Tout n’était que baise et beuverie: 1945, «l’année zéro»
Le 8 mai 1945, les armes se sont enfin tues en Europe. Dans Nulpunt 1945 (Année zéro 1945), un nouveau livre de «Ons Erfdeel vzw», plusieurs auteurs se demandent si, 75 ans plus tard, on peut considérer 1945 comme «l’année zéro» du monde dans lequel nous vivons. Aujourd’hui, de nombreux chantiers entrepris à l’époque – de l’État-providence à la reconstruction de l’économie et à la croissance, de la décolonisation à la déclaration universelle des droits de l’homme, aux rapprochements et aux alliances (le Benelux, l’OTAN et l’Union européenne) – sont remis en question, subissent le feu des critiques ou nécessitent des réformes.
En 1945, le vieux continent, après l’orgie de fête et de vengeance, a pu mesurer l’ampleur de sa faillite morale et matérielle. Ce fut une année de destruction, de confusion et de chaos. Des centaines de milliers de personnes pansaient leurs plaies, loin de chez elles. Reverraient-elles leur maison un jour? Les gens choisissaient leur camp. Ou se retrouvaient dans un camp. En même temps, 1945 fut l’année d’une reconstruction hésitante.
© CegeSoma, Bruxelles.
L’année d’un nouveau départ. Envers et contre tout. Le philosophe Karl Popper a publié la même année à Londres son œuvre majeure, La Société ouverte et ses ennemis, un plaidoyer pour la démocratie libérale contre le totalitarisme du XXe siècle. Il l’a cependant rédigé en Nouvelle-Zélande, où il s’est réfugié en 1937, parce qu’il était Autrichien juif. En 1949, le philosophe allemand Theodor W. Adorno affirmait qu’il était barbare d’écrire de la poésie après Auschwitz. Et en 1962, le poète néerlandais Remco Campert n’en revenait pas d’avoir pu écrire au sujet d’un bouleau sage en 1945, alors qu’il était un «gamin» de seize ans et que «tout n’était que baise et beuverie».
Après 1945, beaucoup sont d’avis qu’il faut tout reconstruire. Roberto Rossellini filme Allemagne année zéro (1948) dans les ruines de Berlin. Des années plus tard, Ian Buruma écrira 1945. Année zéro.
Peut-être le terme «année zéro» est-il exagéré. L’année 1945 n’est pas le seul jalon à avoir marqué l’histoire récente. L’historien britannique Eric Hobsbawm parle d’un «court XXe siècle» entre 1914 et 1991 (contrairement au «long XIXe siècle», qui s’étendrait de 1789 à 1914). En fin de compte, la Grande Guerre, encore exclusivement européenne, commencée dans un demi-sommeil en 1914, n’a véritablement pris fin que lors de la chute du mur de Berlin et de l’implosion de l’Union soviétique et du communisme réel en Europe. Cette implosion a aussi mis un terme à la guerre froide, entamée peu après 1945. D’autres considèrent l’année 1918 comme le point de non-retour, parce qu’elle a vu disparaître pas moins de quatre empires : russe, autrichien, allemand et ottoman.
D’autres encore citent plutôt les Trente Glorieuses (1945-1973), la période continue de croissance économique et de prospérité, interrompue par le premier choc pétrolier. Les Pays-Bas peuvent objecter à cela que leur guerre à eux ne s’est arrêtée qu’en 1949, lorsqu’ils ont renoncé à l’Indonésie et lui ont rendu sa souveraineté.
Pourtant, il reste des raisons suffisantes de considérer 1945 comme un point de repère crucial pour l’Europe, et donc aussi pour les Pays-Bas et la Belgique. Soixante-quinze ans se sont écoulés depuis – soit à peu près la durée d’une vie humaine.
Ce passé de la guerre, avec son histoire de collaboration et de répression, de résistance contre l’occupant, avec le traumatisme de la déportation des Juifs et de l’holocauste, ne semble pas encore tout à fait digéré. Nos commémorations restent hésitantes, et la Deuxième Guerre mondiale continue de hanter notre littérature.
L’écrivain néerlandais Harry Mulisch, né d’une mère juive et d’un père austro-hongrois collaborateur, pouvait se permettre d’affirmer: «Je suis la Deuxième Guerre mondiale.» Quant au romancier flamand Erwin Mortier, il écrivait dans son premier livre Marcel (1999): «La cave conservait, le grenier oubliait.» Au printemps 2020, il a publié la suite de cette histoire familiale, qui est aussi la sienne. Et Arnon Grunberg continue de définir dans son œuvre sa position en tant que Juif néerlandais vis-à-vis de l’holocauste.
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Peut-être faudra-t-il attendre 2045, soit un siècle après la fin du conflit, quand tous les témoins oculaires auront disparu, pour que nous laissions reposer cette guerre et que nous la rendions à l’histoire, comme nous l’avons fait en 2018 pour la Première Guerre mondiale. En 2045, l’Allemagne aura-t-elle aussi laissé derrière elle sa Vergangenheitsbewältigung, son difficile travail de mémoire, et la culpabilité morale qui l’entrave aujourd’hui encore ?
Les débats existentiels sur l’holocauste évoqueront-ils toujours sa spécificité et son caractère unique? À l’évidence, l’holocauste est un génocide très spécifique, mais est-il unique dans le sens où il échappe pour ainsi dire à toute comparaison avec d’autres génocides, et où il se soustrait donc à l’histoire elle-même?
Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il reste de nombreuses recherches historiques à entreprendre au sujet de la Deuxième Guerre mondiale, et qu’il faudra trouver un équilibre entre ces dernières et les commémorations rituelles. Pour le dire avec un jeu de mots, nous faisons face à un devoir d’histoire plutôt qu’à un devoir de mémoire.
La fin de l’après-guerre
La chute du mur de Berlin n’a pas signifié la victoire définitive de la démocratie laïque et libérale, qui allait de pair avec l’économie de marché, comme l’avait prédit Francis Fukuyama dans La Fin de l’histoire. Nous sommes au contraire passés à «la fin de l’après-guerre», ce consensus politique et social obtenu en Europe après la catastrophe de la Deuxième Guerre mondiale et garanti par la Pax Americana.
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Dans le cadre de ce consensus, les États pensaient abandonner leur nationalisme pour construire une Europe de plus en plus unie, et croyaient que les «nations» finiraient même pas être «unies» sur le plan mondial. Les élites politiques ont alors signé un pacte avec le «peuple».
Mais les années 2000 et les deux avions qui se sont écrasés contre les Twin Towers ont démontré que le nationalisme et le fondamentalisme religieux étaient plus vivants que jamais. Les élites ont perdu le contact avec le peuple, qui leur a tourné le dos, préférant suivre le chant des sirènes populistes.
Et nous en arrivons donc à aujourd’hui. Le fameux «consensus d’après-guerre» aurait besoin d’un sérieux dépoussiérage.
Prenons la sécurité sociale: une véritable cathédrale, peut-être même un chef-d’œuvre. Quoi qu’il en soit, une construction coûteuse qui, y compris aux Pays-Bas et en Belgique, nous protège en cas de maladie, de chômage ou durant la vieillesse, grâce à un système d’assurances, d’allocations et de pensions.
Ce dispositif monumental nous a apporté prospérité et émancipation. Il a permis d’unir les citoyens et de stabiliser l’ordre économique et politique. Le pacte social a scellé un système d’échanges entre employeurs et syndicats, entre travail et capital. Les architectes de ce régime aux Pays-Bas et en Belgique furent des sociaux-démocrates pragmatiques: Willem («le petit père») Drees et Achiel Van Acker («J’agis, puis je réfléchis»). En 2020, le système est sous pression. Il ne semble plus être éternel ni aller de soi. Il coûte de plus en plus cher. Et le défi va consister à réussir à le préserver, au moyen d’une réforme intelligente et prudente.
Les relations établies par les Pays-Bas et la Belgique avec d’autres pays après 1945 ont aussi besoin d’une rénovation en profondeur. Le Benelux semble s’être fait doubler par l’unification de l’Europe, qui s’est essoufflée à son tour. Un ancien Premier ministre belge a récemment qualifié l’Europe de «géant économique, nain politique et ver de terre militaire». Cette dernière comparaison avec un ver de terre est nouvelle. Fin 2019, le président français Emmanuel Macron jugeait quant à lui l’OTAN en état de «mort cérébrale», mais jusqu’à présent, les pays européens, à l’exception de la France, qui se retranchent depuis trop longtemps par paresse sous le parapluie de l’OTAN et surtout de l’Amérique, font bien peu pour organiser leur défense nationale. Cela vaut à plus forte raison pour l’Europe dans son ensemble. La guerre en ex-Yougoslavie n’est pas si ancienne. Macron a raison de s’enflammer quand treize soldats français de plus périssent au Mali. On pourrait avec lui (rétorquer) dire qu’il ne s’agit là que d’un partage équitable du fardeau.
D’un côté, l’Europe est une construction dont les règles et procédures sont respectées, et même suivies par des États qui ne font pas partie de l’Union, comme la Suisse et la Norvège. De l’autre, elle reste une «puissance douce», incapable de contrôler ses propres frontières ou d’arriver à un consensus au sujet du rapatriement des femmes et des enfants de combattants de Daech – sans parler du sort des combattants eux-mêmes.
L’Europe bureaucratique est une usine à compromis qui souffre d’un sérieux déficit de légitimité démocratique. Et pourtant, c’est un imbroglio qui fonctionne, qui s’avère plus résistant qu’on ne l’imagine, qui continue d’avancer cahin-caha, en crachotant, d’événement en événement.
Après 1945, l’État-nation et surtout le nationalisme sont devenus suspects. Une alliance européenne était censée bannir les siècles de violence qui avaient opposé les pays européens, et en particulier la France et l’Allemagne. On a oublié que les citoyens restaient d’abord loyaux à leurs États-nations, surtout pour des sujets comme la Sécurité sociale. Un tel système présuppose de la solidarité; or, le premier et le plus robuste des cercles de solidarité demeure celui de l’État-nation. L’alliance européenne n’offre pas une telle assurance.
Le Royaume-Uni s’est retiré de l’Union européenne parce qu’il est attaché à sa souveraineté. Quelle que ce soit la manière dont on relativise et rationalise cette notion, elle garde une importance cruciale dans la façon dont les citoyens envisagent politiquement leur propre nation. Cette conscience de la nation a la vie dure. Elle est beaucoup plus présente aux Pays-Bas qu’en Belgique ou en Flandre. Le moins que l’on puisse dire à propos de la Belgique est qu’elle appartient, avec d’autres pays comme l’Italie, à la famille des États-nations faibles d’Europe. De surcroît, en Belgique, la nation ne recouvre pas le concept d’État. Dans les faits, la Flandre est une nation, mais paradoxalement, sa conscience de la nation est complexe et faible, et tous les citoyens ne la partagent pas avec la même intensité.
Nous pourrions également évoquer la perte des colonies, devenues impossibles à maintenir après l’incendie mondial. Les Indonésiens ont vu les colons occidentaux, si longtemps considérés comme invincibles, capituler et se faire humilier par les Japonais, pourtant eux aussi asiatiques. Au Congo, la situation a tout de même perduré jusqu’en 1960.
Et il a fallu encore plus de temps à la décolonisation des esprits pour se mettre en route. Là encore, les Pays-Bas ont été plus rapides que la Belgique. Il est frappant de constater que c’est surtout la diaspora congolaise qui interpelle les Belges à l’heure actuelle. C’est la deuxième génération, et même la troisième après la colonisation qui revendique de manière radicale son propre point de vue et sa propre voix. Le professeur Henk Wesseling, un historien de l’emblématique école de Leyde, qui regrettait que l’on attache plus d’importance à la mémoire qu’à l’histoire, écrivait avec flegme dans Les Empires coloniaux européens. 1815-1919: «Dans le présent ouvrage ont été rapportés divers propos qui montrent combien les Européens étaient, à l’époque, persuadés de leur propre supériorité, du fait non seulement qu’ils avaient le droit de coloniser, mais qu’ils en avaient même le devoir parce que ainsi la civilisation serait apportée à des peuples qui vivaient dans les ténèbres. Le lecteur y trouvera aussi un nombre suffisant de données qui démontrent que la réalité était autre. Il suffit d’ouvrir un journal pour s’apercevoir qu’aujourd’hui l’on prête une attention plus grande à ce second point de vue qu’au premier.» Une vision de plus en plus souvent contestée, de nos jours.