Tessel Veneboer: une moraliste et une philosophe contemplent le portrait d’un révolutionnaire
18 jeunes écrivains de Flandre et des Pays-Bas donnent la parole à un objet de l’exposition Slavernij (Esclavage) du Rijksmuseum à Amsterdam. Tessel Veneboer a écrit un dialogue pour accompagner un portrait de Toussaint Louverture. Cette gravure a été réalisée par Govert Kitsen entre 1776 et 1819.
© Rijksmuseum, Amsterdam / Marianne Hommersom
Une moraliste et une philosophe contemplent le portrait d’un révolutionnaire
Cet uniforme, quelle tenue! On croirait voir les couleurs.
Et ces plumes! Ça a de l’allure, tu ne trouves pas, quelle toilette audacieuse!
Bien sûr qu’il était audacieux, c’était un homme de pouvoir, de beaucoup de pouvoir, même. Il a conduit la première et la seule révolte d’esclaves victorieuse de l’histoire de l’humanité, incroyable, non? Un homme charismatique, à ce qu’il paraît. Petit-fils d’un roi africain, il a été réduit en esclavage et, après avoir réussi à s’affranchir vers l’âge de trente ans, il a pris la tête d’une plantation de café.
Que veux-tu dire? Une plantation avec des esclaves?
Oui, la plantation est devenue sa propriété, esclaves inclus.
Mais attends une minute, je pensais qu’il avait justement obtenu l’abolition?
Exact. Mais évidemment, il fallait d’abord qu’il acquière un minimum de pouvoir. Une fois propriétaire de plantation, il a commencé à croire qu’il pourrait devenir quelqu’un de très important, et même jouer un rôle héroïque dans l’avenir d’Haïti. C’est l’effet qu’a le pouvoir sur nous, il nous donne confiance en nous, nous rend présomptueux.
Alors il a eu tort, n’est-ce pas? Il a obtenu son pouvoir par des moyens problématiques, ce n’est pas correct.
Je dirais plutôt que ses principes étaient à géométrie variable.
Allons bon, comment peut-on avoir des principes «à géométrie variable» quand il s’agit de s’opposer à l’esclavage? On est contre ou on ne l’est pas. Posséder des esclaves, moi je dis que c’est mal.
Je ne dis pas non plus que c’était un saint, mais ça ne l’a pas empêché d’être un héros. Un grand héros. Cette distinction rigoureuse entre le bien et le mal que tu tentes d’appliquer n’existe pas, pas plus aujourd’hui qu’à l’époque. Qui que tu sois, quoi que tu fasses, le pouvoir corrompt, tout le monde le sait.
Ah là là, toi et tes grandes déclarations!
Tu exagères. D’ailleurs, Louverture n’a obtenu de pouvoir que parce que la France coloniale le lui a accordé. Il n’avait donc pas les coudées franches. Toute forme de pouvoir dépend toujours d’un autre.
Je ne suis pas convaincue.
Toussaint Louverture est un cas intéressant. Il a été dominé et a dominé lui-même. Peut-être est-ce précisément grâce à cette expérience ambiguë qu’il a pu devenir un si grand révolutionnaire, il avait compris comment fonctionne le pouvoir.
Crois-tu qu’il ait lui-même choisi un chapeau à plumes aussi imposant? Afin d’affirmer son pouvoir?
Ma foi, «l’homme qui tirait son statut de son chapeau», et après? Nous connaissons l’image grâce à l’histoire de l’art: l’homme en tant que commandant tout-puissant, autorité suprême. Nous, les femmes, nous ne pouvons pas afficher notre puissance au moyen de notre couvre-chef. Et cependant, nous exerçons à notre tour un pouvoir en jetant nos yeux sur ce portrait sans voix et en tirant des conclusions gratuites.
Qui dit que c’était son choix d’être représenté avec un tel chapeau?
Si tu veux mon avis, il est de plus en plus compliqué de savoir qui dispose de quel pouvoir et à quel moment. En tout cas, c’est tout aussi compliqué aujourd’hui qu’au cours des siècles passés.
En effet. Il est peut-être difficile de déterminer qui a exercé ou non du pouvoir, mais nous pouvons en tout cas analyser le pouvoir. Avec ou sans chapeau imposant à plumes.