Traverser la Gaule belgique sur la Via Belgica: de Turnacum à Geminiacum
Wieland De Hoon explore l’ancienne voie romaine de Boulogne à Cologne en quatre étapes. La Via Belgica, 450 kilomètres à travers le nord de la France, la Flandre, la Wallonie et la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Cette semaine: de Turnacum à Geminiacum.
Km 166 – Tournai (Turnacum)
Dix kilomètres après Tournai, dans les champs près de Lesdain, nous découvrons la silhouette de la Pierre Brunehaut. Un bloc massif de grès grisâtre, le plus grand menhir de Belgique, qui a 4500 ans . C’est un trompe-l’œil préhistorique : Selon l’angle de vue, elle ressemble à un couteau de guillotine inversé, au Rocher Bayard de Dinant ou à un doigt gris. Elle présente de manière très apparente des graffitis du début du XIXe
siècle détériorés par des traces de balles (mousquet ou mitraillette, allez savoir). Pour qui sait y prêter attention, la Pierre Brunehaut est un lieu magique où la Préhistoire, l’Antiquité et les Temps modernes sont balayés par le vent d’ouest, humide et éternel.
© Saskia Dendooven
La voie romaine est ici un vague chemin de terre, cahoteux, en direction de l’Escaut. Pour la suivre entre le port gallo-romain de Tournai et la départementale française D 68, premier vestige intact de la Via Belgica, le GPS ne suffit pas. Au rond-point de la route de Condé, à Nivelles, la voie semble même avoir disparu, jusqu’à ce que nous découvrions, derrière une rangée de poubelles, un petit chemin à peine visible menant dans la forêt. Ce sentier étroit et bourbeux longe au nord la forêt de Raismes-Saint-Amand-Wallers et n’est guère praticable à vélo. Pourtant, il porte bien le nom de « Chaussée Brunehaut ». Presque tous les tronçons de voie romaine en Wallonie et dans les Hauts-de-France s’appellent ainsi. Dans ces régions, c’est le nom de rue ou de route qui fait le plus de kilomètres.
A l’origine, Brunehaut (ou Brunehilde) d’Austrasie (534-613) était une princesse wisigothe qui, selon la tradition populaire, aurait fait remettre en état les anciennes voies romaines, même s’il y a peu de chances que cela ait été le cas. La manière dont la souveraine a fini sa vie (et les chaussées Brunehaut obtenu leur nom) frappe l’imagination. Sur l’ordre de Clotaire II, un roi franc misogyne, elle fut exhibée sur un chameau, dépouillée de ses vêtements, puis torturée pendant trois jours, mais comme elle donnait toujours des signes de vie, elle fut attachée par les cheveux, une main et un pied à un cheval fougueux qui la traîna à travers la campagne. Les chaussées Brunehaut témoignent encore de son supplice et l’endroit où son corps fut retrouvé correspondrait à la Pierre Brunehaut.
On dirait le Paris-Roubaix, mais les pavés se trouvent au sud de la forêt. Nous, nous n’avons droit qu’à la boue
Une autre source mentionne un roi belge Brunehildis. L’archéologue rémois Nicolas Bergier a consacré un ouvrage au sujet (Histoire des grands chemins de l’Empire romain, Paris, 1622), tout comme, plus tard, Grégoire d’Essigny (Mémoire sur la question des voies romaines, vulgairement appelées Chaussées Brunehaut, qui traversent la Picardie, Amiens, 1811).
Il ne fait aucun doute, en revanche, que les Brunehaut finissent généralement mal. Brunehilde, la walkyrie de la Chanson des Nibelungen, une épopée en allemand du XIIIe siècle, se fait dérober son anneau et sa ceinture de soie, utilisés plus tard comme preuve de son infidélité. Seule, Broomhilda, dans le film de Quentin Tarantino Django Unchained (Hollywood, 2012),
s’en tire finalement bien.
Km 224 – Bavay (Bagacum Nerviorum)
Nous traversons « à vélo », façon de parler, la forêt de Raismes-Saint-Amand-Wallers. On dirait le Paris-Roubaix, mais les pavés se trouvent au sud de la forêt. Nous, nous n’avons droit qu’à la boue. Après avoir encore pataugé, nous arrivons dans la banlieue de Valenciennes. Maisons vides et délabrées, éclats de verre sur la bande cyclable. En allant vers Estreux, nous sortons de la misère et, après Eth, nous repassons la frontière franco-belge. Devant nous, la Via Belgica se déroule à travers les champs de blé et prend le nom de rue de la Ligne. Au numéro 1, dans ce qui était l’auberge de la Houlette, un massacre épouvantable a eu lieu en 1795. La bande de brigands Les Chauffeurs du Nord, dirigés par un certain Antoine Moneuse, s’introduisaient chez les gens et leur brûlaient les pieds sur les braises de la cheminée afin de leur faire avouer où était caché leur argent. À la Houlette, l’affaire a mal tourné : des adultes, des adolescents et une petite fille ont été assassinés au sabre. Aussi est-ce sans doute la partie déserte de la chaussée romaine qui comporte çà et là une ferme-auberge de sinistre mémoire le long de son tracé. Les emplacements des bornes-frontière franco-autrichiennes, au XVIIIe siècle, le long de la route dans le hameau de La Flamengrie, permettent de comprendre ces histoires de brigands et comment il était facile alors à un malfaiteur d’ignorer la frontière.
© Saskia Dendooven
Heureusement pour nous, nous arrivons sains et saufs à Bavay (Bagacum Nerviorum), où nous ne risquons rien. La Gaule belgique était administrée à partir de Durocortorum, l’actuelle Reims, mais toutes les routes menaient à Bavay. « Sept routes, dédiées aux planètes Jupiter, Mars, Vénus, Saturne, Mercure, le Soleil et la Lune, partaient de sept des 9 temples de la cité ». Parfaite illustration du réseau routier gallo-romain. Bagacum
a été créé ex nihilo, indépendamment de l’organisation gauloise d’avant la conquête. Résultat impressionnant : le plus vaste forum de toute la Gaule, une énorme basilique et un temple. Une visite guidée, excellente, du Forum antique nous fait découvrir l’ensemble de l’histoire, étonnante, de la cité. Sous le soleil étouffant de juillet, les ruines dont les arcades font alterner le bleu, le blanc et le rouge brique, sont écrasées par la canicule. Il ne manque que le chant des cigales pour que l’on se croie dans un pays méditerranéen.
© Saskia Dendooven
C’est de Bavay que part le seul deverticulum (embranchement, voie de traverse) promu sur le plan touristique : la voie menant à Velzeke. Le long de cette voie, vous trouverez aussi l’archéosite d’Aubechies, avec sa réplique de villa romaine. « Notre voie romaine favorise bien entendu notre coopération avec les Belges », explique la directrice du Forum antique, Véronique Beirnaert-Mary. « De l’autre côté de la frontière, nous organisons ensemble depuis dix ans des expositions et autres manifestations. Nous livrons ainsi au public une image complète de la région. Pas plus tard qu’hier, nous avons reçu la visite d’un groupe de cyclotouristes flamands. Je sais que des Belges souhaitent que la Via Belgica puisse bénéficier du label de l’UNESCO, mais le peu de vestiges historiques apparents rend cette inscription difficile. A l’échelon européen, en revanche, on s’active pour protéger le réseau de voies romaines. Je compte là-dessus, car ce que nous faisons ici à Bavay est important pour rappeler aux Bavaisiens que les Romains de Bagacum sont leurs ancêtres. Et qu’on peut faire revivre cette époque lointaine. »
Km 253 – Waudrez (Vodgoriacum)
Après 30 kilomètres (équivalent d’une journée de marche) parcourus le long d’une voie romaine dans un paysage vallonné, avec un reste de la Forêt charbonnière (Silva Carbonaria) près de Malplaquet , nous arrivons en une traite à Waudrez. Dans l’ancien vicus (village, bourg) de Vodgoriacum, nous trouvons la Statio Romana, le musée gallo-romain. Le temps de changer de monture et de prendre une cruche de
cervoise (bière gauloise) ou d’hydromel (apéritif au miel). Conservateur du musée, président de l’asbl Statio Romana et sénateur romain pour l’occasion, Philippe Dekegel monte à la tribune. Dekegel a fondé ce musée local en 1969 et réalisé en cinq décennies une œuvre authentique et impressionnante. « Nous avons mis au jour des milliers d’artéfacts romains », dit-il. « Et nous sommes loin d’avoir terminé. » Les alentours sont encore largement inexplorés sur le plan archéologique, comme en témoigne, du reste, la découverte de la borne milliaire de Péronne-lez-Binche à quelques kilomètres à peine de Vodgoriacum. Cette borne, érigée sous l’empereur Antonin le Pieux (138-161), est légèrement plus ancienne que celle de Desvres, près de Boulogne.
« Ah, cette borne milliaire», soupire, non sans ironie, Philippe Dekegel. Les ouvriers communaux n’ont rien trouvé de mieux que de l’apporter au musée de Mariemont, alors qu’elle se trouvait sur le territoire de notre vicus. » Réflexion caractéristique de sa passion. Dekegel mène depuis cinquante ans un combat de reconnaissance. Seul président d’une association sans but lucratif détentrice d’une collection romaine, au milieu de tous les musées provinciaux ou régionaux, il ne manque pas une occasion de rappeler que tout dans la Statio Romana est strictement fondé sur le plan scientifique. Dekegel a été professeur de design industriel, mais il exerce toujours sa seconde profession, celle de géomètre. Il nous montre une groma, instrument de levée romain utilisé pour la construction de routes et l’érection de monuments. La groma était constituée d’un long pied supportant une croix à quatre bras et servait à tracer des lignes droites et des angles droits, donc à délimiter aussi des carrés et des rectangles. La raison pour laquelle les voies romaines sont si rectilignes et l’architecture si droite tient à cet instrument. Dekegel nous présente aussi un chorobates, utilisé par les Romains pour calculer les angles d’inclinaison.
© Saskia Dendooven
Évidemment, l’urbanisme orthogonal romain ne date pas d’hier. En poursuivant notre voyage à vélo vers le nord-est, nous assistons à une métamorphose du paysage. Le Centre nous accueille dans une prolifération étonnamment anarchique de rues grisâtres, de stations-service et de pizzerias de bord de route. Le réseau de voies romaines a beau être le plus grand monument de l’Antiquité, nous ne voyons pas de tumuli mais des terrils couverts de végétation. Nous remarquons des affiches publicitaires pour les cigarettes Gauloises, cette région de Belgique où régnait la silicose, mais aussi pour cela nous arrivons quelques décennies trop tard. En dehors du Borinage, c’était l’artère économique de la Belgique naissante. Le superbe domaine royal de Mariemont existait bien avant les mines de charbon. Le musée abrite non seulement la borne milliaire de Péronnes-lez-Binche, mais aussi les bijoux mérovingiens de la nécropole princière de Trivières et les statuettes gallo-romaines en bronze provenant de Bavay.
Km 274 – Liberchies (Geminiacum)
Non, même dans le Centre on ne fume plus de Gauloises, comme nous avons pu le constater à Morlanwelz, la « petite Italie » wallonne, en poussant la porte d’un fantastique, accueillant et bruyant restaurant italien. Les tortellini della casa au jambon et petits pois sont du grand art. Rome n’a pas toujours besoin d’avoir un goût antique. Liberchies (Geminiacum) est notre destination, mais nous devons d’abord traverser les quartiers d’habitations et les zones de garages de Chapelle-lez-Herlaimont et Trazegnies, puis des champs hérissés de lignes à haute tension, près de l’autoroute E42, à hauteur de Courcelles. Nous passons devant le centre funéraire SOS Décès, évitons de justesse une crevaison aux abords d’une décharge sauvage sur notre voie romaine à l’abandon, pourtant bien signalée par des panneaux, couverts de mousse, indiquant « Chaussée Romaine », bien que personne ne semble être passé par là depuis dix ans.
© Saskia Dendooven
Nous commençons à ressentir dans nos jambes l’effet du limoncello de notre restaurateur haut en couleur de Morlanwelz, qui s’appelle sans doute, faisons-en le pari, Tony Montana. Une halte s’impose. Liberchies, le vicus de Geminiacum, connu pour son trésor monétaire romain, est situé à proximité de la gare de Luttre. C’est là, précisément, que nous terminons cette deuxième étape.