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Thomas Kanza commence ses études à Louvain

22 septembre 2020 10 min. temps de lecture Le passé colonial

En 1952, Thomas Kanza fut le premier Congolais à venir étudier dans une université belge. Son histoire jette un éclairage fascinant sur les rouages du colonialisme belge, mais aussi sur la façon dont cette période prit fin et sur son héritage.

Thomas Kanza est le premier Congolais à entamer des études universitaires. Il a 19 ans lorsqu’il s’inscrit à l’université de Louvain, en 1952. Thomas est le fils de Daniel Kanza, l’un des dirigeants de l’ABAKO, l’Alliance des Bakongo. Cette association à visée initialement culturelle se transforme dans les années 1950 en l’un des principaux partis politiques de la colonie belge. Elle milite pour un Congo indépendant, et lorsque cette revendication deviendra réalité en 1960, le premier président de la nouvelle république, Joseph Kasavubu, sortira de ses rangs. Tout cela ne s’est pas produit de façon aussi simple et rapide que ces quelques lignes pourraient le laisser présumer. La voie tracée dans les années 1950 vers un Congo indépendant fut un processus complexe.

Bien que le nom de Thomas Kanza ne nous dise plus grand-chose aujourd’hui, son histoire est importante, car elle dévoile la mécanique sous-jacente qui mènera finalement à la décolonisation. Son parcours illustre en outre le fait que cette histoire ne se déroule pas seulement au Congo, mais aussi en Belgique et en Flandre.

En 1952, commencer ses études à Louvain n’a rien d’une évidence pour Thomas Kanza. Aucun autre Congolais ne l’a fait avant lui et, dans son pays, ses compatriotes n’ont pas non plus accès à l’enseignement universitaire. La première université implantée sur le territoire congolais ne verra le jour que deux ans plus tard, dans l’actuelle Kinshasa, qui s’appelle encore Léopoldville à l’époque. Cela en dit long sur la politique éducative coloniale de la Belgique qui, en comparaison avec la Grande-Bretagne et la France par exemple, n’ouvrira que tardivement les portes de l’université aux habitants de sa colonie. Cette politique en matière d’enseignement est d’ordinaire résumée par la devise : « pas d’élite, pas d’ennuis ». Le paternalisme inhérent à l’entreprise coloniale amène à concentrer les efforts dans le domaine éducatif sur l’enseignement primaire et la formation générale. Une grande partie des autorités coloniales considère qu’il serait dangereux de laisser les Congolais accéder aux études supérieures, et en particulier à l’enseignement universitaire, car cela entraînerait la création d’une élite intellectuelle aux idées nationalistes et révolutionnaires. Pour beaucoup, il est tout aussi inconcevable d’envoyer des Congolais étudier dans les universités belges, étant donné le risque d’exposition à toutes sortes d’idées progressistes et radicales. Pas d’élite, pas d’ennuis : voilà le principe à suivre.

Si Thomas Kanza réussit quand même à partir pour Louvain, il le doit avant tout à sa propre détermination et à l’aide de quelques Belges influents. Il adresse une demande au recteur de l’université, Honoré Van Waeyenbergh, qui lui répond favorablement et lui souhaite la bienvenue à Louvain.

En l’absence d’un système officiel de bourses d’études, Kanza reçoit le soutien financier de l’homme d’affaires Romain Nélissen et peut enfin commencer ses études en sciences de l’éducation. Son exemple inspirera d’autres jeunes Congolais qui marcheront sur ses traces. À partir de 1954, il vit dans la Tiensestraat avec Paul Mushiete, tandis que Mario Cardoso habite un peu plus loin dans la même rue. Marcel Lihau s’inscrit aussi à Louvain, tandis que Justin Bomboko et André Mandi commencent leurs études à l’Université libre de Bruxelles. Si leurs noms sont aujourd’hui inconnus de la plupart d’entre nous, ces jeunes allaient pourtant devenir de grands hommes* de la politique congolaise immédiatement après l’indépendance. Peu à peu se forme ainsi un groupe de belgicains* politiquement engagés, qui entretiennent un véritable réseau et fondent en même temps des associations, telles que l’Association des étudiants noirs du Congo en Belgique.

Il apparaît bien vite que les craintes formulées par certains membres de l’administration coloniale n’étaient pas totalement infondées. Une élite aux idées nationalistes se constitue effectivement, et elle jouera un rôle important dans le processus de décolonisation. De même, les étudiants congolais en Belgique vont bel et bien développer des idées progressistes, voire radicales.

Un réseau critique se forme petit à petit autour de Thomas Kanza et des premiers étudiants congolais, avec des rencontres régulières à Bruxelles et alentour. Ce réseau ne se limite pas à la Flandre ou à la Belgique, mais prend une envergure transnationale. En effet, au cours des années 1950, l’essor du nationalisme et la lutte pour l’émancipation sont loin de concerner uniquement le Congo. Kanza entre notamment en contact avec Alioune Diop et Aimé Césaire, deux figures de proue du mouvement anticolonial de la négritude. Alioune Diop a également fondé Présence Africaine, une « revue culturelle du monde noir » qui constitue l’un des plus importants organes panafricains et anticoloniaux en français. C’est ce même Diop que Thomas Kanza rencontre en 1958, deux ans après avoir obtenu son diplôme, et qui lui donne le feu vert pour créer une sorte d’association satellite à Bruxelles : le Centre International, situé rue Belliard. Outre une bibliothèque baptisée Le Livre Africain, le bâtiment abrite le siège de la nouvelle association Les Amis de Présence Africaine.

Ce centre devient un lieu de rencontre très fréquenté par des voix critiques et anticoloniales issues de différents coins du globe. Outre la première génération d’étudiants congolais en Belgique, plusieurs Belges sont associés étroitement au centre. Ainsi, sa gestion courante est aux mains de Jean Van Lierde, un pacifiste militant et anticolonialiste convaincu, qui deviendra un ami loyal et conseiller de Patrice Lumumba pendant la décolonisation.

Jef Van Bilsen fréquente aussi ces milieux. Rédacteur du fameux « plan de trente ans pour l’émancipation de l’Afrique belge » en 1955, il est désormais convaincu que cette indépendance ne se fera plus attendre aussi longtemps. Le centre invite en outre diverses personnalités à venir donner des conférences, telles que Léopold Senghor et Aimé Césaire, chefs de fil du mouvement de la négritude, ainsi que d’autres intellectuels et écrivains africains.

Thomas Kanza joue donc un rôle pionnier en mettant en branle tout un mouvement et en rassemblant les partisans d’un Congo indépendant. En 1960, soit huit ans après le début de ses études, Kanza est présent à la Table ronde de Bruxelles, où se négocie l’indépendance du Congo. Lui et son frère Philippe ont invité le musicien Joseph Kabasele, mieux connu sous le nom de Grand Kallé, pour divertir la délégation congolaise. Accompagné par des membres de l’African Jazz et de l’OK Jazz, celui-ci compose la légendaire chanson Indépendance Cha Cha, qui célèbre l’indépendance imminente et tous les Congolais qui l’ont rendue possible, dont le père de Thomas, Daniel Kanza.

Le 30 juin 1960, quelques mois après la première interprétation de la chanson par le Grand Kallé et ses musiciens à l’hôtel Le Plaza de Bruxelles, le Congo devient indépendant. Au sein du premier gouvernement du Premier ministre Lumumba, Thomas Kanza est nommé ministre délégué auprès des Nations unies. Ses amis de l’Université libre de Bruxelles, Justin Bomboko et André Mandi, se partagent le portefeuille des Affaires étrangères, respectivement comme ministre et secrétaire d’État.

Nul doute que le parcours de Thomas Kanza dépasse de loin le cadre de la petite histoire*. L’itinéraire de ce groupe restreint de jeunes Congolais, qui sont partis étudier à Louvain ou à Bruxelles et y ont développé un réseau international, dévoile un certain nombre d’aspects importants de la décolonisation du Congo. Contrairement à ce que le mythe voudrait nous faire croire, l’indépendance n’est pas tombée du ciel. En dépit de la résistance d’une bonne partie des autorités coloniales belges, il s’est bel et bien formé une élite intellectuelle, qui s’inscrivait dans un mouvement plus vaste, d’envergure internationale, en faveur de l’indépendance. Comme le montre l’histoire de Kanza, cette élite s’est forgée en partie sur le sol flamand et belge, où ont eu lieu des débats et des échanges d’idées entre Congolais et Africains d’autres pays. En même temps, c’est la preuve que l’histoire coloniale ne peut être réduite à une simple opposition entre colonisateurs et colonisés. Le réseau critique mis en place par Kanza et les autres étudiants congolais n’incluait pas seulement des personnalités pouvant être qualifiées de « colonisées », ainsi qu’en témoigne la présence de figures telles que Jean Van Lierde et Jef Van Bilsen. Les « colonisés » ne formaient pas non plus un groupe homogène.

Kanza et ses camarades d’études constituaient eux-mêmes une exception en raison de leurs études universitaires. Mais même ces belgicains ne peuvent pas tous être mis dans le même panier. Ils sont notamment entrés en contact avec d’autres Congolais se rendant en Belgique, tels que les participants aux « voyages d’études » organisés par les autorités belges à partir de 1953. Après avoir ouvert les frontières belges aux Congolais, les pouvoirs publics semblaient vouloir garder un certain contrôle sur ce que ceux-ci pouvaient voir dans la métropole. Dans ses mémoires politiques de 1972, Thomas Kanza écrit que les Belges trouvaient plus facile de discuter avec ces visiteurs parce qu’ils les jugeaient plus modérés que les étudiants congolais, considérés comme « radicaux, voire extrémistes ». Il affirme que les visiteurs congolais avaient quant à eux l’impression que les étudiants congolais à Louvain étaient essentiellement « des protégés de l’administration coloniale et des missions ». Ces visiteurs « étaient constamment sur leurs gardes dans leurs discussions avec nous sur la lutte contre le colonialisme, et plus à l’aise avec les étudiants de l’université de Bruxelles ».

On le voit, au lieu d’une fracture nette entre colonisateurs et colonisés, les positions étaient très variées. Si les voix critiques qui s’élevaient en Flandre et à Bruxelles dans le sillage des étudiants congolais étaient sans doute opposées au colonialisme, le contenu de cet « anticolonialisme » pouvait toutefois différer fortement et ne peut être résumé en quelques mots. Kanza lui-même semblait parfois assez modéré ; ce serait une erreur de réduire son anticolonialisme à une sorte de sentiment antibelge.

D’une part, ses écrits des années 1950 contiennent des critiques acerbes à l’égard du système colonial et des « injustices et harcèlements raciaux » endurés par les Congolais. D’autre part, à la veille de l’indépendance, il suggérait encore la possibilité de créer un Congo autonome au sein d’une fédération belgo-congolaise. Une position qui s’explique sans doute par sa propre expérience et par l’aide initialement apportée à son initiative. Sur la première page de l’exemplaire de son pamphlet Congo, pays de deux évolués
de 1956 disponible à la bibliothèque de Louvain, il a ajouté la dédicace suivante : « L’Université Catholique de Louvain ainsi que son Recteur Magnifique S. Exc. Mgr. H. Van Waeyenbergh resteront créanciers du Congo et du peuple congolais. »

Vingt ans après le début de ses études, Thomas Kanza revient sur son parcours. « Quelqu’un devait être le premier à frapper à la porte et à l’ouvrir aux autres. Je n’ai jamais regretté d’avoir été le cobaye d’une expérience que la plupart des colonialistes belges considéraient comme dangereuse, voire impossible, pour n’importe quel Congolais à l’époque », déclare-t-il à propos de son rôle de pionnier. L’expérience qu’il évoque a en effet joué un rôle important. Elle a contribué à la formation d’une élite intellectuelle dont les autorités coloniales auraient préféré se passer. Dans la métropole coloniale, elle a créé un lieu de débats sur l’avenir d’un Congo indépendant. Elle a également été à l’origine d’une présence permanente de Congolais en Flandre et en Belgique. Après l’indépendance, l’envoi d’étudiants congolais en Belgique a été institutionnalisé au moyen d’un système officiel de bourses, qui a en partie posé les bases de la croissance d’une communauté congolaise en Flandre, en Wallonie et surtout à Bruxelles. Cette présence congolaise constitue aujourd’hui un rappel vivant de la façon dont un homme a défié la politique éducative coloniale en 1952 et dont il a fédéré autour de lui diverses voix critiques qui allaient apporter leur contribution à l’indépendance du Congo.

Extrait de Histoire mondiale de la Flandre, une coédition de La Renaissance du Livre (éditions Luc Pire) et Ons Erfdeel vzw.

Bibliographie
Bambi Ceuppens, David van Reybrouck & Vincent Viaene (dir.), Congo in België. Koloniale cultuur in de metropool, Louvain, Universitaire Pers Leuven, 2009.
Thomas Kanza, Conflict in the Congo. The Rise and Fall of Lumumba, Baltimore, Maryland, Penguin Books, 1972.
Valérie Kanza, « Alioune Diop et Thomas Kanza, Présence Africaine, un réseau de solidarité dans le processus de la décolonisation du Congo belge », Présence Africaine, II, 175-176-177, 2007, p. 79-84.
Ruben Mantels, Geleerd in de tropen. Leuven, Congo & de wetenschap, 1885-1960, Louvain, Universitaire Pers Leuven, 2007.
Guy Vanthemsche, Belgium and the Congo, 1885-1980, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
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Sam De Schutter

historien attaché à l'université de Leyde

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