Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Un conflit linguistique avant la lettre
Histoire mondiale de la Flandre
Histoire

Un conflit linguistique avant la lettre

1696

Le 19 mai 1696, le Grand Conseil des Pays-Bas à Malines – l’autorité juridique suprême des Pays-Bas espagnols au temps des Habsbourg – décrète que les témoins d’un procès pénal devant le tribunal des échevins de Lembeek doivent être entendus dans « la langue qu’ils comprennent le mieux », en l’occurrence le néerlandais, et non le français comme l’exigent le baron de Lembeek et son bailli. Ce procès illustre que le conflit linguistique n’est pas simplement une conséquence de la création de la Belgique : des frictions entre les communautés linguistiques existaient déjà avant 1830.

Au cours de l’année 1695, deux habitants de Lembeek, Frederik Huaert et Marie Vander Elst, sont traduits devant le tribunal des échevins local par le bailli Jacques Philippe Fontaine, dans le cadre d’un procès pénal. Lembeek est alors une seigneurie libre, située à la jonction du duché de Brabant et des comtés du Hainaut et de Flandre. Le baron de Lembeek, placé sous les ordres du roi d’Espagne, souverain des Pays-Bas, y intervient en tant qu’autorité administrative, fiscale et juridique.

On ne sait pas précisément de quoi étaient accusés Frederik et Marie – probablement pas d’un crime capital, étant donné qu’ils restent libres durant tout le procès. Mais on sait qu’ils ont déposé, à mi-procès, une requête auprès du Grand Conseil de Malines, « juge suprême pour Lembeek et protecteur des opprimés et des innocents », pour contraindre les échevins à interroger au plus vite les témoins à décharge, non pas en français, comme l’exige le bailli, mais dans la langue qu’ils comprennent le mieux, le néerlandais.

Le fait que Frederik et Marie portent leur affaire devant le Grand Conseil laisse supposer qu’ils ne sont pas de simples paysans illettrés. Le Grand Conseil de Malines constitue le tribunal de première instance pour un nombre restreint de privilégiés – la justice de classe est la norme dans l’Ancien Régime – et la cour d’appel dans l’ensemble des territoires néerlandais, à l’exception du Brabant et du Hainaut. La majorité des requérants devant le Conseil est donc aisée et/ou haut placée. À Malines, les procédures peuvent durer longtemps, ce qui se traduisait par un coût exorbitant – un risque que Frederik et Marie osent clairement affronter, et dont on peut donc supposer qu’ils peuvent le prendre. En conséquence, leur souhait de faire interroger leurs témoins en néerlandais n’a rien à voir avec un éventuel illettrisme ou une position socio-économique fragile, mais avec une question d’équité. Leurs témoins à décharge doivent être interrogés en néerlandais, de façon qu’il ne puisse y avoir aucun doute qu’ils comprennent précisément ce qu’on leur demande.

Le bailli voit toutefois dans la requête de Frederik et Marie une façon sournoise de le mettre hors jeu, puisqu’il ne maîtrise pas le néerlandais. Il prétend que la langue véhiculaire à Lembeek a toujours été le français et que le baron de Lembeek, qui d’ailleurs ne comprend pas non plus le néerlandais, a décrété que tous les procès à Lembeek devaient se tenir entièrement en français. Mais Frederik et Marie contestent cette compétence décisionnelle du baron et sont d’avis que le bailli doit comprendre le néerlandais, étant donné qu’il exerce une charge pour laquelle la connaissance de cette langue est requise. On parle en effet le néerlandais à Lembeek, toutes les annonces publiques sont faites dans cette langue, et l’on y prêche même en néerlandais. Le Grand Conseil de Malines donne raison aux deux plaignants dans un jugement rendu le 19 mai 1696 – en français ! Le jugement est probablement rédigé dans cette langue, et non en néerlandais, afin de favoriser sa large diffusion et de faire jurisprudence.

Ce procès tenu à la fin du XVIIe siècle fait inévitablement penser au conflit linguistique entre Flamands et Wallons qui colore l’histoire de la Belgique depuis près de deux siècles. Lembeek, seigneurie libre au XVIIe siècle, fait aujourd’hui partie de la commune de Hal et se trouvait récemment encore au cœur de la tempête linguistique. Ce litige illustre en tout cas que les frictions entre les communautés linguistiques ne sont pas la conséquence de la création de la Belgique en 1830, mais remontent à un passé beaucoup plus lointain. S’il n’existe dans l’Ancien Régime guère voire aucune législation spécifique concernant l’emploi des langues et qu’il n’y a pas non plus de véritable débat social, cela ne veut pas pour autant dire que ce ne soit pas une vraie problématique.

Le problème linguistique belge n’est assurément pas une conséquence de 1830, mais plutôt la conséquence du fait que, depuis de nombreux siècles, des groupes linguistiques différents se côtoient .

Au quotidien, de nombreux habitants des « communes de la frontière linguistique », essentiellement, y sont confrontés, surtout sur le plan de la religion, de l’enseignement qui en dépend, et de la justice. On y nomme ainsi des pasteurs qui prêchent et accordent la confession dans une langue incompréhensible de leurs paroissiens et on y embauche des officiers de justice et des juges qui ne sont pas en mesure de conduire les procès dans la langue des ressortissants de leur juridiction. Cela peut être particulièrement problématique, a fortiori pour un accusé dans un procès pénal.

Rien d’étonnant alors à ce que les premières tensions entre Flamands et Wallons dans la nouvelle Belgique se manifestent précisément sur le plan juridique. La Constitution belge de 1831 – rédigée uniquement en français – ne privilégie néanmoins pas l’emploi d’une langue précise. L’article 23 stipule : « L’emploi des langues usitées en Belgique est facultatif ; il ne peut être réglé que par la loi, et seulement pour les actes de l’autorité publique et pour les affaires judiciaires. »

La Constitution donne donc la possibilité de régler l’emploi de la langue dans des affaires juridiques par le biais d’une loi, mais une telle législation n’existe pas dans les premières décennies qui suivent l’indépendance de la Belgique ; dans la pratique, c’est le juge qui détermine la langue du procès, et la plupart du temps, il choisit le français.

La magistrature est en effet majoritairement francophone : pendant la domination française de l’actuel territoire belge, l’emploi du français est obligatoire dans les affaires juridiques. D’autre part, les avocats et les juges étant formés dans cette langue, ils ne disposent pas du vocabulaire juridique néerlandais. Le recours à un interprète est certes autorisé, mais les frais (élevés) afférents sont à la charge de la partie qui le sollicite. Guillaume Ier, en sa qualité de roi des Pays-Bas (1815-­1830), prescrit de nouveau l’emploi de la langue vernaculaire, mais cette obligation n’est appliquée qu’à partir de 1823, et le néerlandais ne se généralise pas au tribunal avant 1830.

La liberté linguistique telle que définie par la Constitution belge contribue donc à la francisation. La magistrature s’appuie sur la langue dans laquelle elle se sent le plus à l’aise. En outre, le français est en général socialement considéré comme la langue de l’idéologie de la liberté et du progrès, et c’est la langue qui jouit du statut le plus élevé parmi l’élite flamande. Le néerlandais, au contraire, n’est qu’un mélange de dialectes, associé à une certaine pauvreté et à un certain retard. En conséquence, un accusé néerlandophone ne comprend guère son procès. Même accompagné d’un avocat francophone, il reste toujours lost in translation. Bien que tous les Belges soient égaux selon les termes de la Constitution, un accusé qui ne connaît pas le français peut incontestablement plus difficilement affirmer ses droits que ses concitoyens francophones.

On l’observe très clairement en 1860 dans l’affaire Goethals et Coucke : ces deux hommes, précisément parce qu’ils sont néerlandophones, sont soupçonnés de vol avec homicide sur une veuve, près de Charleroi. Leur procès se déroule entièrement en français, qu’aucun d’eux ne comprend, tandis que leur avocat ne parle pas néerlandais. Ils sont déclarés coupables et exécutés. Un an plus tard, un membre de la tristement célèbre Bande noire avouera avoir commis le meurtre et avoir prononcé quelques mots en néerlandais pour mettre le tribunal sur une fausse piste.

En raison de l’indignation suscitée par cette affaire, la première loi linguistique est promulguée en 1873. Elle stipule que la justice pénale dans les provinces flamandes doit se dérouler en néerlandais, même s’il reste possible d’utiliser le français à la demande de l’accusé. Ce n’est guère plus qu’une première étape symbolique, étant donné que la magistrature trouve toujours le moyen de tenir quand même le procès en français. De nombreux avocats ont en effet peur de se ridiculiser en plaidant dans une langue qu’ils parlent peut-être dans un contexte privé, mais jamais dans un contexte professionnel. Il faudra encore beaucoup d’agitation de la part du mouvement flamand avant que la loi de juin/septembre 1935 impose le monolinguisme dans les tribunaux de Flandre.

Frederik Huaert et Marie Vander Elst ont-ils été à la fin du XVIIe siècle des flamingants avant la lettre, à exiger bien avant la naissance de la Belgique le droit de parler leur propre langue face à une domination francophone ? S’ils ont incontestablement lutté pour l’emploi de la langue vernaculaire dans leur procès pénal, il est probable qu’ils ambitionnent avant tout un procès le plus équitable possible plutôt qu’ils ne se font les interprètes d’exigences flamandes. En effet, sous l’Ancien Régime, aucune législation ne fixe clairement la langue à employer durant un procès pénal, ou dans d’autres domaines de la vie sociale. Contrairement à ce que feront les Français à la fin du XVIIIe siècle, les Habsbourg n’ont jamais imposé leur langue à leurs justiciables. L’administration centrale emploie essentiellement le français – qui, à l’époque moderne, supplante progressivement le latin comme lingua franca en Europe –, mais chaque région édite une législation dans la langue qui lui est la plus accessible.

Sur le plan juridique, le Grand Privilège de 1477 – imposé en réaction à la centralisation et à l’administration française des ducs de Bourgogne – détermine que les procès doivent être menés dans la langue de l’accusé. En pratique, c’est ce qui se fait dans les grands tribunaux : si la langue interne au Grand Conseil des Pays-Bas à Malines est le français, on y traite aussi des procès en néerlandais et même en allemand. Josse de Damhouder, un juriste du XVIIe siècle, indique que dans le droit procédural, il n’y a qu’un seul mot d’ordre concernant l’emploi des langues : « Les témoins doivent être entendus dans la langue qu’ils comprennent le mieux. » Bien que cette règle n’ait pas force de loi, elle est cependant jugée contraignante. Frederik et Marie ont donc le droit coutumier de leur côté lorsqu’ils introduisent leur requête auprès du Grand Conseil.

Dans les années 1870, le conflit linguistique ne se limitera pas au flamingantisme idéologique, mais concernera aussi la volonté de bénéficier d’un procès équitable. Pour ceux qui ne comprennent pas le français, il est en effet très difficile de se défendre en matière pénale. On peut donc aussi y voir une lutte contre la justice de classe : si l’élite comprend le français, ce n’est pas le cas du Flamand moyen.

Cela ne veut cependant pas dire que le procès de 1696 n’ait aucun poids dans la perspective du conflit linguistique. Un jugement du Grand Conseil fait jurisprudence et protège surtout les accusés néerlandophones contre les abus. Les exemples de juges ou de plaignants qui ne parlent pas néerlandais sont légion, tandis que dans les territoires majoritairement néerlandophones, les francophones ont de grandes chances d’être jugés dans leur propre langue. Le problème linguistique belge n’est donc assurément pas une conséquence de 1830, mais plutôt la conséquence du fait que, depuis de nombreux siècles, des groupes linguistiques différents se côtoient – un problème exacerbé après 1794 lorsque les révolutionnaires français exigent l’emploi du français dans toutes les régions qu’ils ont conquises.

Source
BRUXELLES, Archives générales du royaume, Grand Conseil des Pays-Bas à Malines, 970, f. 29­-38 : sentence étendue dans le procès opposant Frederik Huaert et Marie Vander Elst à Jacques Philippe Fontaine, bailli de Lembeek, 1696.
Bibliographie
Vincent Dujardin et al. (dir.), Nouvelle histoire de Belgique, 3 vol., Bruxelles, Éditions Complexe, 2005-­2009.
Herman Van Goethem, De taaltoestanden in het Vlaams-Belgisch gerecht, 1795-1935, Bruxelles, Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-arts de Belgique, 1990.
Herman Van der Haegen, De eerste Vlaamse ruimte. De kerkelijke driedeling van de Nederlanden in 1559, Deurne, Doorbraak Boeken, 2017.
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