«Trofee» de Gaea Schoeters: le lecteur pour cible
L’autrice flamande Gaea Schoeters (°1976) a publié des romans, des nouvelles et des scénarios. Elle a reçu le prix littéraire Sabam for Culture pour son roman Trofee paru aux éditions Querido en 2020. Le roman a été publié sous le titre Le trophée aux éditions Acte Sud à l’été 2022, dans une traduction de Benoît-Thaddée Standaert. En 2021, il en avait déjà traduit les deux premiers chapitres que vous pouvez lire ici, accompagnés de sa présentation du roman.
© Sébastien Van Malleghem
Le voyageur européen (mais il peut tout aussi bien être américain ou asiatique) qui découvre l’Afrique pour la première fois chausse bien souvent une paire de Ray-Ban bien particulière: alors que son premier œil dévore le Roi Lion de Walt Disney, le second est obscurci par le Cœur des ténèbres de Conrad. S’il se risque à la campagne (qu’il aura hâte de baptiser: brousse, bush ou bundu), il croira sur parole le guide qui lui glissera à l’oreille qu’il a réussi à rejoindre le monde d’avant les découvertes des premiers explorateurs, c’est-à-dire la nature. Vous la connaissez, cette boucle prétendument vertueuse: le lion mange la gazelle qui broute l’herbe que nourrira à son tour le lion mort, etc. Mais la nature lui paraît surtout innocente: hakuna matata est sa devise, rehaussée d’un sourire à toute épreuve.
S’il séjourne en ville, notre voyageur, toujours bien intentionné, ne manque pas de déceler les vestiges de la colonisation européenne, qu’il croit décisive: ce sont alors les derniers mots (L’horreur, l’horreur) du roman de Conrad qui commencent à le hanter. Il a faux sur les deux tableaux, notre voyageur. Enfermant l’Afrique entre les parenthèses de la page dénuée d’écriture et de l’empreinte indélébile laissée par l’impérialisme occidental, il est mal parti pour saisir l’histoire africaine en train de se faire, aussi originale que reliée à une riche tradition.
Hunter White, riche New-Yorkais qui opère à Wall Street, a acheté une licence de chasse afin de tuer un rhinocéros noir, seul trophée qui manque encore à son palmarès des big five (lion, léopard, éléphant, buffle, rhinocéros). Il a laissé son épouse au pays, et espère pouvoir lui offrir en guise de cadeau d’anniversaire la tête de rhinocéros empaillée.
Le roman commence en Afrique (on peut imaginer l’Afrique du Sud, le Botswana, ou la Namibie), où Hunter White rejoint Van Heeren, son guide de chasse préféré. Van Heeren veille sur une réserve immense, en bordure de laquelle vivent des villageois qui ont conservé leurs coutumes ancestrales. C’est parmi ceux-ci que Van Heeren recrute ses pisteurs.
La chasse au rhinocéros sera infructueuse. Van Heeren indique à son client qu’il arrive que les villageois braconnent dans la réserve. Sur ses indications, Hunter White surprend dans sa lunette d’affût deux jeunes villageois, armés seulement d’un arc et de flèches. Ils procèdent à leur initiation qui leur permettra d’accéder à l’âge adulte, à la condition d’avoir tué une antilope koudou.
Hunter White, lui-même fils et petit-fils de chasseur, s’enorgueillit de maintenir les traditions fair play de la chasse sportive. Il est persuadé que les sommes astronomiques qu’il a acquittées pour sa licence exclusive seront bien utilisées afin de préserver la nature sauvage en Afrique. Derrière cette façade raisonnable, il découvre lui-même à son grand étonnement sa frustration, lorsqu’il revient bredouille de la chasse au rhinocéros. Lorsque son dépit se mue en rage froide, Van Heerden lui propose un remède. Celui-ci s’avérera bien pire que le mal.
Gaea Schoeters sera parvenue à nous retirer nos Ray-Ban (littéralement «ce qui bannit les rayons solaires») sans que nous ayons réussi à lever le nez de son livre. Tout commence sous un soleil écrasant et finit dans une poussière de neige éblouissante. Dans l’intervalle qui sépare le chaud du froid, la protection des lunettes solaires de leur retrait, le sang aura coulé, mais pas celui qu’on attendait, et nos préjugés auront souffert à notre plus grande surprise, fondus sous les rayons du style et de l’intrigue. Trofee a pris le lecteur pour cible, qui se félicite de reconnaître en Gaea Schoeters une redoutable diane chasseresse.
Trophée
Chapitre I – Le chasseur
La détonation déchire le silence du matin. Même s’il s’y attendait, le recul du lourd fusil de chasse a réussi à déséquilibrer Hunter. La puissance du tir soulève son pied gauche à près d’un demi-mètre du sol. Debout à ses côtés, Van Heeren ne peut s’empêcher d’en rire.
«Ça vous surprend toujours, non? Une vraie saloperie, ces vieilles pétoires à double canon. Mais, ceci dit, joli coup».
Il accompagne Hunter jusqu’à l’extrémité de la carrière aménagée en stand de tir. À sa grande satisfaction, celui-ci constate qu’il a mis en plein dans le mille. Un minuscule trou cylindrique à peine plus épais que son petit doigt a perforé le centre de la cible de papier, mais l’impact de la balle a complètement pulvérisé le sac de sable derrière elle; de minces filets de latérite rouge sang s’écoulent de partout. Cette puissance d’arrêt vaut bien quelques bleus à l’épaule: tout à l’heure, elle fera toute la différence entre la vie et la mort. En faveur du chasseur, et au détriment du gibier.
Il n’a jamais compris pourquoi tant de chasseurs préféraient aujourd’hui les petits calibres. Dans la brousse il ne se sentirait pas en sécurité avec une arme plus légère. Les petites munitions exigent la plus grande précision et, en terrain difficile, le chasseur n’a pas toujours le luxe de choisir son angle de tir. Quand un animal sauvage attaque sans prévenir, c’est bien de la chance si vous arrivez à l’atteindre. Et puis, si une arme légère tue la plupart du temps, elle n’arrête pas immédiatement le gibier dans son élan. Quant au chasseur, il n’a pas envie de se faire écraser par un animal «mort» qui poursuit sa course sur quelques mètres avant de s’effondrer. C’est pourquoi, pour la chasse aux gros animaux, il préfère son vieux fusil à double canon .577 Nitro Express, semblable à celui qu’Hemingway avait utilisé sur ces lieux mêmes pour abattre un rhinocéros et plusieurs lions, plutôt qu’un modèle plus léger et plus moderne. Mais bien sûr ce n’est pas ce qu’il a expliqué aux policiers de l’aéroport ce matin lorsqu’on a procédé aux formalités de dédouanement de son arme.
Quand on lui a demandé pourquoi il utilisait un si gros calibre, il s’est contenté de répondre que l’arme appartenait à son grand-père, ce qui était la pure vérité. Il ne s’est pas fait faute d’ajouter un petit commentaire de son cru sur la virilité du calibre, ce qui lui a valu un sourire approbateur. Il ne faut pas réveiller les chiens qui dorment, surtout dans un pays où le nombre de galons sur l’uniforme vous donne une idée du niveau de corruption. Moins les gens connaîtront ses intentions véritables, mieux ce sera. C’est avec un soin amoureux qu’il casse son arme et qu’il la fait reposer en équilibre au creux du coude. Van Heeren lui administre une tape amicale sur l’épaule.
«Je pense que vous avez bien mérité votre apéritif.»
Ensemble, ils dépassent les bungalows aux plafonds bas vers le lodge central. Le bruit des criquets envahit l’espace. Hunter prend un plaisir intense à respirer à pleins poumons; malgré le vol de nuit et la chaleur oppressante, il se sent frais et dispos. Prêt pour la chasse. Son esprit est calme et détendu, mais bien plus alerte que chez lui. Il est tout ouïe, il perçoit les odeurs inconnues, c’est comme si un léger goût de fer l’envahissait par la bouche. Y aurait-il de l’orage dans l’air? Il s’arrête devant son bungalow.
«Je vous rejoins tout de suite. Je range mon fusil, et je passe une chemise propre.»
Hunter pousse la porte-fenêtre coulissante, glisse son arme dans l’étui ouvert sur le lit, retire sa chemise imbibée de sueur et l’accroche au dossier d’une chaise. Sans trop réfléchir, il s’assied sur le bord du lit. Soudain, le décalage horaire le matraque impitoyablement: son corps ne demande qu’à s’écrouler sur le matelas et à rattraper la nuit manquée. S’étaler de tout son long, juste une seconde, ça ne peut tout de même pas faire de mal? Mais dès qu’il s’allonge sur le lit, il réalise son erreur. S’il ferme les yeux maintenant, il est perdu. Il s’endormira comme une souche et se réveillera au milieu de la nuit, puis il attendra le matin sans pouvoir dormir pendant des heures. Et il répétera ce même schéma les jours suivants, jusqu’à ce qu’il soit complètement épuisé. Alors que le secret consiste à adopter immédiatement le rythme de la nouvelle journée. Il se force donc à garder les yeux ouverts. Juste à temps. Il fouille sa poche pour saisir son téléphone portable.
Il forme un nom sur le clavier, et il attend. Au plafond, le lourd ventilateur en bois tourne sans trop de conviction. Le téléphone sonne onze fois avant qu’on ne décroche. A l’autre bout de la ligne la voix féminine semble surgir d’un sommeil profond, mais on ne perçoit aucun reproche dans l’intonation.
«Bonsoir.»
«Je te réveille.»
«Ça t’étonne, à cette heure de la nuit?»
«Où es-tu?»
Le bruit du tissu glissant sur le tissu. Il entend le froissement des draps qu’elle repousse d’un geste. Dans son esprit, il l’imagine assise sur le bord du lit, pas encore tout à fait réveillée, le visage plus doux qu’à la lumière du jour. Bien qu’il soit tombé amoureux de sa vivacité, c’est son côté nocturne qui le touche.
«Au Mexique.»
«Ah bon. Très bien. Travail ou plaisir?»
«Tout le monde ne maintient pas les deux aussi strictement séparés que toi.» Hunter rit. Il s’imagine devant son bureau. Une mer d’écrans d’ordinateurs, les dos de chemises d’hommes penchés sur les claviers sont aussi interchangeables que les écrans qui les hypnotisent ; nul besoin de déchiffrer leurs visages pour deviner qui accumule les bénéfices et qui creuse les pertes sans discontinuer, la tension de leurs omoplates en dit suffisamment long. Au dehors, derrière la vitre, des dizaines de tours s’élèvent vers le ciel. Une ligne d’horizon complètement verticale. Difficile d’imaginer un plus grand contraste avec l’immensité qui l’entoure. Ici, son regard porte à des kilomètres sans que rien n’empêtre la vue. Il se lève à moitié et, s’appuyant sur ses coudes, laisse ses yeux glisser sur le paysage: pas une seule trace de présence humaine.
«Tu es seule?»
Si sa femme ne répond pas tout de suite, c’est qu’elle n’est probablement pas seule. Sinon, pourquoi se serait-elle levée pour lui parler? Il perçoit un bruissement, elle écarte sans doute une moustiquaire, puis le bruit de ses pieds nus sur un plancher en bois. Ensuite sa voix à nouveau, moins étouffée à présent.
«Tu serais jaloux si je ne l’étais pas?»
Elle est pleinement réveillée à présent. La douceur a déserté son visage, et même s’ils se trouvent à un demi-globe de distance, il sent le défi dans son regard.
«Non.»
«Vraiment?»
«La jalousie est un signe de faiblesse. Si j’étais jaloux, cela voudrait dire que je me sens menacé.»
Les lions se gardent bien d’attaquer tous les mâles de la troupe. Seuls les jeunes mâles qui ne connaissent pas leur rang sont gentiment rappelés à l’ordre. Une manière efficace et économe en énergie de maintenir le vivre ensemble.
Maintenant, c’est à son tour de rire.
«Très bien. Continue comme cela.»
Elle s’est versé un verre d’eau, il l’entend boire. À grandes gorgées. C’est comme s’il voyait ses lèvres humides. Soudain il la veut, l’intensité de son désir le surprend.
«Tu seras à la maison, pour notre anniversaire de mariage?» lui demande-t-il.
«Quelle maison?»
«Mais tu sais bien: la maison. Notre maison.»
«Tu ne pourrais pas plutôt venir me rejoindre? Il fait bien plus beau ici.»
«Difficile. J’ai un cadeau pour toi.»
«Ah bon?»
«Ça ne tient pas vraiment dans un bagage à main.»
Il l’entend prendre une inspiration. Hachée. Tendue.
«Est-ce que c’est ce que je pense?»
À la vitesse à laquelle elle pose la question suivante, il sait qu’elle n’attendait pas qu’il réponde.
«Depuis combien de temps tu prépares ça?»
«Deux ans.»
Le souffle qui parcourt la ligne est à la mesure de son appréciation. Ensuite, quand le sens de ses mots l’a complètement pénétrée, il la sent frissonner. Un bref frisson, la peau nue contre la soie douce du pyjama.
«Quand est-ce que tu pars ? Pour…»
«J’y suis déjà. Je suis arrivé ce matin.»
Silence.
«Hunter?»
Elle hésite, car elle sait qu’il déteste qu’elle le lui dise, mais il sait qu’elle le dira quand même.
«Tu seras prudent, tu me promets?»
Hunter tend la main vers son fusil qui se trouve dans la mallette ouverte à côté de lui, et laisse un moment ses doigts glisser sur la crosse de noyer. Une vague d’excitation parcourt son corps, le remplissant d’une envie frémissante pour la chasse de demain.
«Promis. Je serai prudent. Mais pas trop. Je ne voudrais pas que tu me trouves ennuyeux tout à coup.»
Il raccroche, se force à se lever, s’asperge le visage d’eau froide et choisit une chemise fraîchement repassée pour se rendre au lunch. Que sa femme soit inquiète ne le surprend pas; ce n’est pas un safari comme les autres. Non pas à cause du gibier, mais à cause de l’agitation suscitée par le permis de chasse: le précédent chasseur qui en avait obtenu un avait reçu des menaces de mort à plusieurs reprises. Mais son inquiétude, aussi compréhensible soit-elle, est sans objet. Il s’est bien gardé de soumissionner en personne pour la licence. Il a réglé les formalités par l’intermédiaire d’une de ses nombreuses sociétés, spécialement créées pour brouiller les pistes des achats controversés de gros clients. Comparé aux pratiques d’acquisition douteuses et aux monopoles semi-légaux qu’il doit maintenir hors de portée des chiens de garde financiers, cacher l’obtention d’un permis de chasse pour un rhinocéros noir est un jeu d’enfant: les rares défenseurs fanatiques de l’environnement ne parviendront pas à le débusquer.
Chaque chasseur passe par trois phases dans sa vie: l'insécurité, la témérité et la sérénité
Une seule table est réservée dans le restaurant. En raison de la nature délicate de la chasse prévue, M. Van Heeren n’a pas pris d’autres réservations cette semaine. Hunter est son seul invité. Van Heeren l’attend dans l’un des fauteuils club de la terrasse. Sur la table basse en bois, deux gin tonic attendent. On a opté pour la recette originale, gin Gordon et Schweppes Tonic, pas la version hipster garnie de pétales de rose. Les deux hommes restent assis l’un à côté de l’autre, reclus dans leur silence; plus bas, la piscine scintille au soleil. Hunter sent bien que son hôte se réjouit également à la perspective de demain. Ce n’est pas tous les jours qu’un de ses clients boucle sa liste des big five.
Cela fait plus de deux décennies qu’ils chassent ensemble. C’est avec lui que Hunter a obtenu ses plus beaux trophées. Van Heeren est non seulement un excellent guide et un chasseur professionnel hors pair, mais c’est aussi un ami, ne serait-ce que parce qu’ils ont chacun sauvé la vie de l’autre au moins une fois -ce que Hunter n’a pas dit à sa femme. Chaque chasseur passe par trois phases dans sa vie: l’insécurité, la témérité et la sérénité. Grâce à Van Heeren, Hunter a survécu à la deuxième étape du parcours obligé. Maintenant qu’il connaît ses limites, il calcule chaque risque. Les chasseurs qui parviennent troisième stade de leur évolution sont beaucoup plus dangereux pour le gibier que les jeunes machos à la gâchette facile qui pensent que rien ne peut leur arriver. Le lion qui voudra en faire sa pâture n’est pas près d’être né. Mais ce n’est pas au lion qui l’a autrefois surpris par-derrière qu’il pense maintenant, et Van Heeren non plus: les deux hommes ne pensent qu’à la chasse de demain.
L’atmosphère qu’ils respirent est électrique; comme deux écoliers à la veille du bal de fin d’année, un peu nerveux, mais surtout pleins d’impatience, ils salivent avec appétit devant l’aventure qui les attend. Hunter ne s’est jamais senti aussi bien qu’en ce moment: tout son corps aspire au moment où, comme Theodore Roosevelt il y a plus d’un siècle, il se tiendra face à l’un des animaux les plus dangereux de la nature sauvage, pleinement conscient qu’une caresse de l’index lui suffira pour mettre fin à la vie de ce mastodonte, cette dernière créature quasi préhistorique, et que ce pouvoir lui appartient en propre. C’est désormais la position qu’il occupe, lui, Hunter, et personne d’autre, et depuis laquelle il domine tous ses concurrents au sommet de la chaîne alimentaire.
Chapitre II – La chasse
Un léger sourire se dessine sur les lèvres de Hunter. Hier après-midi, son notaire l’a informé qu’il avait mené à bien l’achat du terrain au Pakistan pour lequel il avait fait une offre il y a quelques semaines. Que sa candidature ait permis de mettre la moitié d’un flanc de montagne hors de portée de la compagnie minière chinoise qui voulait excaver la paroi pour y exploiter une veine de minerai le remplit d’une joie mauvaise. Sans accès à cette partie de la montagne, les Chinois peuvent définitivement enterrer leurs plans d’exploitation minière. Ils lui proposeront beaucoup d’argent, supputant qu’il a eu vent de leur projet et a acheté le terrain pour des raisons spéculatives, mais il rejettera leur offre, aussi élevée soit-elle, sans l’ombre d’un remords. Et puis, un jour, il y aménagera un terrain de chasse exclusif: la rare population de bouquetins de l’Himalaya qu’on y trouve pourra prospérer, tout comme les deux petits villages nichés en bordure de son domaine.
On dirait que la nuit elle-même a pris la parole. C'est aussi ce qu'il ressent: comme si ses contours s'étaient dissous dans l'obscurité environnante, et comme s'il faisait partie d'un vieil ordre mondial primitif
Les criquets envahissent la nuit. Quand on les écoute, et qu’on se concentre sur leur stridulation, elle est si intense, si forte, si omniprésente, qu’il semble que la surface de la terre est tout entière couverte de criquets. Un immense tapis de frottement d’ailerons qui s’étend de la Méditerranée au Cap de Bonne Espérance. Une parade nuptiale sans fin, pressante, aussi encombrante qu’irrésistible.
«Combien?»
C’est comme si la voix de Hunter lui avait échappé, comme si elle provenait d’on ne sait où dans l’obscurité qui les enveloppe. On dirait que la nuit elle-même a pris la parole. C’est aussi ce qu’il ressent: comme si ses contours s’étaient dissous dans l’obscurité environnante, et comme s’il faisait partie d’un vieil ordre mondial primitif dans lequel chaque prédateur devient à son tour la proie d’un plus fort, qui se trouve lui-même pris en chasse par un autre. Un flux d’énergie continu sans queue ni tête, dans lequel le terme d’une vie signe le début de la suivante, et où la mort ne se distingue plus de la naissance. Quelque chose de plus grand, de plus élevé, un équilibre mystique et naturel dans lequel l’individu se dissout dans le grand tout.
«500 000.»
La réponse de Van Heeren, qui donne à penser, réduit en un mot le dilemme moral à une simple transaction commerciale. Automatiquement, Hunter passe en mode négociation.
«À qui va cet argent?»
«Le gouvernement empoche la plus grande partie. En échange de garanties et de permis de chasse. Avec le reste, je finance l’hôpital de campagne et je m’assure que les enfants peuvent aller à l’école. Les meilleurs obtiennent des bourses et peuvent aller étudier à l’étranger. Cela pourra vous surprendre, mais ce sont d’excellents étudiants. Les anciens insistent pour que les jeunes continuent de pratiquer les méthodes de chasse traditionnelles, mais ils ne sont pas opposés au progrès —ou ce que nous entendons par là. Ils savent très bien que l’éducation est importante. Autant pour les jeunes que pour la communauté.»
«Et vous-même? Qu’est-ce que vous en retirez?»
Van Heeren sourit. Un sourire amusé et détendu qui amène Hunter à se détendre. Nous sommes désormais en terrain connu: le jeu habituel entre deux hommes d’affaires quasi complices, qui aiment se titiller gentiment autour d’un gentlemen’s agreement.
«Depuis quand vous intéressez-vous tant à mes petites affaires? Si vous tenez vraiment à le savoir: beaucoup moins que ce que me rapporterait votre rhinocéros. Je ne fais pas ça pour mon profit personnel.»
«Il y a un quota?»
«Un permis tous les trois ans. On ne fait pas plus exclusif.»
«Et pendant ce temps, les gens du village gardent leurs terres?»
«Le terrain m’appartient. Le gouvernement ne leur permet pas d’exercer leur droit de propriété. Mais ils sont autorisés à circuler librement, et ils disposent d’un permis de chasse ouvert: ils peuvent tuer tout ce dont ils ont besoin pour subvenir à leur quotidien.»
La belle affaire, pense Hunter: leur mode de vie traditionnel leur prescrit de ne chasser que les animaux malades et faibles, afin de ne pas épuiser la nature. Van Heeren gagne sur les trois tableaux: le stock de gibier est géré de manière professionnelle, ce qui profite à la qualité des troupeaux, les chasseurs de trophées peuvent continuer à tuer les plus beaux spécimens, et une fois tous les trois ans, quelqu’un lui verse une petite fortune pour une chasse à l’homme. Van Heeren se tire diablement bien d’affaire, Hunter doit lui reconnaître ce mérite. Et cinq cent mille dollars, mon dieu c’est beaucoup d’argent, mais ce n’est pas le bout du monde. L’appartement qu’il a acheté le mois dernier pour sa femme à Paris lui a coûté trois fois plus. Mon dieu. Sa femme.
«Sans trophée, je suppose?»
«Comme si je pouvais renvoyer un chasseur les mains vides. Trophée compris. Pour cette somme, vous avez droit à la totale, si c’est du moins ce que vous désirez»
Un court instant, dans un flash, il revoit le jeune garçon lorsqu’il a surgi de l’herbe à éléphant cet après-midi, tout en grâce et en muscles. Une statue vivante. Automatiquement, il se reporte mentalement à leur maison, à la recherche d’un endroit pour le trophée. C’est alors qu’à la hauteur du salon, la matérialisation de ses pensées lui saute aux yeux. Choqué, il regarde Van Heeren.
«Vous les empaillez?»
«Pas personnellement, mais oui, nous les embaumons. C’est ce qu’ils font eux-mêmes avec leurs morts. Seulement, ils les enterrent après, alors que nous les donnons au chasseur. Seul le cœur reste sur place. Cela leur suffit; ils ne se soucient pas du corps, qu’ils considèrent comme une enveloppe temporaire sans valeur. C’est un peuple nomade: c’est normal qu’ils soient moins attachés que nous aux cimetières.»
Le silence se rétablit pour un moment. Quelque part à proximité, on entend le hululement d’un hibou. Hunter pose son menton sur ses mains croisées et fixe le feu sans mot dire. Maintenant qu’il a pensé au jeune garçon, son désir s’est à nouveau enflammé. Rouge comme les charbons qui brûlent dans sa poitrine. Insatisfait. S’il ne nourrissait pas son désir, son désir le consumerait. La pensée de la proie manquée le poursuivrait, chaque nuit du reste de sa vie.
«Comment gérez-vous cela légalement?»
Van Heeren hausse les épaules.
«Vous pensez bien qu’ils ne tombent pas sous le coup des réglementations de la CITES pour les espèces en danger d’extinction. Mais nous sommes en Afrique. Hakuna matata: à tout problème sa solution. Avec une poignée de dollars et quelques astuces de paperasse administrative, les trophées humains peuvent être expédiés au titre d’”antiquités coloniales”.»
Surpris, Hunter le regarde.
«C’est toujours autorisé?»
Détruire l'une des rares personnes taxidermisées au monde afin de l'enterrer, elle trouvait cette idée aussi déplacée que barbare. Son indignation était probablement motivée par le souci qu'elle avait de sa propre collection d'antiquités exotiques: elle possédait elle-même une belle collection de têtes réduites, qui lui avait coûté une petite fortune
Il se souvient vaguement de la consternation de sa femme lorsque, quelques années auparavant, le corps empaillé d’un homme noir avait été retiré d’un musée espagnol. La momie était restée en place pendant plus de cent ans sans que personne ne s’en préoccupe, jusqu’à ce qu’elle devienne soudainement le sujet d’une crise diplomatique internationale. Finalement, on l’avait retirée du musée, et ses restes avaient été ré-enterrés quelque part en Afrique. Sa femme avait fait campagne pour empêcher la chose. Il s’agit d’une violation du patrimoine archéologique, avait-elle dit, on parle ici de la destruction d’un objet précieux, voire unique. Un véritable chef-d’œuvre. Détruire l’une des rares personnes taxidermisées au monde afin de l’enterrer, elle trouvait cette idée aussi déplacée que barbare. Son indignation était probablement motivée par le souci qu’elle avait de sa propre collection d’antiquités exotiques: elle possédait elle-même une belle collection de têtes réduites, qui lui avait coûté une petite fortune. Imaginez si elles devaient toutes être restituées à leurs lieux d’origine.
Depuis que Hunter songe aux têtes alignées dans une vitrine près du bar du salon, l’idée d’un trophée lui semble soudain beaucoup moins absurde. Après tout, il avait lui-même acheté quelques têtes de jivaros à son intention. En guise de célébration d’anniversaire, ou de cadeaux de Noël. La chose était totalement légale, il les avait acquises dans diverses ventes d’antiquités aux enchères. Mais quel chemin de croix pour s’assurer de leur authenticité, car des milliers de faux circulaient. Ces objets étaient devenus si populaires auprès des collectionneurs occidentaux dans les années trente qu’on avait eu droit à une véritable inflation de têtes momifiées pour répondre à la demande accrue. Des violeurs de tombes en avaient produit à grande échelle, mais leur qualité laissait à désirer. Dans les spécimens authentiques, on pouvait au moins reconnaître les têtes des ennemis vaincus, soigneusement montées comme des trophées. La voix de Van Heeren le détourne du cours de ses pensées.
«Il est vrai que de nos jours, c’est un sujet sensible. Pour les pays où la législation est trop complexe, nous travaillons avec le label “objet de recherche scientifique”, dont la réglementation est beaucoup plus souple. Mais les États-Unis ne posent généralement pas de problème. Les douanes américaines sont bien plus difficiles avec les rhinocéros.»
Un corps embaumé intact serait un objet de collection unique. L'idée que cette chasse lui permettrait d'en offrir un à sa femme l’inonde d’un bonheur inattendu
Hunter acquiesce en silence. Une de ses connaissances, qui s’était vu passer sous le nez le permis de chasse d’un rhinocéros noir il y a deux ans, était toujours en litige avec la compagnie aérienne pour l’obliger à lui faire parvenir son trophée, alors que tous ses papiers étaient en règle; de la pure folie. Et récemment, le musée d’histoire naturelle où son père l’emmenait lorsqu’il était gosse avait fièrement annoncé qu’il allait remplacer sa collection d’animaux empaillés par des répliques en cire. Une telle hystérie dépasse son entendement. Quand un animal est mort, autant l’accrocher au mur, si vous aimez ça. Les trophées ne lui importent pas plus que cela. C’est dans sa tête qu’il préfère loger le souvenir de la chasse, mais sa femme les adore. Non seulement elle les trouve beaux à regarder, mais, d’une certaine manière, ils la rassurent aussi. Parce que, grâce à la taxidermie, ils échappent à l’éphémère, ils lui ôtent la peur de la mort. Pour la même raison, chaque fois qu’elle se rend à Londres, elle ne manque pas de l’entraîner dans la salle des momies du British Museum, «pour aller dire un bonjour aux pharaons». Pour elle, ces restes à moitié décomposés des anciens rois égyptiens sont comme de vieilles connaissances auxquelles elle rend régulièrement visite depuis son enfance, tout comme El Negro était devenu un des habitants de Banyoles: comme qui dirait, un ami. Ou une mascotte. C’est une chance que personne n’ait pensé à réenterrer ces momies en Égypte.
Une fois, il y a longtemps, il avait tenté d’en acheter une pour elle, mais, comme la loi sur le commerce des objets archéologiques en interdit presque partout l’exportation, ils ne sont plus disponibles que dans les coulisses souterraines du commerce d’antiquités mafieux. Cela s’explique en effet, car presque tous les archéologues et chasseurs de trésors qui ont ramené quelques «souvenirs» de ce genre au début du XXe siècle ont aujourd’hui passé le cap des 90 ans et, lorsque leurs collections privées sont vendues aux enchères après leur mort, on y trouve les choses les plus étranges. Mais jusqu’à présent, il n’a rien trouvé qui lui plaise vraiment. Presque tous les exemplaires sont endommagés ou incomplets. Un corps embaumé intact serait un objet de collection unique. L’idée que cette chasse lui permettrait d’en offrir un à sa femme l’inonde d’un bonheur inattendu. Par-dessus le feu, qui n’est plus qu’une braise rougeoyante, il s’adresse à Van Heeren.
«Et c’est légal?»
Van Heeren hausse les épaules.
«Aussi légal que le gouvernement de ce pays.»
Le silence tombe comme une masse qui absorbe les sons omniprésents de la nuit africaine, on dirait qu’un trou noir a tout happé sans prévenir. Le bush se fige, même les mantes religieuses ont suspendu leur imperceptible progression. Hunter prend une inspiration, le silence s’amplifie, devient assourdissant, aussi oppressant qu’un nuage d’orage avant une averse. C’est là, dans cette obscurité silencieuse, qu’il forme sa décision. Lentement, il laisse s’échapper l’air de ses poumons. Sa cage thoracique se relaxe, son cœur retrouve son calme. Le silence laisse place au doux bruissement qui strie la nuit comme à l’ordinaire.
«O.K.»
Van Heeren lève son verre.
«À la chasse.»
Hunter lève aussi son verre, mais il ne trinque pas encore.
«À une seule condition. Je veux une chasse équitable. Le gibier doit avoir une vraie chance. Je veux qu’il soit armé.»
Van Heeren l’examine d’un air offensé; la lueur orange du feu de camp donne à son visage quelque chose d’irréel, de faustien.
«Bien entendu. Mais ce n’est pas la seule condition.»
«C’est-à-dire?»
«Ils doivent aussi vous accepter. Vous devrez prouver que vous êtes digne de cette chasse. En leur ramenant une dépouille qui commande le respect. Et qui rassemble en elle ce qu’ils apprécient le plus: le courage, la ténacité et la graisse.»