«Kongokorset»: Un autre regard sur le passé colonial
Le roman Congokorset de Herlinde Leyssens jette un regard particulier sur l’histoire colonale. Il nous relate la biographie romancée de Gabrielle Deman, la première femme européenne à avoir parcouru le Congo. Elle a fait ce voyage en 1904 aux côtés de son mari, l’officier belge Albert Sillye. Il y a dans ce livre des centaines de pages de lecture passionnante qui nous décrivent admirablement les conditions de vie lors des premières années du XXe siècle, aussi bien dans les milieux bourgeois de Bruxelles que le long des berges du fleuve Congo.
Une originale de Bruxelles
Je
jetai les yeux autour de moi en tentant de m’imaginer quel tableau
vivant voudrait emporter ma famille pour conserver une dernière
image de moi. Tout le monde se tenait sur le pont, à commencer par
des hommes dans la fleur de leur jeunesse, mâles moustaches et
cheveux plaqués en arrière, col blanc amidonné et costume sombre.
Ils soulevaient leur canotier ou leur chapeau melon en manière
de salut, mais sans exubérance, plutôt comme dans un film au
ralenti, d’un geste presque royal. La plupart affichaient un regard
grave, et moi non plus je n’éprouvais, malgré mon jeune âge,
aucune envie de pousser des cris de joie ou de danser. C’était un
moment sévère, quasiment religieux.
Trois vénérables
missionnaires s’étaient regroupés, rangés en ordre de bataille.
Avec leur pose affectée, les mains croisées dans le dos, leurs
frocs noirs boutonnés de manière à ne laisser apparaître
par-dessous que la languette d’un col romain mais surtout leurs
barbes sombres bien fournies, ils paraissaient bien plus âgés que
ce que laissaient présumer leurs yeux vifs. Eux aussi se taisaient
et se contentaient de regarder alentour, ce qui ne les empêchait
manifestement pas d’avoir leur petite idée sur ce qui était en
train de se passer.
Il
existe un cliché de ce moment de calme intense. Au centre, on
peut me voir, moi, Gabrielle Sillye-Deman, une originale de
Bruxelles. J’étais une jeune femme, presque encore une jeune
fille, habitée par de nombreux idéaux, mais je ne m’en
considérais pas moins comme une dame à part entière. Sous mon
imperméable, je portais ma robe préférée, rouge à pois blancs.
Avec mes hauts talons effilés, mes cheveux soigneusement relevés en
chignon sous un grand chapeau, la voilette noire piquée de points
qui constellait mon visage lisse et souriant de taches de beauté, je
me singularisais parmi toute cette piété.
Juste sur ma gauche se
tenaient quatre religieuses, de pied en cap vêtues de robes et de
cornettes blanches. C’étaient encore elles qui prenaient le plus
de plaisir. Quoiqu’elles fussent certainement plus âgées que moi,
elles racontaient des craques et s’esclaffaient comme des
pensionnaires à l’occasion de leur premier voyage scolaire. «C’est
vrai, ce qu’on dit? Monseigneur Grison est à bord?» les
entendis-je murmurer. Elles chuchotaient à son sujet comme s’il
s’agissait d’un coureur de jupons connu à Bruxelles pour ses
virées nocturnes.
Albert, mon époux de fraîche date, et Siffer,
son inséparable lieutenant, avaient eux aussi entendu. «Ce soit
être un curé populaire», disaient-ils en souriant d’un air
complice.
Laisse-leur donc ce sentiment saugrenu qu’éprouve un
poulain en foulant la fraîcheur d’une prairie printanière, me
dis-je. Si moi, de mon côté, avec mon éducation libertine, je veux
me libérer de ce carcan européen, comment ces sœurs de province,
de leur côté, ne doivent-elles pas se sentir?»
En
bateau à vapeur et à pied
Avec
un régime de bananes pesant au bas mot septante-quatre kilos pour
remplacer l’assiette biblique de soupe aux lentilles, nous
quittâmes La Romée pour remonter le Congo. Sous un baobab, au bord
de la rive, se tenait un homme. Une brise mettait des taches
argentées et noires sur sa poitrine nue, ce qui donnait l’impression
qu’il vibrait au soleil. Il était jeune encore, dans la force de
l’âge, droit comme un I, mais il me fixait d’un regard rempli
d’une peine ancienne. Il portait un pagne qui lui descendait
presque aux chevilles, avec d’amples plis autour de la taille. Il
avait les mains en poche. En poche? Comme c’est étrange, me fis-je
la réflexion, je n’ai jamais vu par ici un vêtement indigène
avec des poches. J’aiguisai mon regard. Ses mains n’étaient pas
dans ses poches. Elles se réduisaient à des moignons. Cette
silhouette, je l’avais déjà vue: sur la lanterne magique d’Alice
Seeley. D’un mouvement brusque, je tournai la tête vers Albert et
le fixai.
– Pourquoi faut-il que De Magnée soit si cruel?
Qu’a-t-il à gagner à trancher des mains? Cet homme, qui est
peut-être plus jeune encore que moi, ne peut désormais plus rien
représenter pour La Romée. Plus jamais il ne récoltera, plus
jamais il ne caressera.
Albert prit un ton compassé pour
s’adresser à moi. – Gabrielle, ne monte pas sur tes grands
chevaux. Je te l’ai déjà expliqué à l’époque, quand tu étais
hypnotisée par cette agitatrice anglaise. Cet homme peut tout aussi
bien avoir été victime de la campagne arabe ou d’un conflit
tribal. L’Afrique est un continent cruel. Il y circule des
chasseurs de tête, des anthropophages, des empoisonneurs. Les
nègres s’exterminent à coups de flèches et de lances.
Nous
autres les Blancs, devons-nous le céder aux noirs ? Un conflit, que
ce soit pour le pays, ou une femme, ou l’honneur justifie-t-il
qu’on joue à sa guise, sans règle du jeu?
S’il y a des
Blancs qui se livrent à des excès, c’est souvent parce qu’ils
ont appris l’art des mauvais coups chez les autochtones. Si un noir
perd sa main, c’est qu’il l’a mérité.
– Je n’accepte pas
qu’un être humain puisse tolérer pareilles cruautés sous couleur
de justice. Que ce soit sous le drapeau traditionnel africain,
l’arabe ou l’européen, peu importe. Trancher une main, voler une
vie: je regrette, Albert, mais, il n’y a aucune raison valable à
cela.
Albert haussa les épaules.
– Bienvenue dans le monde
masculin, Gabrielle. Le dieu de la guerre et la déesse de la paix ne
se rencontreront jamais.