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société

Tourisme et loisirs en surchauffe en Flandre et aux Pays-Bas

Par Wieland De Hoon, traduit par Thomas Lecloux
27 octobre 2022 11 min. temps de lecture

À l’heure où le tourisme reprend ses droits en Europe après la crise du coronavirus, la tranquillité perdue ne fait pas que des heureux. Quelle oreille prête-t-on, en Flandre et aux Pays-Bas, à l’appel de plus en plus insistant à miser sur le tourisme durable, qui offre aussi une plus-value aux habitants d’une «destination»?

Quand j’avais dix-huit ans, il m’arrivait de prendre une bière à l’Excalibur, un café de la rue Oudezijds Achterburgwal, à Amsterdam. Je me souviens comme si c’était hier d’une bande de Britanniques braillards attendant leur tour d’entrer dans une boîte de strip-tease; et de ce videur criant à son collègue en amstellodamois populaire: «Vas-y, fais entrer la prochaine fournée d’imbéciles.»

Quand les villes se vendent trop bien

Dans son roman Filth (1990), l’auteur écossais Irvine Welsh décrit les escapades du sergent-détective Bruce Robertson à The Dam, où il va boire et se dévergonder. Cette réputation colle encore et toujours à la peau d’Amsterdam. Se sont ajoutés à cela les vastes efforts déployés par la ville après la crise des banques pour rétablir l’afflux de visiteurs, dans le cadre de la campagne de marketing IAmsterdam lancée en 2004 pour la promotion de la ville. Dans les années qui ont suivi, les chiffres ont littéralement explosé jusqu’à atteindre 30 millions de visiteurs attendus par an, ce qui a donné lieu, en 2019, à l’action Stop de gekte op de Wallen
(Halte à la folie dans les Wallen) et à des mesures des autorités municipales.

Assiste-t-on donc à la fin du parc d’attractions? «Tout a rouvert comme avant après le coronavirus», explique Tom van der Leij, gérant de l’agence Toms Travel Tours à Amsterdam, qui organise des visites privées très réputées. Il est témoin des excès en première ligne et, en sa qualité de photographe de voyage, il est bien placé pour faire des comparaisons. Sa conclusion est que ce type de tourisme n’apporte rien aux habitants de la ville.

Les plans visant à décourager la prostitution en vitrine dans le quartier des Wallen n’ont que peu d’effet sur le nombre de touristes. «Il y a de nouveau un monde fou», constate Van der Leij. «Attention: ces touristes “indésirables” sont souvent des jeunes, et nous avons tous été jeunes. C’est à la ville de bien les aiguiller. Or là, c’est comme si tout le monde voyait Amsterdam encore plus qu’avant comme un parc d’attractions. Qui plus est, même la retenue semble de plus en plus en recul. Dans l’horeca, tout le monde veut continuer à gagner de l’argent rapidement. D’innombrables terrasses ont ainsi vu le jour et sont là pour rester.»

Tout le monde veut préserver le calme

De ma fenêtre, j’ai vue sur la silhouette baroque de l’église jésuite de Gand. Trois pâtés de maisons me séparent du cœur touristique de la ville avec ses petits magasins et ses loueurs de bateaux. La pression touristique reste dans les limites de l’acceptable à Gand, même si certains signes ne trompent pas. Boat Tourism Is Noise Pollution, lit-on ainsi sur une pancarte. Selon un sondage, un Gantois sur trois ne voit plus les touristes d’un bon œil -plus qu’à Bruges. Ils étaient un sur dix par le passé.

«La pause induite par le coronavirus nous a habitués à la tranquillité», explique l’économiste et spécialiste du tourisme Jan van der Borg, attaché à l’université de Venise et à la KU Leuven. La Flandre et les Pays-Bas veulent voir revenir les touristes. Mais le tourisme nouveau doit être «durable». Que signifie cette idée? «Selon les Nations-Unies, le ‘tourisme durable’ existe d’abord dans l’intérêt de l’environnement, des entreprises, puis des visiteurs et enfin des habitants. En fait, ce doit être l’inverse», estime Van der Borg. «Le développement touristique doit devenir un moyen pour rendre une destination plus riche sur le plan qualitatif et pour y créer des possibilités d’emplois, avec les habitants comme principale partie prenante. Dans cette logique, peu importe combien les visiteurs dépensent. La qualité, cela peut aussi être des jeunes qui vivent comme des locaux, voyagent pendant la saison basse ou louent des hébergements intéressants. Sur ces plans, Amsterdam n’est pas encore assez radicale. Ailleurs, ce changement se produit déjà régulièrement», poursuit Van der Borg, qui ajoute que la prudence flamande gagnerait parfois à s’inspirer de l’audace néerlandaise.

Si on se profile comme un parc d’attractions, il ne faut pas se plaindre que les gens se comportent comme dans un parc d’attractions

Alors, adieu les vélos festifs, le donjon d’Amsterdam et autres Madame Tussaud? «Nous devons nous positionner comme une ville d’art. Le concept IAmsterdam incarne peut-être la modernité et la tolérance, mais il faut vendre la ville autrement. Le tourisme est tellement présent à Amsterdam qu’il étouffe d’autres fonctions. Si on se profile comme un parc d’attractions, il ne faut pas se plaindre que les gens se comportent comme dans un parc d’attractions. Amsterdam et Bruges connaissent toutes deux ce tourisme du selfie, de la bucket list et du must see. Tandis que Delft ou Malines sont des villes que l’on visite par réelle envie.»

Diversifier, étaler et impliquer

«Nos villes d’art sont notre atout à l’échelon international et nous nous efforçons de les promouvoir pleinement», affirme Peter De Wilde, CEO de Toerisme Vlaanderen. «Les points de rencontre entre habitants et visiteurs sont générateurs de frictions, mais offrent aussi des possibilités de nouer des liens. Ces rencontres doivent se faire dans un esprit positif. Les graffiti Tourist Go Home ne sont pas un exemple de bonne hospitalité. Nous voulons éviter d’en arriver là en Flandre.»

En 2015, Toerisme Vlaanderen a donc sondé les habitants des villes d’art pour jauger ce qu’ils étaient prêts à accueillir (et à supporter). L’idée a ensuite été reprise par l’organisme homologue néerlandais NBTC (Nederlands Bureau voor Toerisme & Congressen – Bureau néerlandais du tourisme et des congrès), qui s’est prêté à l’exercice dans plusieurs destinations de premier ordre. Les résultats du sondage ne sont pas conformes aux perceptions. La Flandre a encore une marge dans sa capacité d’accueil, y compris dans le centre-ville de Bruges, que l’on considère pourtant comme trop fréquenté. «75 % des habitants trouvent que le tourisme est important d’un point de vue économique et citoyen», rapporte De Wilde. «En Flandre, nous nous sommes donc convaincus nous-mêmes que nous devions faire face à un problème de “surtourisme” qui, en réalité, n’existe pas. Pour que le tourisme soit un succès, une destination doit conserver le bon équilibre tout en offrant des possibilités de croissance.»

«Il n’en reste pas moins que le marketing d’une ville est réellement nécessaire, car après deux ans de non-communication, nous risquons le déficit», poursuit le CEO. «Nous ne sommes pas Paris ou Londres. Pour recevoir un nombre constant de visiteurs tout au long de l’année, nous devons maintenir le niveau d’attention en permanence. L’étalement des pics est également préférable pour le secteur de l’hôtellerie, qui a des difficultés à trouver du personnel. Dans chaque ville d’art flamande, nous voulons que les visiteurs trouvent exactement ce qu’ils recherchent. Et nous visons une empreinte carbone réduite dans chaque activité. Toerisme Vlaanderen ne travaille plus avec des sociétés low cost. Nous espérons que nos partenaires -et ils sont très nombreux- s’en inspireront.»

Le tourisme d’affaires: pas encore «business as usual»

Bruxelles a la cote depuis qu’Angèle chante Bruxelles, je t’aime. Sainte-Catherine, le quartier où j’ai vécu pendant cinq ans, compte plus de terrasses que de touristes. Sur le vieux Marché aux Grains, qui ne recensait que quelques établissements vétustes comme Chou de Bruxelles il y a une vingtaine d’années, stationne aujourd’hui un camion à cocktails. Le quartier, avec ses quais bordés d’arbres, rappelle les Ramblas. Il est en tout cas mieux pensé que l’expérimentation menée autour de la place De Brouckère, où la nouvelle zone piétonne a contribué à la perte du vénérable hôtel Métropole. Bruxelles, c’est souvent du «demi-demi», comme l’apéritif du même nom.

Exemple: culture de la bière artisanale ou beermageddon? À partir de 2023, le bâtiment de la Bourse de Bruxelles abritera le Belgian Beer World, où seront attendus 400 000 visiteurs par an. Jeroen Roppe (Visit Brussels) m’explique que les capacités existent pour les recevoir, car le tourisme d’affaires se rétablit beaucoup plus lentement. «Nous voyons une remontée du nombre de visiteurs en 2022, mais nous sommes encore loin de l’année record qu’a été 2019. Le tourisme de loisirs a le vent en poupe, mais le tourisme d’affaires est mort. C’est pourquoi nous essayons de trouver un nouvel équilibre entre semaine et weekend. Pour les hauts lieux comme la Grand-Place ou le Manneken Pis, nous menons une politique d’étalement autour de certains thèmes, afin d’éloigner les touristes de l’hypercentre au profit d’autres quartiers. Lors de leur deuxième ou troisième visite, ils se rendent plus souvent dans ces endroits. Grâce à cette politique, on observe un déplacement depuis la Grand-Place vers le quartier Dansaert et le Marché aux Poissons. Dans le centre, il y a donc encore beaucoup de possibilités. Mais nous sommes très, très loin d’Amsterdam ou de Barcelone.»

Les excursionnistes: le vrai problème

Il est tout de même une destination flamande qui a enregistré 7,9 millions de visiteurs en 2019 et qui présente, selon Jan van der Borg, quelques signaux d’alerte pour le centre-ville. «Bruges n’est pas comparable à Amsterdam», explique le directeur de l’office du tourisme Dieter Dewulf, qui occupe un superbe bureau dans l’ancien hôpital historique Saint-Jean. «À Bruges, il faut considérer l’affluence dans son contexte exact. Elle n’est pas permanente et n’est pas toujours due aux touristes. Nous distinguons les visiteurs occasionnels, les touristes d’un jour et les touristes de plusieurs jours. Les premiers sont des personnes de la région qui se rendent par exemple au marché ou à un concert. Les deuxièmes sont des touristes qui passent au moins une heure dans la ville. Les troisièmes sont des visiteurs qui restent au moins une nuit. Nos mois creux et nos pics sont fonction des périodes de vacances, car Bruges est la ville de loisir européenne par excellence: 92% des visiteurs y viennent pour passer leur temps libre. Les pics sont l’été et le mois de décembre. Mais pendant ces périodes de forte affluence, Bruges connaît aussi des moments creux.

Bruges est la ville de loisir européenne par excellence: 92% des visiteurs y viennent pour passer leur temps libre

Le problème, ce sont les excursionnistes, selon Dewulf. «Les visiteurs qui logent ailleurs et passent ici brièvement. Comme les groupes de touristes en croisière qui entrent tous en même temps dans la ville et se retrouvent toujours exactement aux mêmes endroits aux mêmes moments. C’est ce tourisme qui dérange nos habitants, donc nous misons sur l’étalement dans l’espace et dans le temps. Nous ne limitons pas les croisières, mais nous avons conclu des accords avec les autorités portuaires concernant le nombre d’escales et de visiteurs par jour. Nous voulons suivre une approche équilibrée qui consolide la plateforme du tourisme. C’est d’ailleurs ce qui ressort de notre enquête bisannuelle auprès des habitants. La plupart des Brugeois restent résolument favorables au tourisme.»

Bruges a joué très tôt un rôle pionnier dans l’accompagnement du développement touristique. «En 2000 nous avons mis une halte à l’ouverture de nouveaux hôtels et en 2002 nous avons fait de même pour les locations de vacances», résume Dewulf. «L’Airbnb ne pouvait donc poser un problème. Et nous avons été les premiers à instaurer un code de conduite pour les visites guidées de tourisme.» Cependant, l’étouffement des fonctions urbaines par les boutiques de bière, de chocolat et de souvenirs reste un point sensible. «Quand les habitants d’un centre-ville ne trouvent plus de boulanger ou de boucher, ils s’en vont. Nous trouvons que c’est un prix social trop élevé à payer. C’est pourquoi nous élaborons un cadre approprié sur le plan juridique pour freiner l’offre trop axée sur le tourisme.» En d’autres termes: moins de gaufreries, ce ne serait pas du luxe.

Sensibiliser et balayer devant sa porte

Et si la solution venait du métavers? Si nous voyageons tous virtuellement, finis le bruit irritant des valises à roulettes et les soucis pour le patrimoine historique. En tout cas, un revirement semble être engagé partout quant à la prise de conscience des capacités réelles d’une destination. La vision nationale Perspectief 2030 de l’organisme néerlandais NBTC traite du développement durable de la destination Pays-Bas et du rôle changeant du tourisme. Tout comme dans la vision d’avenir flamande Reizen naar morgen (Voyager vers demain), la clé est une vaste collaboration avec le secteur, les pouvoirs publics et – c’est une nouveauté – les habitants, prenant appui sur une plateforme appropriée auprès de ces différents acteurs.

Tom van der Leij nous explique comment cela se traduit concrètement sur le terrain. Deux cents marchands de glace ou de gaufres et magasins de souvenirs sont postés dans les rues touristiques d’Amsterdam. «La commune n’octroie plus d’autorisation à ce type de commerces», indique-t-il. «Les habitants ont droit à leurs commerces. C’est le critère essentiel, selon moi. Par ailleurs, les guides ne peuvent plus accompagner que cinq personnes au maximum par groupe. Cela permet d’éviter les grands free tours qui font escale dans toutes sortes de magasins pour touristes. En ce qui me concerne, je place la limite à quatre participants par groupe et j’évite les heures de pointe: mes Early Bird Tours sont très appréciés car nous avons le centre-ville rien qu’à nous. On ne voit que des mouettes. »

L’éducation est un autre outil, poursuit l’Amstellodamois. «Dans le quartier des Wallen, on peut voir sur toute la largeur de certaines portes d’entrée la photo d’un habitant où il est écrit I Live Here. Le visiteur doit savoir qu’il se trouve à un endroit dont les habitants sont fiers. Nos libertés historiques suscitent certes l’inspiration – nous sommes par exemple la première ville à avoir autorisé le mariage homosexuel -, mais Amsterdam n’est pas un simple produit de consommation. C’est un message qui peut déjà être transmis dans une vidéo pendant les vols de courte distance.»

Une taxe de séjour pour les touristes existe déjà, mais il ne faut pas s’arrêter là, estime Van der Leij: «Les professionnels du tourisme sont aussi responsables. Ils doivent chaque jour faire leur ménage et sensibiliser les touristes. Si chacun balaie devant sa porte, nous pourrons avancer tous ensemble. Ceux à qui le tourisme profite beaucoup peuvent certainement être taxés davantage.»

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 6, 2022.
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Wieland De Hoon

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