Thom Wijenberg – danseurs sous la lune, la danse lunaire
Dix-huit jeunes écrivain∙es de Flandre et des Pays-Bas donnent la parole à un objet du XIXe siècle exposé au Rijksmuseum. Ils et elles ont écrit une histoire en se posant la question suivante: que voit-on lorsqu’on regarde ces objets dans la perspective d’une catastrophe imminente? Avec Thom Wijenberg, nous nous intéressons à Diorama d’un Du, bal dans la plantation de Gerrit Schouten. «elle craint que sa figure pâle n’attire la lumière, craint les moqueries, et elle se réfugie derrière un poteau, honteuse, le rouge aux joues: faja lobi, hortensia du Japon, carmin.»
© Collection Rijksmuseum, Amsterdam
danseurs sous la lune, la danse lunaire
ce soir Jacoba les voit danser
sous des draps de tonnerre, le toit de feuilles d’açaï ruisselant
elle ne peut y aller, on l’a mise en garde
ce n’est pas pour ses yeux, disent les dames de la société qui ont plus de temps qu’elle au compteur tropical, alors elle ferme les volets à leurs chants, reste au lit et espère un rêve doux, un bateau à vapeur qui la dépose à l’aube, au repas du matin avec son époux gouverneur elle pourra soupirer, soulagée: encore une année d’obéissance achetée
c’est ce qui était prévu
mais les tambours, le chant croissant du loango tou-tou, ô, si rythmé le clap-clap-clappement des baguettes sur le kwakwabangi, le banc de bois d’où Jacoba observe de jour les charrettes à bœufs, les nuages de poussière qui suivent pesamment le piétinement des sabots et s’égarent telles des âmes perdues à travers les rues de Paramaribo – elle est presque partie, quand
clap clap clap, le clappement revient
ce tapotement exaspérant à sa porte
continue de claquer jusqu’à ce que la curiosité la tire du lit
elle s’habille gauchement, les mains expertes de sa femme de chambre sont en congé pour la célébration, et après quelques clappements, instants, elle surgit, s’épanouit précocement dans sa robe du dimanche, rose tendre sur la scène nocturne, et elle craint que sa figure pâle n’attire la lumière, craint les moqueries, et elle se réfugie derrière un poteau, honteuse, le rouge aux joues: faja lobi, hortensia du Japon, carmin
ils ne semblent rien remarquer, les joueurs de Du
ou ils font semblant et continuent leurs danses indemnes, chantent comme Jacoba ne les a jamais vus chanter, elle ne connaît que les chansons de la plantation, des hymnes secrets entendus lors d’excursions de son mari à l’intérieur des terres, mais cette nuit, ils se bousculent et tournent comme des toupies, se gonflent, en délire, et éclatent, ténébreux, ivres de plaisir, tandis que tambourinent les tambours, battent les baguettes, clap clap clop
ils invoquent
ils convoquent
un afo, pense Jacoba, un ancêtre ou une force
assez puissante pour bannir le tyran blanc et elle se sent blanche et petite comme les perles offertes qu’elle voit soudain (choc) briller aux oreilles de la pikin mama, la petite mère qui s’agenouille sur scène devant la kownu et la supplie de venir la chercher, de ne pas l’abandonner ici dans les forêts étouffantes, s’il te plaît kownu, donne un poste prestigieux à mon bien-aimé à la maison, marmonne l’épouse du gouverneur, jouée par une dame noire avec des bandes blanches autour des jambes
les rires qui suivent, Jacoba ne les entend pas
ou les rugissements, si c’est ce dont il s’agit
à présent elle comprend pourquoi elle aurait dû rester au lit
car un jour sa vie insouciante sombrera outre-mer, les mains qui aujourd’hui la servent et la portent la repousseront, dans l’eau d’où elle vient, et, comme si elle était une actrice du jeu de rôles, l’aflaw, l’évanouie, elle s’écroule, voit une dernière fois les perles scintiller de blancheur dans les lobes colorés et la lune là-haut percer sur la toile nocturne, au-dessus de la forêt tropicale plate comme du papier carbone découpé, et comme ce blanc paraît petit dans l’immense nuit noire