«Tussen morgenzee en avondland» de Ramy El-Dardiry: balancer entre deux continents
Comment est-ce d’être à la fois arabe et européen, de balancer entre deux continents? C’est la thématique explorée par Ramy El-Dardiry dans Tussen morgenzee en avondland (Entre Méditerranée et Occident). Poétique, mais non exempt de noirceur, le roman a reçu le Bronzen Uil 2023, prix littéraire néerlando-flamand qui récompense chaque année le meilleur premier roman en néerlandais.
Enfant de la deuxième génération de travailleurs immigrés, Amir est un homme à qui, en apparence, tout réussit. Son père Nessim, égyptien, a disparu après le divorce d’avec sa mère brabançonne, Marije, mais il ne semble pas en pâtir outre mesure. Il travaille comme consultant dans le quartier d’affaires du Zuidas, à Amsterdam, acquiert progressivement de la notoriété en tant que membre le plus en vue du «cabinet des minorités», selon le terme employé par son arrogant patron pour désigner les collaborateurs aux origines non européennes, et il rentre chaque soir dans le nid douillet créé amoureusement pour eux deux par Guusje, institutrice maternelle.
C’est alors qu’Amir reçoit un appel d’Égypte, lui annonçant la mort de son père. «Ils lui avaient caché la mort de son père pendant une semaine», lit-on en incipit de Tussen morgenzee en avondland, et cette annonce tardive met en branle toute une dynamique chez Amir, qui va se mettre en quête de ses véritables racines. Car il a beau sembler parfaitement intégré, Amir est une âme errante, un inquiet. Mal à l’aise dans le monde du Zuidas, où règnent l’argent, le glamour et les paillettes, il cherche de plus en plus de petits boulots en province, loin de la frime agitant la ceinture de canaux d’Amsterdam. Amir sait en effet qu’un pays est davantage déterminé par ses frontières que par son centre.
Son sentiment d’étrangeté est encore renforcé par le fait que sa mère travaille sur l’arbre généalogique de sa famille, remontant plusieurs siècles en arrière. Amir se rend ainsi compte qu’il sait tout de la lignée maternelle, mais rien de la branche paternelle. Pour combler l’incomplétude qu’il ressent, il part donc pour Alexandrie, la ville natale de son père.
Ce qu’Amir découvre sur la riche histoire familiale fait l’objet de chapitres distincts de la ligne narrative principale. Cela ajoute au dynamisme du récit, donnant au lecteur l’impression d’être présent lors des manifestations qui éclatent en Égypte et de la révolte de Gamal Abdel Nasser, l’un des fils les plus célèbres d’Alexandrie et futur président égyptien, contre la présence coloniale britannique.
Amir sait qu’un pays est davantage déterminé par ses frontières que par son centre
Ces événements marquent le début d’une période difficile pour le père Nessim. Bon élève, admis dans une école britannique, il est très affecté par le départ d’un professeur d’anglais inspirant et par la fermeture de l’école pendant plusieurs semaines en raison des soulèvements. Il entretient en outre une relation secrète avec une jeune fille juive, Sarah, sœur de l’un de ses camarades de classe.
Tandis que son frère Mahmoud, très religieux, se rend à la mosquée pour la prière du matin, Nessim donne rendez-vous à sa petite amie à la mer, où elle lui apprend à nager. Plus tard, les rendez-vous secrets se déplacent dans un cimetière, où les amoureux, à l’abri d’un monument funéraire, découvrent l’amour physique pour la première fois. Lorsque Sarah s’avère être enceinte, elle disparaît de la vie de Nessim. Un traumatisme qui le marque pour le restant de ses jours.
Ces découvertes rapprochent Amir de son père. Il comprend que Nessim était lui aussi un étranger dans l’âme, quelqu’un qui ne se sentait vraiment chez lui nulle part. Quelqu’un qui, comme lui, était confronté à un choix déchirant: se conformer ou partir, se taire ou s’insurger haut et fort contre les injustices de la vie. Sachant que se conformer, c’était parfois simplement se taire au bon moment. Ce dilemme marque tant la vie de Nessim que celle d’Amir: ne rien faire est lâche, mais agir est imprudent. Comme le fait de balancer entre deux continents. Amir se rend compte que, comme son père, il est avant tout un Alexandrin errant, en quête de quelque chose, à la fois arabe et européen. Cela explique également la relation bancale qu’ils avaient.
© Tessa Posthuma de Boer
Ramy El-Dardiry raconte les histoires de Nessim et d’Amir dans une langue riche et poétique, truffée de symbolisme. Les lieux où Nessim et Sarah se donnent rendez-vous ne sont pas choisis au hasard. L’introduction d’Alexandrie et de la réserve naturelle Sint-Jansberg en tant que personnages narrateurs est une autre trouvaille très originale. Lorsque Alexandrie prend la parole, l’auteur se révèle un écrivain remarquable et souvent drôle. Alexandrie raconte sa propre et riche histoire, dont Nessim est une toute petite partie, et tape au passage sur les doigts du romancier. Estimant que l’histoire tourne un peu trop autour de Nessim et d’Amir, la ville s’agace de la tendance contemporaine à placer l’histoire individuelle au-dessus de l’histoire universelle. Et c’est ainsi que Ramy El-Dardiry ajoute une touche de métacritique à son histoire.
El-Dardiry aurait pu, à notre avis, être çà et là un peu plus sobre, mais un vrai plaisir de conteur se dégage cependant de son premier roman. Grâce à cela, malgré les thèmes lourds et son côté dramatique, le récit demeure très digeste. La langue est pleine de métaphores originales, prenant la forme de motifs récurrents. Par exemple, les samares blanches des ormes essaimant sur la ville jouent un rôle dès la première page et reviennent régulièrement. Plus riche et d’une plus grande envergure que beaucoup d’autres sur le thème de la migration, cette histoire comporte assez de rebondissements pour la rendre en outre tout à fait captivante.
Ramy El-Dardiry, Tussen morgenzee en avondland, Querido, Amsterdam, 2023.
Entre Méditerranée et Occident
Ils lui avaient caché la mort de son père pendant une semaine. Comme si ce dernier devait continuer d’exister dans la vie d’Amir. C’était la semaine où les ormes essaimaient leurs samares sur la ville. Rubans blancs sur les canaux, gouttières crépitantes, petits yeux du printemps se reflétant sur le visage de chacun.
Quand l’oncle Fuad téléphona, la neige printanière se transforma en linceul.
Sa famille avait enterré son père dès le lendemain de son décès, conformément aux us et coutumes islamiques. Dernières ablutions, puis ensevelissement, aussi vite que possible, à l’abri de la canicule égyptienne, dans la terre fraîche d’Alexandrie. La pourriture ne regarde que le mort.
*
Amir avait faim. Après le coup de fil de son oncle, il avait la mort en tête. Manger, continuer de manger. Le sort de son père ne pouvait pas s’insinuer dans son corps.
À la cantine de l’entreprise, il n’y avait plus qu’une table de libre. Aux autres, des voix de jeunes consultants se disputaient la vedette, cherchant le moyen de clouer le bec aux collègues, de prouver leur génie aux associés. C’était un combat qu’Amir ne voulait pas mener ce jour-là. Il avait donc le choix entre la table vide dans le coin ou faire tomber des miettes sur le clavier de son ordinateur portable, dans un bureau exigu sans autre vue que les tours de verre du Zuidas. Hormis un petit pot en terre cuite offert par sa mère, la pièce était vide : ni livre, ni cadre, ni même de classeurs avec des rapports oubliés ou des archives de projets périmés. Seuls les nouveaux entendaient le murmure de la clim.
Il opta pour la table vide. Et un hareng mariné sur un petit pain rond, blanc et collant, une tradition du vendredi.
«Regardez-moi donc le membre le plus éminent de notre cabinet des minorités déguster son petit poisson.» Pieter –cheveux noirs parsemés d’éclats argentés, chemise blanche immaculée– s’était assis face à lui. Il riait, bruyamment et en secouant les épaules, peut-être dans l’espoir qu’avec ces mouvements son rire se transmettrait naturellement à Amir. Le membre le plus éminent du cabinet des minorités prit une bouchée –le hareng était moelleux, presque crémeux– et le rire s’éteignit. Amir regarda dans le vide et laissa sa vue se brouiller, les mains de Pieter ne faisant plus qu’un avec le revêtement blanc brillant de la table.
«Magnifique, hein, c’est une montre de pilote suisse», et les doigts de Pieter se mirent à tourner la coque externe de la montre, Amir ôta le voile de ses yeux, «d’une ingéniosité folle, cent pourcent mécanique, tu fais bouger ce disque et les aiguilles changent de fuseau horaire». Amir la trouvait surtout grosse, même à deux bras de distance il pouvait lire les villes sur le bord extérieur. «Ici, Dubaï –incroyable, cette ville– trois heures. Tu devrais y aller, mec, y a qu’à se baisser pour trouver une place d’associé, dans ce bac à sable. Surtout pour les gens comme toi.
— Les gens comme moi ?
— Les clients partiront avec toi, Amir. C’est quand même autre chose que l’Allemand moyen du bureau de Munich qu’on leur sert, si tu vois ce que je veux dire.
— Je ne suis pas allemand, non.
— Voilà, cette année, tu dois préparer tes arguments de vente uniques. Tu sais bien qu’ici, à Amsterdam, il n’y a quasiment pas de places qui se libèrent dans la family.» La family, le groupe d’associés qui dirigeait le cabinet de conseil international. «Dans la family, comme tu sais, il y a de la place pour tous les talents exceptionnels, à condition que tu saches où est ta place.»