Traverser la Gaule belgique sur la Via Belgica: de Geminiacum à Coriovallum
Wieland De Hoon explore l’ancienne voie romaine de Boulogne à Cologne en quatre étapes. La Via Belgica, 450 kilomètres à travers le nord de la France, la Flandre, la Wallonie et la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Cette semaine: de Geminiacum à Coriovallum.
Km 274 – Liberchies (Geminiacum)
Poussière et céréales à perte de vue. Une longue journée de vélo nous attend pour rejoindre Tongres lorsque nous nous remettons en selle, ce matin ensoleillé à Liberchies, près de Charleroi. La plaine nous catapulte deux mille ans en arrière. Sur l’itinéraire qui nous mène de la mer du Nord au Rhin, nous abandonnons Geminiacum et laissons la forêt Charbonnière (Silva Carbonaria) derrière nous. La carte Belgii Veteris Typus (1584) du cartographe anversois Abraham Ortelius en montre encore les contours. Les vestiges de cet ancien massif forestier sont aujourd’hui la forêt de Mormal, le bois de la Houssière, le bois de Hal, la forêt de Soignes et le bois de Meerdael. Ici commençait le Texas de la Gaule belgique, avec des exploitations qui fournissaient le bétail et les produits agricoles aux légions du Rhin.
Comme nous ne traverserons pratiquement pas de villages, cette étape me paraît la plus authentique, même s’il ne reste parfois plus aucun vestige visible de la voie. Place de Liberchies à Pont-à-Celles, le musée local est fermé jusqu’à nouvel ordre. Pourtant, Geminiacum
était un joyau de la voie romaine. « En 1970, on y a découvert un trésor monétaire romain de 368 pièces d’or », explique Johan Deschieter (archéosite de Velzeke). « Liberchies et Braives (Perniciacum), à un jour de marche de là, étaient deux vici abondamment fouillés et étudiés par les universités de Louvain (néerlandophone) et de Louvain-La-Neuve (francophone). Pour nous, archéologues, ces recherches sont des références solides. »
© Saskia Dendooven
Liberchies-la-Romaine – nom honorifique que nous donnons à ce village de briques – n’a pour l’instant rien à offrir au voyageur de passage, même si Brunehaut, le village tout proche, possédait un castellum (fortin) de 54 x 45 mètres. L’Empire romain ne subsiste plus que dans notre imagination. La voie romaine abandonnée est comme suspendue dans le temps, comme un repère rectiligne vers l’horizon qui nous aiderait à percevoir la complexité du monde antique. Tous les figurants sont retournés à l’état de poussière sur la chaussée. La brise estivale nous souffle au visage la balle des céréales et deux mille ans de silence.
Sur le territoire de la commune des Bons Villers, la cruelle N 5 coupe sans pitié la Via Belgica en deux. Grâce à des astuces, des contorsions et Google Street View, nous parvenons à la franchir. Puis nous roulons pendant plusieurs dizaines de kilomètres sans être gênés par la circulation, faisant la plupart du temps du tout-terrain sur des chemins de terre bordés de poteaux téléphoniques. Une rare halte à l’écart, comme la Brasserie de Bertinchamps, nous offre ombre et fraîcheur dans cette chaleur estivale. Une mansio (station routière) bienvenue le long de la Via Belgica.
Km 332 - Braives (Perniciacum)
Après Gembloux, la route n’est plus aussi droite, et les premiers tumuli apparaissent. Des monticules dans le paysage, de hauts tertres funéraires surmontés de feuillus. Ils datent le plus souvent du Ier
siècle de notre ère, même si on a aussi trouvé dans les alentours des nécropoles de l’âge du Bronze et de l’âge du Fer. Ces tumuli étaient érigés le long de la nouvelle voie romaine Boulogne-Bavay. La Civitas Tungrorum en possédait un nombre élevé. Lorsque nous arrivons près du tumulus d Hottomont, qui fait 11 mètres de haut et 50 mètres de large, nous décidons d’avoir une belle vue des champs de pommes de terre environnants.
© Saskia Dendooven
Nous escaladons le tertre malgré les racines des arbres et les herbes. Nul doute que ces tumuli offraient des points de vue bien pratiques. Dans le Voyage de Philippe de Hurges à Liège et à Maestrect en 1615, il est dit ceci : Les motes servent encore à ceux du voisinage […] et à ceux qui cerchent les levées [les routes] ou qui sont perduz ou esgarez en leur chemin, en sorte que, les voiants, ils se recognoissent aussitost et voient où ils doibvent tirer, si bien que si l’on n’est sot, yvre ou aveugle, on ne se peut perdre ny fourvoyer, de jour ou au clair de la lune, en ces cartiers. Il fallait donc être frappé de folie, d’ivresse ou de cécité pour s’égarer dans les parages.
Le chemin de campagne se faufile lentement vers l’est à travers le paysage de tumulus. Après Awenne et Braives, nous retrouvons définitivement l’asphalte et à partir de l’intersection avec la route de Namur, à Hannut, la Via Belgica devient la N 69, de plus en plus fréquentée, jusqu’à Tongres. Vu de la Romeinse Kassei (Chaussée romaine) à Koninksem, au milieu des remembrements, le paysage ressemble à une grosse taupinière, et effectivement le dernier tumulus près duquel nous passons est beau, sans arbres, dans son état d’origine.
Km 362 - Tongres (Atuatuca Tungrorum)
© Saskia Dendooven
Ambiorix et ses Éburons – les Celtes établis à l’origine dans la région – ont fait passer quelques nuits blanches à César. Les pauvres Morins et Ménapiens, dans l’Ouest, étaient des résistants qui se réfugiaient dans les bois et les marais du Boulonnais et de la plaine de Flandre. Mais Ambiorix, toujours prompt à s’emporter, ne put s’entendre avec les collecteurs d’impôts romains. En 54 av. J.-C., il déclencha une sanglante révolte au cours de laquelle toute une légion romaine et cinq cohortes furent taillées en pièces. La vengeance de César fut, comme on pouvait s’y attendre, implacable : La tribu des Éburons fut rayée de la carte. Après la révolte des Éburons, Tongres devint néanmoins la seule véritable grande ville gallo-romaine (municipium) entre Cologne et Boulogne. Derrière son enceinte du IIe siècle, de 4500 m de long, la cité était même plus grande qu’au Moyen Âge.
Dans le musée gallo-romain, nous admirons la grande maquette de Tongres à l’époque romaine. La collection du musée est impressionnante. « Tongres était avant tout un marché, un forum, avec un temple, une colonne de Jupiter, une basilique… », commente le conservateur, Guido Creemers. « Il y avait aussi sans doute un marché aux bestiaux, dans la poussière et la boue. La proximité de la Geer, encore navigable à l’époque, était un facteur déterminant pour les transports : des embarcations à fond plat pouvaient aisément rejoindre la Meuse. » Les Tongriens, une population mixte germano-romaine qui avait pris la place des Éburons, passaient pour être de vaillants guerriers. Des cohortes tongriennes étaient stationnées au fort de Vindolanda près du Mur d’Hadrien, dans le nord de l’Angleterre », rappelle Guido Creemers. « Tongres même ne disposait pas d’une grande garnison, et nous n’avons pas trouvé ici beaucoup de militaria, c’est-à-dire d’objets témoignant de la vie militaire. Mais nous allons y consacrer une prochaine exposition. »
© Saskia Dendooven
A vrai dire, Tongres n’avait pas besoin de légions. Contrairement à Bavay, l’autre grand carrefour de la Via Belgica, Atuatuca Tungrorum devait reprendre un nouveau souffle. Au quatrième siècle, la ville fut le premier centre chrétien de la Belgique, avec le premier évêque des Plats Pays : l’Arménien Servais (Servatius). Le destin de la ville aurait pu être plus heureux : Servais se réfugia à Maastricht, pour des raisons de sécurité, et l’évêché fut transféré ultérieurement à Liège. De plus, Tongres n’était déjà plus, au IVe
siècle, un important centre commercial.
Km 379 - Maastricht (Mosae Trajectum)
Sur la route d’ouest en est, la ville de Tongres annonçait le monde habité. Le caractère de notre propre voyage change également. Le paysage est plus densément peuplé, les routes plus fréquentées. À l’époque romaine déjà, la densité des villae et des vici était plus importante à partir d’ici vers le Rhin. Nous suivons la route Romeinseweg, qui traverse Herderen en direction de Riemst, où l’échevin en charge du patrimoine local, Peter Neven, veut faire connaître la Via Belgica locale. Le modèle est tout trouvé : le site viabelgicadigitalis.nl renseigne sur chaque commune du Limbourg belge qui se trouve le long de la Via Belgica. La commune de Riemst souhaite être prise en compte. « Pour l’instant, nous n’y parvenons pas », indique l’archéologue de la Ville de Tongres, Dirk Pauwels. «C’est surtout une affaire de prérogatives administratives. Le Musée gallo-romain est municipal depuis 2018, mais dépend aussi de la province et de la Région flamande. Et pour un projet tel que la Via Belgica il faut aussi tenir compte de la coopération interrégionale et internationale. Sans compter que Toerisme Limburg, l’association de promotion du tourisme au Limbourg belge, mise davantage sur la nouvelle Route des Fruits, qui suit l’ancienne voie ferrée reliant Tongres à Saint-Trond. »
© Saskia Dendooven
Cette région doit avoir été la partie la plus riche de la Gaule belgique: le nombre de villas romaines, souvent de vétérans de légions comme la Legio I Germanica ou la Legio XV Primigenia ayant obtenu des terres le long du Geer et, plus loin, de la Gueule, y est important. Le paysage de villas traduisait, bien plus que dans l’Ouest, l’aisance gallo-romaine, en tout cas pour ce qui concerne les dimensions des bâtiments. De la sigillée (céramique fine à vernis rouge et reliefs), de la verrerie, des olives et du vin du bassin méditerranéen trouvaient ici des amateurs plus fortunés que dans les régions plus proches de la côte, où le sel et la laine de mouton, péniblement obtenus, constituaient les principaux moyens d’échange des miséreux Ménapiens.
Lorsque nous traversons la Meuse à Mosae Trajectum, nous devons faire abstraction des masses de touristes venus faire leurs emplettes, qui envahissent les petites terrasses. Maastricht avait à l’époque romaine un important castellum (fortin), un temple de Jupiter romain, dont les fondations se trouvent aujourd’hui au-dessous d’un hôtel, et un ingénieux pont de bois, mais dont rien n’a subsisté, à première vue. Il reste heureusement, dans le Griendpark, deux piles du pont de 1931, le Wilhelminabrug, détruit en 1940 et orné d’un bas-relief Art déco intitulé Intocht van de Romeinen in Mosa Trajectum (Arrivée des Romains à Maastricht).
Km 403 – Heerlen (Coriovallum)
S’orienter pour aller vers Meerssen et Valkenburg s’avère plus difficile que prévu : Malgré Via Belgica Digitalis il n’existe rien du type VIA itinéraires à vélo. Heureusement pour nous, l’ancienne voie romaine suivait la vallée de la Gueule, dans laquelle nous trouvons un beau sentier forestier pour rejoindre Valkenburg. Nous passons devant des grottes de marne et des campings bondés, alors que nous voyons au passage ces affiches pour la Via belgica : «Rust Ruimte Romeinen !» (Tranquillité, Liberté, Romanité !). L’une de ces grottes de Valkenburg abrite depuis 1910 une grande attraction touristique : les Catacombes romaines, copie conforme des catacombes de Rome des premiers chrétiens.
Au cours d’une année normale, la ville est envahie de touristes, mais dans une année anormale comme 2020, c’est aussi le cas. Il faut dire que c’est l’épicentre du Midi néerlandais, avec ses pentes calcaires ensoleillées où s’épanouissent même des parcelles de vigne. L’écrivain romain Pline l’Ancien rapporte déjà dans son Histoire naturelle
que la marga (marne) locale constituait un excellent amendement pour les sols. Nous nous faufilons à travers la circulation pour rejoindre Klimmen. Derrière la grande colline du pays de la Meuse et de la Gueule, nous découvrirons le véritable trésor gallo-romain du Sud du Limbourg néerlandais : Coriovallum.