent des expressions et des émotions en les peignant, en les recouvrant et en les manipulant.
Parfois, les poupées surgissent aussi dans les installations. Dans The Power Station à Dallas, le duo présente en 2015 Die schmutzigen Puppen von Pommern. Des figures à l’aspect négligé pendouillaient aux murs et aux piliers de l’espace d’exposition, ce qui évoquait la zone frontalière avec le Mexique où les victimes du trafic de drogues sont pendues aux ponts suspendus en guise de dissuasion.
© Thys & De Gruyter.
Or, chez Thys et De Gruyter l’histoire remonte au XIIe siècle à Greifswald, ville hanséatique où une famille avait obtenu le monopole des exécutions capitales pour toute la Poméranie, certes contre paiement. Ainsi, la famille de bourreaux avait acquis une fortune colossale et faisait pression sur les autorités pour qu’elles prononcent le plus possible des sentences capitales. Pourtant, au bout de trois générations, le règne familial prit fin et la population insulta et mit au ban ses rejetons. À Dallas, les corps faits de sacs de jute emplis de paille représentaient les descendants de la famille de bourreaux.
© Thys & De Gruyter.
Des poupées de paille grandeur nature avaient déjà été utilisées auparavant par Thys et De Gruyter pour une installation dans la Galerie Micheline Szwajcer
à Anvers. Ici aussi, l’œuvre dissimulait un récit historique particulièrement chargé. Le duo réalisa les poupées misérables pour une installation à Otwock, petite ville prospère au XXe siècle, située non loin de Varsovie, et qui compta une importante population juive. Mais après la Seconde Guerre mondiale aucun Juif ne retourna vers sa ville natale et aujourd’hui les quartiers juifs sont habités par des Polonais alcooliques. Dans le projet pour Venise, des poupées d’un autre type se mettent en branle, à savoir des automates ou des robots contraints de réaliser certaines actions. Pour les voir, nul besoin d’aller jusqu’à Venise; d’après les informations, l’installation sera également présentée en Belgique – dans la partie francophone du pays et en Flandre.