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histoire, pays-bas français

Tournai: un carrefour musical à la frontière entre la France et la Flandre au XIVe siècle

Par Sarah Ann Long, traduit par Alice Mevis
3 janvier 2022 12 min. temps de lecture

Vers la fin du Moyen Âge, la ville de Tournai, située à la frontière entre la France et la Flandre, connut une période faste et devint un terrain propice pour le développement d’une culture littéraire et musicale florissante, grâce au mécénat de riches marchands, membres de l’aristocratie, ou encore de communautés monastiques et ecclésiastiques. Les musiciens qui bénéficiaient de ces influentes protections de l’église ou de la cour circulaient librement entre les deux royaumes. Leur mouvement a favorisé les échanges artistiques au-delà des frontières politiques, sociales et religieuses établies, menant ainsi à la création de nouveaux styles poétiques et musicaux.

La ville de Tournai fascine depuis longtemps les musiciens et les historiens de l’art pour la place importante qu’elle occupait dans le riche paysage culturel des XIVe et XVe siècles. La cathédrale de Tournai est d’ailleurs bien connue des historiens de la musique en tant que berceau des premières compositions polyphoniques destinées à l’ordinaire de la messe, connues sous le nom de «Messe de Tournai». Au-delà de sa célèbre cathédrale, la ville de Tournai jouissait durant cette période d’une culture musicale riche et largement connue du public.

Les musiciens de Tournai figuraient parmi les musiciens les plus en vue en France et aux Pays-Bas, et des traces de leur activité musicale ont été retrouvées dans des documents provenant de grands centres du nord tels que Lille et Douai (1). Pourtant, malgré une si brillante réputation, peu de documents relatant les pratiques musicales de la ville sont finalement parvenus jusqu’à nous. Ce qu’il reste de documentation brosse toutefois un tableau fascinant de la façon dont les musiciens et compositeurs associés à certaines communautés monastiques ou ecclésiastiques étaient en réalité connectés à un réseau international de musiciens. Ceux-ci jouissaient du droit de circuler librement entre les cités voisines de France et de Flandre telles que Gand, Courtrai, Thérouanne, Douai, Lille, Tournai, Arras et Cambrai, ce qui atteste de la perméabilité de la frontière entre les deux royaumes aux XIVe et XVe siècles.

Cette migration de musiciens était facilitée par le chevauchement de certaines frontières politiques et diocésaines. À cette époque, en effet, la ville de Tournai se trouvait simultanément sous la juridiction de deux diocèses, celui de Tournai et celui de Cambrai. Le fleuve Escaut qui traverse le centre de la ville servait alors de frontière naturelle entre les deux évêchés: les institutions qui se trouvaient sur la rive est relevaient de l’autorité du Duché de Bourgogne dans le diocèse de Cambrai, tandis que sur la rive ouest (où se trouve la cathédrale Notre-Dame) se tenait le diocèse de Tournai. Au sein de l’évêché de Tournai, il y avait ainsi des villes soumises à l’autorité des Comtes de Flandre, et plus tard des Ducs de Bourgogne (Gand et Bruges), ainsi que d’autres qui tombaient sous l’autorité de la Couronne de France (Tournai).

les musiciens et compositeurs associés à certaines communautés monastiques ou ecclésiastiques étaient en réalité connectés à un réseau international de musiciens

Du fait de la position stratégique de la ville au croisement des deux royaumes (avant qu’elle ne passe sous influence habsbourgeoise en 1521 sous Charles Quint), les évêques de Tournai étaient politiquement et culturellement actifs à la fois dans les territoires français et des Pays-Bas bourguignons. Deux évêques du XVe siècle, Guillaume Fillastre et Ferry de Clugny, ont notamment été nommés chanceliers de l’Ordre de la Toison d’Or, ordre fondé par les Ducs de Bourgogne et salué pour son mécénat dans le domaine des arts et de la musique. De manière générale, en tant que siège diocésain et institution ecclésiastique majeure, la cathédrale de Tournai et la ville en général jouissaient d’une grande renommée musicale aux XIVe et XVe siècles.

Sources manuscrites préservées

Le rôle de Tournai en tant que plaque tournante musicale à la confluence entre les Pays-Bas bourguignons et la France, en particulier au cours du XIVe
siècle, n’a que récemment commencé à être étudié plus en détail (2). Un grand nombre de documents et manuscrits détenus par les archives d’État de Tournai datant de cette époque ont été détruits lors de la Seconde Guerre mondiale, mais certains ont néanmoins survécu et sont aujourd’hui conservés dans les archives de la cathédrale de Tournai.

Ces archives révèlent que les pratiques musicales à Tournai étaient étroitement liées à celle du diocèse de Cambrai. On y a de plus retrouvé de nombreux textes littéraires et musicaux du XIVe
siècle faisant mention de musiciens et poètes célèbres de la région. Tout ceci semble indiquer qu’il existait à Tournai une communauté artistique florissante, à laquelle prenaient part tant des laïcs que des membres du clergé, qui allaient et venaient entre les villes avoisinantes des Pays-Bas bourguignons et de France.

Parmi les documents témoins de ces contacts artistiques entre les diocèses de Tournai et de Cambrai en particulier, se trouvent quatre manuscrits actuellement conservés dans les archives de la cathédrale de Tournai. Il s’agit de livres liturgiques contenant du plain-chant ainsi que des compositions musicales à plusieurs voix (appelées «la polyphonie»), ayant appartenu à des confréries. Les confréries étaient d’importantes organisations qui s’adonnaient notamment à la composition musicale entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne.

Ces communautés se réunissaient régulièrement pour célébrer des rites religieux tels que la messe ou les offices de prière, et utilisaient la musique pour vénérer un saint patron ou des reliques sacrées. Ils organisaient également des banquets et prenaient part à des processions. Tout comme les guildes, certaines de ces confréries étaient organisées autour d’un commerce. Trois des livres conservés aux archives de la cathédrale de Tournai étaient utilisés par la Confrérie des notaires épiscopaux, composée de clercs et de laïcs au service de l’évêque ; le quatrième appartenait à la Confrérie de la Transfiguration, qui était composée de prêtres et d’aumôniers de la cathédrale de Tournai.

Le contenu des trois manuscrits de la Confrérie des notaires épiscopaux reflète bien les nombreux voyages que cette communauté était amenée à réaliser, au sein des Pays-Bas bourguignons et au-delà. On y trouve également de la musique, qui était jouée lors des messes et des services de prière célébrés par cette organisation. Il est intéressant de constater que certains de ces chants et compositions musicales à plusieurs voix présentent des liens avec ceux utilisés dans d’autres églises de Flandre, à la cour de France, ou encore à la chapelle papale d’Avignon.

Les notaires étaient des scribes professionnels, dont le travail consistait à consigner tous les actes officiels et à rédiger les documents juridiques. Ils étaient donc présents à tous les événements officiels. À ce titre, les notaires épiscopaux se déplaçaient fréquemment avec l’évêque, car ils constituaient une partie importante de son entourage.

Comme il a été mentionné précédemment, les évêques de Tournai étaient très actifs politiquement, tant en France qu’en Flandre. Vers la fin du XIVe siècle, ils occupaient des postes importants au sein du conseil ducal bourguignon, puisque deux des villes les plus importantes du diocèse, Gand et Bruges, étaient sous l’autorité des ducs de Bourgogne. Ils voyageaient de plus fréquemment à Paris puisque la ville de Tournai était quant à elle sous la domination de la couronne de France. Les évêques ne se déplaçaient par ailleurs jamais sans leurs notaires, qui étaient ainsi présents aux principaux événements politiques où de la musique était jouée.

D’autres morceaux, comme les chansons ou les «motets», compositions polyphoniques et à textes multiples, pouvaient avoir des résonances politiques et sociales

Certaines œuvres musicales, telles que celles contenues dans les livres liturgiques dont il a été fait mention plus haut, étaient utilisées lors des messes ou des offices de prière. D’autres morceaux, comme les chansons ou les «motets», compositions polyphoniques et à textes multiples, pouvaient avoir des résonances politiques et sociales. En raison de leurs déplacements fréquents et de leur participation à de nombreux événements religieux et politiques, les notaires étaient idéalement placés pour réunir de la musique et des textes tant sacrés que profanes qui se jouaient hors du diocèse de Tournai.

Les notaires: également compositeurs?

Les notaires n’étaient-ils que de simples spectateurs lors de ces occasions, ou étaient-ils eux-mêmes impliqués dans la création musicale? Nous ne disposons pas de preuves directes dans le cas de Tournai qui nous permettraient de répondre à cette question de manière univoque, mais il existe quelques célèbres exemples de notaires qui s’adonnaient à la composition musicale à cette époque, dont les plus connus sont Philippe de Vitry et Guillaume de Machaut. Ceux-ci ne sont que deux illustres noms parmi une longue liste de compositeurs qui étaient également notaires au service de diverses maisons royales françaises, ou encore de la chapelle papale à Rome.

Plus largement, on retrouve des traces de la production musicale des notaires sous la forme de notation musicale dans certains des documents qu’ils ont rédigés (3). En outre, ce sont les notaires qui sont à l’origine du célèbre manuscrit du XIVe siècle intitulé Roman de Fauvel (Bibliothèque nationale de France, manuscrit fr. 146), composé à la cour de France et contenant de nombreuses compositions par de Vitry et d’autres. Au vu de la production musicale attestée des notaires dans d’autres régions, on pourrait très bien imaginer que la Confrérie des notaires épiscopaux de Tournai comprenait en son sein plusieurs membres capables de composer des œuvres polyphoniques ou de plain-chant pour leur usage propre.

Certaines des organisations les plus importantes qui s’adonnaient à la création poétique et musicale dans le nord de la France et aux Pays-Bas aux XIVe et XVe siècles portaient le nom de puys et étaient connues pour compter dans leurs rangs des notaires ainsi que des membres du clergé. Les puys ont prospéré dans les villes sous autorité française ou flamande, telles qu’Arras, Douai, Lille, Tournai et Valenciennes, ainsi que dans d’autres centres urbains appartenant aux diocèses de Cambrai et Tournai. Ces organisations étaient souvent composées d’un ensemble assez hétéroclite de marchands, de particuliers, de membres de la classe ouvrière, de membres du clergé, de moines, de religieuses et de béguines (4). Il existait un puy à Tournai au XIVe siècle, et il est fort possible que certains notaires en aient fait partie.

Au-delà des frontières

À la lumière de ce contexte historique, il nous est maintenant possible de réinterpréter le contenu de certains des manuscrits ayant appartenu à la Confrérie des notaires épiscopaux comme étant les produits d’un réseau de compositeurs qui circulaient fréquemment entre la France et la Flandre et qui étaient associés à des puys urbains. À titre d’illustration, on a retrouvé dans l’un de ces manuscrits (sous la cote A 27) deux compositions uniques d’un ordinaire de messe, un Kyrie et un Sanctus, dont chaque voix est rédigée en notation rythmique, un type de notation musicale appelé cantus fractus. Ces deux œuvres musicales ont été copiées sur les mêmes pages où l’on retrouve la «Messe de Tournai» mentionnée plus haut (5), mais elles n’ont jusqu’à présent fait l’objet que de très peu d’attention. Ce Kyrie et ce Sanctus sont basés sur des mélodies de plain-chant courantes dans la région, ce qui renforce la probabilité qu’il s’agisse de compositions locales (6).

Nous savons par ailleurs que ces deux morceaux étaient interprétés comme des canons polyphoniques, s’inscrivant ainsi dans une tradition basée sur des caractéristiques de composition principalement associées au chant profane, comme le chace français (7), une pièce canonique profane à trois voix chantée à l’unisson. Cette découverte met en évidence les croisements entre la culture ecclésiastique et profane dans la France et les Pays-Bas du XIVe siècle, ce qui ouvre de nouvelles perspectives de recherche pour étudier les compositeurs de la région de Tournai, ainsi que leurs liens avec d’autres villes et communautés en Flandre et au-delà.

Une fois que l’on examine les choses sous cet angle, on remarque en effet que de nombreux individus originaires de la ville de Tournai ont travaillé à divers moments dans d’autres villes du comté de Flandre rattachées au diocèse. Ces individus étaient aussi probablement affiliés aux puys locaux et en relation avec certains notaires et/ou compositeurs connus. On en trouve des preuves dans des chroniques locales ou encore des textes musicaux.

Dans ses Méditations de 1350, Gilles Li Muisis, abbé du monastère Saint-Martin de Tournai, fait l’éloge de la musique et de la poésie de Philippe de Vitry (qui, comme nous l’avons mentionné plus haut, était notaire), Jehan de Le Mote, Jehan Campion, Guillaume de Machaut (lui aussi notaire), et Collart Haubiert. Campion et Li Muisis étaient tous deux basés à Tournai, tandis que le nom de Campion était de plus associé à celui de Vitry dans plusieurs autres contextes. En plus des chroniques, il existe un motet polyphonique datant à peu près de la même époque et intitulé Appollinis eclipsatur-Zodiacum signis lustrantibus, contenant une liste de compositeurs provenant des régions du nord, regroupés sous le titre de «musicorum collegio». Il y est fait mention de plusieurs compositeurs originaires d’Arras, Avignon, Cambrai, Douai, Tournai et Valenciennes. Parmi eux, on retrouve le nom de Pierre de Brugis, qui a travaillé à la cathédrale de Tournai, et Johannes de Ponte, qui y était chanoine aux alentours de 1330.

C’est toutefois la carrière de Jehan Campion qui illustre le mieux la manière dont ces compositeurs se déplaçaient d’un territoire à l’autre, mais aussi d’un domaine à l’autre, établissant des ponts entre le religieux et le profane. Campion était aumônier à la cathédrale de Tournai en 1350 avant de se rendre à l’église Saint-Donatien de Bruges, où il fut élu chancelier en 1361. À Tournai, Li Muisis et Campion faisaient tous deux partie d’un groupe dédié à la création poétique et musicale, que l’on pouvait qualifier de «puy informel» (8). Campion s’était associé non seulement avec des membres du clergé et des moines de communautés monastiques voisines, mais aussi avec des laïcs de la ville de Tournai. On en retrouve une preuve dans le testament de Peter de Melle, citoyen de Tournai qui, à sa mort, légua à Campion de nombreux livres de musique et de poésie.

Bien qu’une partie de sa poésie nous soit parvenue, il n’en est pas de même de sa musique. Nous ne disposons donc d’aucune preuve pouvant indiquer que Campion ait composé les canons du Kyrie et du Sanctus retrouvés dans le livre liturgique de la Confrérie des notaires épiscopaux. Campion reste néanmoins une figure importante, pour être l’un des nombreux représentants d’une communauté artistique et poétique florissante qui se déplaçaient librement par-delà les frontières politiques, religieuses ou encore sociales. Les notaires épiscopaux de la cathédrale de Tournai faisaient également partie de cette vibrante culture cléricale, comme le cas de notaires d’autres régions nous l’a démontré, et il est probable que certains d’entre eux aient fait partie de puys locaux.

Selon ce point de vue, les compositions musicales uniques retrouvées dans les livres liturgiques des notaires épiscopaux peuvent être considérées comme faisant partie intégrante de l’héritage artistique de Tournai, qui fournissait à ses compositeurs professionnels plusieurs moyens en vue de faire de la musique ou investir dans ce domaine, ce qui pouvait aller de composer eux-mêmes leurs œuvres à accepter des commandes, en passant par ramener dans leur propre ville certaines compositions musicales découvertes lors de leurs voyages.

Ces personnes cultivaient de nombreux liens avec les villes avoisinantes et étaient dans certains cas liées à des institutions artistiques situées à l’intersection de différents cercles sociaux. Ceci nous amène donc à chercher des réponses à nos questions sur la culture musicale locale hors des murs de la cathédrale de Tournai, et à étendre notre champ de recherche vers les villes voisines de France et des Pays-Bas.

Références:

1) voir Gretchen Peters, The Musical Sounds of Medieval French Cities, 2012

2) voir Sarah Ann Long, Music, Liturgy, and Confraternity Devotions in Paris and Tournai, 1300-1550, 2021

3) voir Barbara Haggh-Huglo, “Composers-Secretaries and Notaries of the Middle Ages and Renaissance: Did They Write?,” in Music, Space, Chord, Image, 2012

4) voir Brianne Dolce, “’Soit hom u feme’: New Evidence for Women Musicians and the Search for the ‘Women Trouvères’,” Revue de musicologie, 2020

5) des fac-similés de ces folios figurent dans l’édition moderne révisée de la «Messe de Tournai» par Jean Dumoulin, Michel Huglo, Philippe Mercier et Jacques Pycke, 2016

6) voir Sarah Ann Long, Music, Liturgy, and Confraternity Devotions in Paris and Tournai, 1300-1550, 2021

7) voir Jason Stoessel and Denis Collins, “New Light on the Mid-Fourteenth-Century Chace: Canons Hidden in the Tournai Manuscript,” Music Analysis, 2019

8) voir Yolanda Plumley, The Art of Grafted Song: Citation and Allusion in the Age of Machaut, 2013

Sarah Ann Long

Sarah Ann Long

Professeure de musicologie au Collège de musique de la Michigan State University. Ses recherches portent sur la liturgie à la fin du Moyen Âge et au début de la période moderne dans le nord de la France et les Pays-Bas (1300-1600).

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