Transports publics transfrontaliers: une question de volontarisme
L’offre de transports publics transfrontaliers est-elle suffisante? Quels sont les facteurs de réussite et quelles sont les difficultés propres à ces liaisons transfrontalières? Voilà les questions à la base de notre enquête. Celle-ci nous a montré des logiques nationales ainsi qu’un manque de budget et d’impulsion politique pour réaliser le transfert modal. Toutefois, l’aménagement du territoire s’est révélé être le plus grand frein dans la région frontalière. La densité démographique est favorable au développement des transports publics. Or, celle-ci fait précisément défaut. Dans ces conditions, seule une politique volontariste en matière de transports publics peut redresser la situation.
Sur les autoroutes transfrontalières se renouvelle chaque jour le trafic de voitures belges se rendant en France et vice versa. On serait tenté de croire que ces flux caractérisent avant tout les points de passage les plus connus: Rekkem-Ferrain, Lamain-Camphin-en-Pévèle ou Callicanes. Tel n’est pourtant que partiellement le cas. De La Panne au Borinage, la frontière serpente le long de cours d’eau et à travers champs et forêts, parfois passe-t-elle aussi à travers des zones urbaines. Tout au long de cette frontière se dressent des maisons, des entreprises, des villages et parfois des villes entières. Très souvent, il s’agit d’une zone suburbaine, en partie rurale, en partie habitée. Une entreprise par-ci, une entreprise par là. Dans ces zones, que ce soit dans le nord de la France ou en Belgique, les mêmes problèmes de mobilité se posent, car, ici comme ailleurs, les gens vivent, travaillent et font leurs achats.
Synonyme de centaines d’emplois et pôle d’attraction pour travailleurs frontaliers, l’entreprise Clarebout est située dans un recoin de la Belgique et génère une circulation infernale dans la vallée de la Lys et le Heuvelland. Le centre commercial Aushopping de Neuville-en-Ferrain, plusieurs hectares en superficie, est axé purement sur la mobilité automobile.
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Dans cette région frontalière, les lieux de travail et d’achats ne correspondent généralement pas aux lieux de résidence. La mobilité devient par conséquent une valeur essentielle. Dans bien des cas, c’est la voiture qui l’emporte : elle permet de se rendre partout et à tout moment.
Une bonne offre de transports publics dans les zones à démographie dense
La carte de la région frontalière franco-belge montre combien la zone Lille-Roubaix-Tourcoing-Mouscron-Courtrai est densément peuplée. Des centaines de milliers de personnes y vivent. Le réseau routier y est développé en fonction de l’accès à la métropole lilloise, avec un périphérique et des autoroutes orientées nord-sud et est-ouest.
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Les transports publics suivent la même logique. Le métro de la métropole lilloise dessert non seulement la ville de Lille, mais il est doté aussi d’un axe nord-sud bien développé, allant jusqu’à la frontière belge. La station métro Dron est située à un jet de pierre du hameau de Risquons-Tout à Mouscron. Depuis des années, les Belges y garent leur voiture et prennent ensuite le métro pour se rendre à Lille.
D’autre part, il y a la ligne de chemin de fer Courtrai-Lille. En 1846, cette ligne venait achever la connexion par le rail de Paris et Bruxelles. Datant de la même époque, la ligne ferroviaire Tournai-Lille est toujours d’actualité. De nombreux étudiants français se rendent quotidiennement à Froyennes (une commune de Tournai) en train pour étudier à St-Luc, une école d’art réputée. Grâce à la liaison avec Lille, les habitants de la région de Tournai et de la Flandre-Occidentale montent dans un TGV plus rapidement que s’ils devaient faire le détour par Bruxelles. La gare TGV Lille Europe est l’une des plus fréquentées de France.
Le prix du billet de cette liaison ferroviaire n’est pas excessif. Un billet aller-retour au départ de Courtrai coûte 11,20 euros. Par contre, si vous réservez un billet au départ de Lille, faites attention. Une réservation par la SNCF coûte plus cher: 18,80 euros. En revanche, si vous réservez sur le site web de TER Hauts-de-France, vous payerez seulement 9,80 euros pour un aller-retour. La différence de prix tient au fait que la SNCF est organisée au niveau national, alors que TER est une instance régionale ayant obtenu un accord avec la SNCB belge pour les voyages transfrontaliers. Seul TER offre le prix plus avantageux. Pas évident de le savoir, en tant que voyageur.
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Quoi qu’il en soit, pour 9,80 euros, impossible de faire l’aller-retour en voiture, kilomètres, carburant et frais de parking compris. Des tonnes de papiers ont déjà été écrits sur le prix de ce billet transfrontalier et sur la soi-disant lenteur de la ligne, mais le problème n’est en fait pas là. En effet, étude après étude, se confirme ce que les gens attendent des transports publics: fiabilité et bonne communication en deux, voire en trois langues. C’est précisément là que le bât blesse: la fiabilité de cette liaison laisse un peu à désirer.
Juste avant la crise Corona, le trafic ferroviaire transfrontalier assurait 20 000 mouvements de passagers par semaine, 55% sur la ligne Tournai-Lille, 45% sur la ligne Courtrai-Lille. Cela représente bon nombre de déplacements, mais ce volume est réduit à une peau de chagrin comparé au volume du trafic automobile transfrontalier. Une étude de 2012 montre que seulement 5% du trafic transfrontalier se fait par les transports publics. Rien aujourd’hui ne permet de penser que ce pourcentage aurait augmenté.
La voiture a le dessus dans les zones périphériques
Alors pourquoi ces embouteillages autour de Lille le matin? Eh bien, parce qu’une grande partie du trafic frontalier a lieu, non pas dans des zones densément peuplées, mais plutôt dans des zones suburbaines périphériques telles que la vallée occidentale de la Lys. Il suffit de penser aux milliers de travailleurs qui travaillent à Warneton, Wervicq, Menin, Wevelgem… De nombreux parcs d’activités se trouvent dans des régions situées en dehors des zones résidentielles, reliées uniquement à des routes régionales, des routes départementales, des routes locales. Sans doute y a-t-il bien ici et là un train ou un bus, mais les connexions au réseau principal et les temps de trajet rendent la tâche si difficile aux voyageurs que la voiture l’emporte toujours.
C’est tout particulièrement le cas dans le Westhoek belge et français. Les deux régions sont dépourvues d’une liaison ferroviaire performante. Le train à destination de Poperinge roule toujours sur une voie unique, le TER reliant la Flandre française à Lille est surchargé et n’est pas ponctuel. Il n’est dès lors pas étonnant que les déplacements en transports publics s’avèrent toujours difficiles à organiser, notamment lorsque des personnes vivant dans un endroit périphérique doivent se rendre dans un endroit qui l’est tout autant. Le transport public est en effet une question de volume, et le volume est obtenu par la densité. Le modèle du métro bien géré de la région lilloise, où le transfert modal tout doucement se met en place, n’offre pas de solution pertinente pour les zones suburbaines comme le Westhoek, certaines parties de la Flandre du Sud-Ouest ou de la Wallonie picarde. Là, seul le bus reste une solution possible.
Les liaisons transfrontalières par bus se comptent sur les doigts d’une main: le bus entre Dunkerque et La Panne et la ligne reliant Roubaix à Mouscron via Wattrelos. Cette dernière existe depuis le début des années 1990. Juste avant la pandémie de Covid-19, elle atteignait 1 100 voyages par semaine et 750 le week-end, dont plus d’un tiers transfrontalier, voire près de la moitié le samedi. La plupart de ces trajets sont effectués par de jeunes voyageurs, essentiellement dans le cadre d’un trafic scolaire. La nouvelle ligne de bus entre Ypres et Armentières est annulée quelques mois à peine après son lancement. Le projet pilote d’une durée d’un an ne sera pas poursuivi.
Ces dernières années, le projet Interreg Transmobil (www.transmobil.be) a fait de nombreux efforts pour valoriser au maximum l’offre actuelle dans le Westhoek français et belge. L’accent est mis sur la combimobilité, en associant au mieux voiture-vélo-transports publics. Ce travail est certes méritoire, mais il ne supprime pas la nécessité d’un fort investissement dans les transports publics aux zones périphériques afin d’amener les gens à moins prendre leur voiture.
Le débat sur l’avenir ne dépend pas tellement de la présence d’une frontière nationale. Ce qui importe bien davantage, en matière de transports publics, ce sont les caractéristiques des zones urbaines et de celles qui sont moins urbanisées. Le constat peut en être fait dans le débat français sur la création éventuelle d’une ligne de tramway entre Wambrechies, près de Lille, et Comines sur la Lys, pile sur la frontière franco-belge. Le tracé en question fait à peine 11 kilomètres. Le tramway permettrait aux communes françaises de la vallée de la Lys de disposer d’une liaison performante avec leur capitale, Lille. Une telle liaison était d’ailleurs à leur disposition jusqu’en 2019, lorsqu’un train diesel roulait encore entre Comines et Lille. Dans la métropole lilloise (MEL), on reste critique à l’égard de la liaison par tramway, craignant qu’il n’y ait pas de rentabilité des investissements. La discussion se poursuit.
Le volontarisme comme unique solution
Le défaitisme n’est pas de mise. Si on veut vraiment faire quelque chose pour le climat, la mobilité est une carte importante à jouer. Une première stratégie consiste à décourager la mobilité automobile, à attendre que les gens en aient marre des embouteillages, trouvent du travail plus près de chez eux, et que la taxation des voitures soit vraiment dissuasive.
À Lille, l’utilisation de la voiture est découragée: dans la plupart des endroits, la vitesse a été réduite à 30 kilomètres par heure, des coupures de circulation ont été mises en place et le stationnement se paie au prix fort. De même, sur les autoroutes autour de Lille, la vitesse a entretemps été réduite à 70 km/h sur de nombreuses portions. Bien sûr, aux heures de pointe du matin et du soir, cela ne change pas grand-chose; passer au sud de Lille aux heures de pointe du soir, c’est apprendre à s’armer de patience.
Une autre stratégie, ou une stratégie supplémentaire, revient à adopter une politique volontariste: les instances officielles poussent résolument au transfert modal, le vélo et les transports publics garantissant la mobilité de base. C’est l’option choisie par Dunkerque, qui fait rouler ses bus gratuitement. La MEL essaie de faire la même chose, mais toujours dans une logique nationale. L’année dernière, par exemple, le projet d’extension transfrontalière des lignes de métro et de tramway avait généré un enthousiasme très largement partagé. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, même si la discussion à ce sujet n’est pas encore close.
Le volontarisme consiste à investir d’abord et à espérer ensuite un bon retour. Malheureusement, de nombreux fournisseurs de transports publics vivent des situations de pression extrêmes infligées par les instances qui les gouvernent. En tant qu’acteurs publics, ils doivent être extrêmement rentables. Cela a pour conséquence qu’ils misent a priori et prudemment sur des lignes desservant les zones densément peuplées, offrant donc une promesse de volume. Les zones périphériques doivent à chaque fois en faire les frais.
Afin d’être extrêmement rentables, de nombreux fournisseurs de transports publics misent surtout sur des lignes desservant les zones densément peuplées
En ce sens, la création d’une nouvelle ligne de bus reliant Ypres à Armentières à l’automne 2022 a été une agréable surprise. En semaine et le week-end, un trajet aller-retour démarre toutes les deux heures. La ligne doit son existence non seulement à la dynamique sous-régionale, où la Flandre française et le Westhoek savent se tendre la main, mais principalement à la région de transport Westhoek. Grâce à la réforme de la mobilité flamande, les régions peuvent désormais gérer elles-mêmes la mobilité. Cela se fait au sein de cette instance appelée «région de transport» (vervoerregio), qui rassemble autour d’une même table tous les acteurs locaux, régionaux et nationaux. En ce qui concerne la SNCB, fonctionnant à l’échelle fédérale, les régions de transport ont surtout un rôle consultatif, mais elles ont un peu plus de prise sur le fournisseur de transport régional De Lijn.
En présentant sa vision, la région de transport Westhoek affirme: «Par-delà la frontière nationale, nous nous concentrons, dans le sud, sur la liaison vers Armentières, permettant de se diriger ensuite vers Lille par bus ou par train. Du côté ouest, nous nous concentrons sur Hazebrouck et Dunkerque via le réseau d’autobus. Comme prévu dans le plan de transport à court terme, les projets pilotes vers Armentières et Hazebrouck nous permettront d’évaluer s’il est souhaitable d’exploiter ces liaisons de manière permanente et de participer à des liaisons transfrontalières rapides vers Dunkerque». Dans une estimation de son plan de transport public, la région de transport a prévu 300 000 euros pour le cofinancement de la ligne vers Dunkerque, 187 000 euros pour la ligne Poperinge-Hazebrouck et 225 000 euros pour la ligne Ypres-Armentières. Après à peine quelques mois d’exploitation, le sort de cette dernière ligne est jeté: le service de bus sera supprimé à partir du 1er septembre.
Le volontarisme est encore moins présent dans la région de transport voisine, celle de la Flandre du Sud-Ouest. Ici, le plan de transport public donne à lire: « La région demande une revalorisation des déplacements transfrontaliers vers la France et la Wallonie. Dans un cadre de neutralité budgétaire, il n’y a aucune marge pour améliorer ces liaisons». Pas de sous, donc pas d’action. Néanmoins, la région de transport veut entamer des discussions avec le TEC, fournisseur de transports publics wallon, au sujet de la ligne Mouscron-Menin-Comines et souhaite négocier avec Ilévia, le fournisseur de la région de Lille, afin d’étudier si une ligne de bus peut être prolongée de la ville française d’Halluin à la ville belge voisine de Menin.
La région de Lille prend le transfert modal très au sérieux, du moins en ce qui concerne sa zone urbaine dense. Elle veut y investir massivement à l’avenir. Récemment, un plan de mobilité a été approuvé, prévoyant l’investissement de 2 milliards d’euros dans l’accessibilité et la qualité de l’air. Et c’est chose nécessaire. La mobilité entre la région lilloise et les régions voisines représente 15% du nombre total de déplacements, mais 25% de la consommation d’énergie du transport de passagers. Chaque jour, on dénombre 170 000 déplacements entre la Métropole et le sud de l’agglomération (Béthune, Lens, Douai, Valenciennes). Sur chacune de ces liaisons, seuls 10 à 15% des navetteurs prennent le train, les autres préférant la voiture. Dans la région de Lille, on est tout à fait conscient du fait que le changement doit aussi se faire en dehors de l’agglomération urbaine. Entre la mobilité urbaine et celle en banlieue, la différence est importante: à Lille, la voiture représente aujourd’hui un tiers des déplacements et l’utilisation de la voiture diminue. En banlieue, la voiture représente encore 64% des déplacements et ce pourcentage est en hausse.
Saisir ces dynamiques pour chaque pays, chaque région: là commence l’exercice. L’Eurométropole s’y emploie depuis sa création, il y a maintenant 15 ans. À intervalles réguliers, les prestataires de services de transport et les autorités de contrôle se réunissent au sein d’un groupe de travail pour discuter et, si possible, coordonner leurs plans, initiatives et études en matière de mobilité. Mais la simple gouvernance ne suffira pas. Pour réellement avancer, il faudrait un gouvernement qui planifie avec soin et de manière durable l’aménagement du territoire, tout en réfléchissant aux conséquences sur la mobilité; un gouvernement qui investit avec enthousiasme dans les transports publics et qui définit une politique de mobilité de principe, sans trop de compromis.