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Un frontalier en confinement

Par Wim Chielens, traduit par Michel Perquy
28 mars 2020 5 min. temps de lecture De retour avec «Les Pays-Bas en France»

J’habite sur la frontière franco-belge et depuis qu’elle est fermée, le confinement version light me frappe de plein fouet. Pour la première fois en trente ans, je ressens de nouveau cette frontière comme une restriction. Poursuivre ma série «De retour avec ‘Les Pays-Bas en France’» ne fait plus partie des options.

Cela fait dix jours que nous sommes en lockdown ou quel que puisse être le nom choisi par les autorités belges pour dénommer cette situation bizarre. Mon épouse et moi, tous deux enseignants, travaillons beaucoup à partir de chez nous. Nous n’avons plus d’enfants à la maison, nous dépendons donc entièrement et uniquement de nous-mêmes pour mettre un peu de structure dans notre quotidien. Nous sommes parmi les chanceux. Nous habitons ‘à la campagne’ et partant de notre village, des dizaines de sentiers se dessinent en direction d’un bois ou d’une colline, du polder ou de la plaine. Nous sommes des chanceux et je pense souvent aux gens qui habitent une HLM dans la banlieue de Lille. Nous voyons souvent surgir les immeubles quand la route gravit une colline avec vue vers le sud et que nous en voyons les habitants au mont Noir, où ils viennent prendre l’air le dimanche et acheter un cramique et du tabac. Maintenant, ils ont encore le droit de sortir une heure par jour, seuls et dans le voisinage immédiat. Allez donc habiter un de ces clapiers à Ronchin ou La Croisette ces jours-ci…

Des blocs de béton

Nos randonnées à bicyclette sont un de ces éléments qui donnent un peu de structure à notre existence actuelle. En partant de Rening(h)elst, il n’y a que le choix entre le parcours accidenté en direction du Heuvelland ou une douce descente vers le polder tout plat du Hoppeland. L’un au sud, l’autre au nord. Pour l’est ou l’ouest, cela dépend du vent. En général, il souffle ici de l’ouest et la tentation est donc assez forte d’en profiter en mettant les voiles en direction d’Ypres. Mais depuis le confinement – et qu’il soit clair qu’il n’y a aucun rapport – le vent vient constamment de l’est ! Nous en profitons donc pour nous laisser emporter en direction de Boeschèpe, du mont des Cats ou de Bailleul. Nous adorons ce shopping transfrontalier. C’est moins absurde qu’à Baerle-Duc et Baerle-Nassau, mais ici, il est possible de suivre pendant des kilomètres une Rue Mitoyenne ou Gemenestraat avec la Belgique du côté ouest et la France côté est. Cela reste une sensation toute particulière de se savoir à cinq minutes à vélo du pays qui est aussi celui des vignobles en Bourgogne, de la musique de Brassens et du club de foot de Marseille. Mon horizon quotidien se termine à l’abbaye du mont des Cats, mais je sais que derrière se trouve le pays de la joie de vivre,
de la baguette et du pastis, et de nos vacances d’été en Provence. Il ne faut parfois pas grand-chose pour reconnaître dans le mont des Cats les contours du mont Ventoux. Rien à dire, la proximité de ce pays étranger est absolument un privilège !

Lundi dernier, nous nous sommes heurtés à de gros blocs de béton à l’endroit où la rue Saint-Pierre devient la rue de Reninghelst. La frontière était hermétiquement close. Un gamin descendit de sa cabane dans un arbre pour nous préciser : « Ge meugt de grenze nie mir over » (On n’a plus le droit de passer la frontière). Bien sûr, nous avions vu le JT, nous aussi. La Belgique fermerait ses frontières pour éviter que des porteurs du coronavirus français ou hollandais ne pénètrent sur notre territoire. Eh oui, on pense alors d’abord au passage de la frontière à Rekkem, oui, et peut-être aussi à celui des baraques à Menin et de Calicannes près de Poperinge. Mais la modeste rue Saint-Pierre ou la rue de Cassel qui devient la rue de la Lappe ?

Habiter en marge

J’ai bien encore le souvenir des douaniers de mon enfance. Le dimanche, ils aimaient bien fanfaronner sur le mont Noir (on y vendait de tout, non ?) et pour le reste, on les voyait très sporadiquement dans leur petite voiture. Les Français dans une Renault 4L bleue, les Belges dans un engin gris pour autant que je me souvienne, mais mon souvenir n’est pas très précis. Jamais, je n’ai vu une barrière fermée, jamais quelqu’un ne nous cherchait noise quand nous traversions à vélo la frontière sur un petit chemin rural. Cette frontière, j’en avais encore le mieux conscience parce que mon père n’avait pas le droit de la traverser sans plus. En tant que médecin de famille, il disposait de son propre dépôt de médicaments pour ses patients à lui. Le coffre de sa voiture était une vraie pharmacie sur roues avec laquelle il ne pouvait pas passer la frontière. Donc, à chaque fois qu’il allait voir un patient à Boeschèpe ou Saint-Jans-Cappel, il devait laisser ses provisions de pilules dans une ferme près de la frontière. C’était la seule chose qui rendît cette frontière tant soit peu concrète. Mais là, nous voilà arrêtés, le regard perdu sur ces solides blocs de béton en travers de la route de campagne. Nous en avions un peu le souffle coupé, pas vraiment une sensation agréable en ces temps de Covid-19. Notre arrière-pays se trouva du coup réduit de moitié. Il n’y avait plus de cercle autour de notre maison, tout au plus une demi-lune barrée par de schreve, la ligne frontalière. Ces stupides blocs de béton nous plongèrent dans la notion ahurissante que nous sommes des frontaliers et que nous habitons donc vraiment dans la marge de notre pays. Nous sommes des marginaux…

Nous retenons notre souffle, comme tout le monde. Combien de temps cela durera-t-il ? Le lèche-vitrines nous manque, tout comme la tasse de café avec ou sans crêpes, la chope avec les copains. Mais nous croisons surtout les doigts pour les prochaines vacances d’été. Imaginez que les blocs de béton n’aient pas bougé jusque là, que la frontière franco-belge soit encore toujours fermée, qu’il nous soit impossible d’aller dans le Midi. Si c’est le cas, la vue du mont des Cats deviendra à peine supportable, le Ventoux viendra l’écraser chaque jour comme un esprit malin.

Wim-chielens

Wim Chielens

directeur général de l'Académie des Beaux-Arts de Poperinge; rédacteur annales De Franse Nederlanden-Les Pays-Bas Français

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