Un marqueur de discours particulier en flamand de France: “Het maakt nuus we gingen naar de frèreschool”
Dans ce quatrième article, la linguiste Melissa Farasyn se penche sur le marqueur de discours ‘het maakt’ – ça fait (que). D’où vient ce phénomène, où a-t-il cours, quelle est sa fonction?
Dans les dialectes traditionnels qui étaient parlés en Flandre française dans les années 1960 apparaît un phénomène typique qui n’a guère été abordé jusqu’à présent dans la littérature spécialisée. Les propositions principales y sont fréquemment introduites par ‘(he)(t)/da(t) maakt’ (que nous ramènerons ici à ‘het maakt’). Voici un premier exemple.
(1) het maakt de boerinnen als ze anders kunnen leven ze laten het ook vallen eneeë.
(ça fait que les paysannes, si elles peuvent changer de vie, abandonnent aussi, n’est-ce pas?)
‘Het maakt’ apparaît très souvent dans le corpus du flamand de France dans des propositions principales sans inversion où plusieurs autres membres de phrase figurent avant le verbe conjugué (2, cf. le premier article de cette série pour de plus amples informations sur l’absence d’inversion et sur le corpus).
(2) het maakt nuus we gingen
naar de frèreschool
(ça fait que nous, nous allions à l’école des Frères)
On rencontre également dans certains cas en flamand de France ‘het maakt dat’ (3), combinant ‘het maakt’ et la conjonction de subordination ‘dat’ qui, comme le français ‘que’, introduit une subordonnée .
(3)
het maakt [dat het de jeneverstraat gebleven heeft eneeë
(ça fait que c’est resté la rue du genièvre, n’est-ce pas?)
Pareils exemples sont rares dans le matériau de Flandre française examiné, alors que les cas sans ‘dat’ sont, eux, très fréquents.
Une origine incertaine
D’où provient exactement cet emploi de ‘het maakt’? Une hypothèse logique est qu’il s’agit d’un emprunt au français ‘ça fait (que)’, surtout répandu dans un langage informel et dans la langue parlée. À l’examen, cette explication se révèle toutefois peu vraisemblable. Notamment parce que, dans les corpus français, «ça fait (que)» ne se présente qu’accompagné de la conjonction («que»), tandis que le néerlandais ‘het maakt’ est précisément, lui, attesté le plus souvent sans la conjonction ‘dat’. Ajoutons à cela que «ça fait (que)» n’est absolument pas attesté dans les données du flamand de France des années 1960. Or on s’attendrait justement à cet emploi dans un contexte où les locuteurs, majoritairement bilingues, passent parfois au français dans les enregistrements que nous avons étudiés. Ce changement de langue, également appelé changement de code, suscite en effet des emprunts d’une langue par l’autre mais, en l’occurrence, il n’en est rien.
Une option plus plausible est que le phénomène ‘het maakt’ n’a pas pour origine le (contact avec le) français. Mais nous ne retrouvons nullement cette tournure dans les sources historiques écrites du néerlandais et de ses variétés. Ceci vaut aussi bien pour les sources de Flandre française que d’ailleurs. Il va de soi que le matériau des années 1960 examiné constitue une source historique en soi, car la plupart des locuteurs étaient nés vers 1900. Que nous ne rencontrions ‘het maakt’ que dans les enregistrements sonores semble indiquer que le phénomène est typique de la langue parlée.
Indications dans le paysage dialectal
Les cartes dialectologiques peuvent être d’une aide appréciable lorsque nous ne savons pas grand-chose de l’origine d’un phénomène linguistique. En effet, la linguistique historique et la dialectologie sont intimement liées: l’étude du paysage dialectal et les modèles cartographiques qui s’y rapportent permettent parfois de formuler des hypothèses sur l’évolution d’une langue.
La carte ci-dessous montre le nombre relatif d’apparitions de ‘het maakt’ par rapport au nombre total de phrases avec antéposition sans inversion dans le corpus étudié. La carte nous apprend que ‘het maakt’ se rencontre surtout au centre de la zone examinée et est généralement moins fréquent à la périphérie de cette zone. Une explication possible est que ‘het maakt’ constitue une innovation en flamand de Flandre qui ne s’est pas étendue jusqu’à la périphérie et qui, par conséquent, ne provient pas non plus du français.
Des facteurs linguistiques externes peuvent aussi aider à interpréter une carte. Comparons la carte ci-dessus avec une carte établie par Willem Pée à partir des données sur la situation linguistique dans la région réunies par Dewachter en 1908, soit approximativement à l’époque où les locuteurs dans les enregistrements ont acquis leur langue. Nous voyons que les zones bleues des deux cartes coïncident dans une large mesure. Autrement dit, ‘het maakt’ apparaît surtout dans les zones où on parlait principalement flamand, beaucoup moins dans les régions où le français était (principalement) parlé depuis longtemps déjà. Cela se voit clairement, entre autres, dans le sud-est de la carte.
Il va de soi que nous pouvons aussi regarder au-delà de la frontière ce qui se passe dans d’autres dialectes west-flamands. C’est possible à l’aide des transcriptions d’enregistrements de dialectes du ‘Het Gesproken Corpus van de zuidelijk-Nederlandse Dialecten’ (GCND ou Corpus parlé des Dialectes sud-néerlandais), dont fera partie le corpus du flamand de France. La carte ci-après combine les données de la précédente carte de ‘het maakt’ avec celles de 75 localités de Flandre-Occidentale (Belgique), données qui ne sont toutefois pas également réparties sur tout le territoire parce que le corpus est toujours en voie d’élaboration. Cette carte permet de voir que, dans les éléments du corpus dont on dispose pour les années 1960 et 1970, ‘het maakt’ n’est présent qu’en combinaison avec ‘dat’. La tournure n’est d’ailleurs que relativement peu répandue.
La cartographie des attestations de ‘het maakt dat’ dans le corpus GCND donne à voir un certain émiettement. Devant cette situation, il est couramment admis qu’il doit y avoir eu à l’origine une unité géographique où le phénomène existait. Autrement dit, la zone où est utilisée la tournure ‘het maakt dat’ est/était nettement plus étendue que celle de ‘het maakt’. Cela peut indiquer que ‘het maakt’ est une innovation du flamand de France. Dans mon étude, j’avance l’argumentation qu’il s’agit d’un marqueur de discours issu de ‘het maakt dat’. La conjonction de subordination ‘dat’ s’est perdue, de sorte que ‘het maakt’ introduisait désormais une proposition principale. Ce genre d’évolution se rencontre dans bien des langues: voyez par exemple en allemand ‘(ich) mein’.
La fonction de ‘het maakt’ dans la phrase
Une caractéristique typique des marqueurs de discours est qu’ils sont invariables: ‘het maakt’ est en quelque sorte une unité figée, dans laquelle ‘maakt’ ne prend pas d’autre forme conjuguée. Cela entraîne parfois d’intéressantes tournures, par exemple une combinaison de ‘het maakt’ et de la forme passée ‘miek’ (4).
(4) het maakt ze miek een teugsje verse koffie met een vette boterstuite
(ça fait qu’elle préparait un peu de café frais avec une tranche de pain beurrée)
Ce qui se produit souvent, c’est ce que l’on peut appeler une «érosion» de la forme: certains locuteurs disent clairement ‘da maakt’ ou ‘et maakt’, d’autres ’t maakt’ ou tout simplement ‘maakt’. Une autre caractéristique des marqueurs de discours est qu’ils n’ont généralement aucune signification par eux-mêmes ou que leur signification s’est estompée (celle du verbe ‘maken’ par exemple). D’autre part, les marqueurs peuvent contribuer à structurer le discours, donc son contenu, raison pour laquelle ils doivent toujours être pris dans leur contexte: si par exemple un boulanger explique comment cuire un pain, ‘het maakt’ peut être utilisé pour introduire les différentes étapes du processus. Enfin, un dernier trait de nos marqueurs de discours est qu’ils sont optionnels: les phrases de type ‘het maakt’ conservent, même en l’absence de ‘het maakt’, leur nature grammaticale.
«Ça fait que» nous ne savons pas encore tout
Le dernier mot est encore loin d’être dit au sujet de ‘het maakt’. Ainsi, par exemple, des recherches plus approfondies pourraient montrer dans quels contextes précis la tournure peut s’utiliser et avec quelle fréquence, où et comment elle a encore cours dans les dialectes actuels. Nous savons que ‘het maakt’ est toujours en usage. Témoin la traduction de la fable ‘de Noordenwind en de zon’ (Le vent du nord et le soleil) de Bollezeele, reprise dans l’Atlas sonore des langues régionales de France. On entend aussi maintes fois ‘het maakt’ sur Youtube dans les petits films que Mark Ingelaere réalise pendant ses loisirs avec (entre autres) des locuteurs dialectaux de la région. Ajoutons que ‘het maakt dat’, avec la conjonction de subordination, est fréquemment utilisé dans une aire géographique beaucoup plus vaste, surtout dans un registre de langage informel. Cela se remarque souvent, par exemple, dans des programmes de TV réalité ou à la radio. De même, de nouvelles recherches peuvent être effectuées à l’avenir sur le lien à faire avec le ‘het maakt (dat)’ des dialectes west-flamands des années 60 et 70 du siècle dernier.
La présente étude est financée par une bourse de recherche postdoctorale accordée à M. Farasyn par le Fonds Wetenschappelijk Onderzoek Vlaanderen (FWO 12P7919N).
Références
- Boula de Mareüil, P, Vernier, F. & Rilliard, A. (2017). «Enregistrements et transcriptions pour un atlas sonore des langues régionales de France». Géolinguistique 17: 23-48.
- Breitbarth, A., Farasyn, M., Ghyselen, A-S. & Van Keymeulen, J. 2020. ‘Het Gesproken Corpus van de zuidelijk-Nederlandse Dialecten’. Handelingen van de Konkinklijke Zuid-Nederlandse Maatschappij voor Taal- en Letterkunde en Geschiedenis (KZM) LXXII: 23–38.
- Farasyn, M. (en cours d’impression). ‘V(>)2 in de declaratieve hoofdzin in de Frans-Vlaamse dialecten’. Handelingen van de Koninklijke Zuid-Nederlandse Maatschappij voor Taal- en Letterkunde en Geschiedenis (KZM) LXXII.
- Farasyn, M. (2021, 21 mai). It makes (it) is very interesting: V>2 patterns with ‘het maakt’ in spoken French Flemish [présentation en ligne]. Diachronic Generative Syntax 22.
- Günthner, S. & W. Imo. (2003). Die Reanalyse von Matrixsätzen als Diskursmarker: ich mein-Konstruktionen im gesprochenen Deutsch. In Magdolna Orosz & Andreas Herzog (eds.), Jahrbuch der ungarischen Germanistik, 181–216. Gesellschaft ungarischer Germanisten / DAAD.