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société

«Tourists, go home !» Le revers du surtourisme

Par Gerrit Verhoeven, traduit par Marcel Harmignies
21 janvier 2020 7 min. temps de lecture

Inopinément, ils surgirent aussi en Flandre et aux Pays-Bas: les slogans furieux à la craie et en graffiti, sur des affiches et des banderoles, et même sur des T-shirts. En des termes on ne peut plus clairs, ils engageaient les touristes à boucler leurs valises et à rentrer chez eux. Le tourisme semble de plus en plus souvent être un fléau plutôt qu’ une bénédiction.

Certes, le problème n’est pas aussi massif qu’à Barcelone, Venise ou Dubrovnik. Là, les vacanciers sont depuis longtemps déjà les têtes de Turc de groupes d’action, de manifestants et de décideurs politiques remontés qui souhaitent voir la Horde d’or plier bagage aussi vite que possible. Cependant, on ne peut pas nier que des villes comme Amsterdam, Bruges, Maastricht et nombre d’autres lieux gémissent sous la pression du tourisme de masse. Les chiffres crèvent les yeux. En 2018, le tourisme à Bruges a établi un nouveau record à 8,3 millions de visiteurs, tandis qu’Amsterdam fonçait vers les 16,9 millions de nuitées. Ainsi, leurs taux de croissance sont respectivement de 11,9% et 6,8% par rapport à 2017. Et la fin de la courbe ascendante est loin d’être en vue.

En un sens, c’est une bénédiction. Le tourisme de masse génère littéralement des milliers d’emplois pour des gens qui gagnent leur vie comme gérants d’hôtels ou de restaurants, loueurs de canots, guides touristiques ou marchands de souvenirs, et il apporte aussi une contribution appréciable à la municipalité. Dans le marketing touristique des Pays-Bas et de la Flandre, des villes comme Amsterdam et Bruges mais aussi Bruxelles, Utrecht, Anvers et Maastricht sont devenues des repères solides qui constituent des pôles d’attraction irrésistibles pour les visiteurs nationaux et étrangers.

Cela n’a pas toujours été le cas. Jusqu’à la fin des années 80 du siècle dernier, la Côte, les Ardennes et la Campine étaient les joyaux du tourisme en Belgique, tandis que les villes d’art étaient à la traîne. Les services touristiques municipaux durent travailler d’arrache-pied pour attirer les visiteurs nationaux et étrangers avec des brochures et des dépliants colorés, des affiches, des publicités dans les quotidiens et les magazines, des courts métrages documentaires, des sites web et d’autres médias. Les villes d’art pesaient à peine pour 10% dans les recettes touristiques de Belgique.

Aujourd’hui les rôles sont inversés et ce sont les villes qui dominent le tourisme. Cela tient à une palette de facteurs. Du fait de l’augmentation de la prospérité et de la diminution des prix des transports, nous sommes tous devenus nettement plus mobiles au cours des dernières décennies. En sus d’un classique séjour d’été à la mer et d’un séjour de ski l’hiver, reste encore souvent un budget pour un citytrip à Barcelone, Venise, Stockholm ou Tallinn. En outre, les Belges optent aussi, de plus en plus fréquemment, pour un petit week-end romantique dans leur propre pays ou aux Pays-Bas. C’est qu’avec le Thalys, un aller-retour pour Amsterdam, Anvers ou Bruges, c’est simple comme bonjour. D’autre part, les villes des Plats Pays sont aussi « assiégées » par les touristes britanniques, français, allemands ou italiens le temps d’une petite escapade. Avec la mondialisation s’y ajoutent encore des masses de touristes asiatiques, américains et australiens qui combinent une journée à Amsterdam ou Bruges avec une visite éclair d’autres villes européennes.

Le tourisme de masse n’est pas un problème en soi: il n’y a polémique que si les avantages du tourisme ne compensent plus ses inconvénients. Ce phénomène s’appelle «surtourisme». Bien que dans les Plats Pays il soit encore loin de dépasser les limites comme à Barcelone, Venise ou Dubrovnik, des villes comme Amsterdam, Bruges ou Luxembourg s’acheminent lentement mais sûrement vers la zone dangereuse. Sous la pression du tourisme, les prix de l’immobilier et autres biens de consommation augmentent en flèche, ce qui chasse les citadins « normaux » vers les quartiers de la périphérie.

Cet exode urbain est aussi attisé par l’affluence pénible en des lieux emblématiques comme le Dam (Amsterdam), la Steenstraat (Bruges) ou le Marché aux grains (Gand) où souvent, de tôt le matin jusqu’à tard le soir, c’est la cohue. Avec tout ce fourmillement, aller rapidement au travail à vélo, faire ses courses ou simplement prendre l’air, est souvent une corvée de tous les diables pour les habitants locaux.

Le tourisme de masse mène souvent aussi à une réduction de l’offre. En plein cœur de Bruges, il faut chercher loin un boucher, un boulanger ou un épicier classiques, car ils ont été délogés par une monoculture des boutiques de pralines et de dentelles. C’est également le cas à Amsterdam où les incontournables magasins de fromages et de sabots règnent sur la rue.

Du fait de cette touristification, la population locale ne se sent bien souvent plus chez elle dans sa propre ville. Ce processus d’aliénation est également renforcé par les désagréments que les touristes causent parfois: bierfietsen (bars à bière à pédales) bruyants zigzaguant dans les rues, bandes de fêtards effrontés et débraillés enterrant une vie de célibataire, «pisseurs sauvages» – de préférence contre la cathédrale -, fumeurs d’herbe, fauteurs de troubles et autre racaille. Naturellement, ce mélange cauchemardesque rend furieux les résidents qui essaient d’exprimer leur mal-être auprès des autorités locales. Le tourisme de masse – et surtout les excès du surtourisme – doi(ven)t se voir poser des limites.

Lentement mais sûrement les politiques changent donc leur fusil d’épaule. Tandis que, jusque dans les années 2000, les responsables locaux envisageaient surtout une croissance débridée, on appuie maintenant sur le frein. De plus, on essaie avant tout de séparer le bon grain de l’ivraie: les excursionnistes – qui sont littéralement déchargés par cargaisons de bus, de bateaux ou d’avions, mais rapportent peu d’argent – doivent être restreints au profit des touristes de séjour, demandeurs de valeur ajoutée et amateurs de culture. Ce serait l’idéal, mais les conditions requises ne sont pas réunies.

L’une des stratégies possibles est le marketing. Bruges, par exemple, ne veut plus faire de promotion pour des excursions d’un jour dans l’espoir de faire baisser le nombre de touristes éphémères qui séjournent à Bruxelles, Paris ou ailleurs et ne prévoient qu’une visite éclair à Bruges. Une deuxième formule (magique) est la dispersion. Les touristes sont éparpillés en douceur sur une plus vaste région, ce qui diminue la pression sur les points névralgiques. Amsterdam expérimente cette approche depuis des années en détournant des touristes qui submergent le centre-ville vers d’autres lieux, quartiers et pôles d’attraction moins fréquentés, à l’intérieur ou à l’extérieur de la ville. Le Muiderslot, un château fort médiéval à douves, à 15 kilomètres de l’IJ, est par exemple présenté comme l’Amsterdam Castle
pour alléger un peu la pression sur le centre. En même temps, des touristes sont de plus en plus fréquemment orientés vers Haarlem pour y passer la nuit.

L’inconvénient de cette stratégie est que le surtourisme risque de faire tache d’huile sur des régions et des quartiers dont les possibilités touristiques sont encore beaucoup plus restreintes. Soit dit en passant, ce danger guette sous la forme de quelques photos judicieusement choisies ou de posts sur Instagram
et autres médias sociaux qui peuvent en un rien de temps transformer, plus que jamais, des endroits du coin (en apparence) quelconques, en sites touristiques.

Contingenter fait aussi partie de la batterie classique de mesures: à Amsterdam et à Bruges, une limitation des capacités hôtelières a été instaurée depuis des années, tandis que l’activité d’Airbnb est strictement encadrée. Les taxes de séjour et impôts sur le tourisme appartiennent aussi à cette famille de dispositions.

En définitive, savoir si toutes ces mesures vont faire évoluer les choses revient encore à lire dans le marc de café car le tourisme continue de se développer à un rythme soutenu. Selon les estimations, nous nous dirigeons vers un doublement du nombre de visiteurs en 2030. Rien que pour Amsterdam, cela représente plus de 30 millions de touristes ! Des mesures d’urgence – instauration d’un numerus clausus sur le nombre de touristes en centre-ville, d’une interdiction des navires de croisière ou d’un moratoire sur les extensions d’aéroports – semblent parfois indispensables pour inverser la tendance mais on n’ira sans doute pas jusque-là aux Pays-Bas et en Flandre. Amsterdam, Bruges ou Luxembourg ne sont (pour le moment) pas encore Barcelone, Venise et Dubrovnik où la cote d’alerte est franchement atteinte, appelant des mesures énergiques. Les décideurs politiques néerlandais et flamands doivent surtout exercer une surveillance étroite avant que le tourisme ne dégénère en surtourisme et que, dans les Plats Pays, ne retentisse massivement le slogan: Tourists, go home!

Gerrit Verhoeven

Gerrit Verhoeven

historien attaché à l'université d'Anvers

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