Un nouveau conservatisme sexuel menace les droits fondamentaux en matière d’avortement et de genre
Glorification de la sexualité reproductive, croisade contre l’avortement, culte d’une masculinité alpha: un vent de conservatisme sexuel, mâtiné d’un soupçon d’extrême droite, souffle dans le monde anglo-saxon. Les Plats Pays n’échappent pas à cette tendance avec comme figures de proue Thierry Baudet et Dries Van Langenhove.
Commençons par une question: le nouveau conservatisme sexuel, soutenu par de riches donateurs et qui vise notamment –comme nous le montrerons dans cet article– à rendre l’avortement illégal et à en revenir à une «sexualité de reproduction» et à une définition de la notion de genre sous le seul angle sociobiologique, va-t-il provoquer un séisme en Belgique et aux Pays-Bas également?
La réponse à cette question n’est en soi pas univoque, car au sein même des partis populistes et d’extrême droite, il y a une tendance favorable au rejet des idées dépassées en matière de sexe et de genre et à la défense d’une «vision civilisationnelle» nationaliste. Les partisans de cette tendance proclament que les Européens sont sexuellement «plus civilisés» et, partant, progressistes et supérieurs aux autres civilisations sur cette question. Il s’agit d’un argument couramment utilisé pour condamner les normes sexuelles des cultures des migrants, et surtout des musulmans.
© Roy Beusker / Wikimedia Commons
Cette notion remonte aux années 1990 et renvoie à des populistes tels que le politicien néerlandais Pim Fortuyn (1948-2002), qui était ouvertement homosexuel et n’avait pas peur d’affirmer que le mode de vie des migrants et des musulmans constituait une menace pour la société néerlandaise. Aujourd’hui, des partis populistes continuent de projeter une image d’ «incivilité» sexuelle sur les migrants, et surtout sur les femmes musulmanes qui portent le foulard, perçu comme un symbole de leur oppression par leurs maris.
Dans un raisonnement tordu, ces partis populistes prétendent que la société occidentale est sexuellement libérée et doit être protégée de l’influence de ces cultures soi-disant «arriérées». Au motif que des pays tels que la Belgique et les Pays-Bas se seraient éloignés de leur point d’équilibre, nous devrions en revenir à une société solide, avec des familles nucléaires et une domination masculine. Les autres orientations et dépravations sexuelles doivent être réprimées. Ces partis populistes ne manquent jamais d’opérer une nette distinction entre, d’une part, ce retour à un patriarcat salutaire, prônant la soumission des femmes et l’interdiction légale de l’avortement, et, d’autre part, le patriarcat dans les cultures de l’immigration, où la domination masculine engendrerait agression et criminalité.
Un gourou de l’auto-assistance et un «fitfluencer»
Cette quête effrénée d’un patriarcat serein est ambivalente car derrière une façade de liberté, elle cache un conservatisme dur. Le concept est fortement nourri par les cultures numériques et les réseaux sociaux, où les opinions politiques de droite radicale et les influenceurs du Web se renforcent mutuellement. Cette contrerévolution se confond donc avec le charisme d’idoles et de superstars du Net, qui lui confèrent une attractivité. Car combien de jeunes, en Belgique et aux Pays-Bas, voudraient adhérer à une vision peu excitante de la sexualité?
Parmi les fans de célébrités telles que le gourou canadien de l’auto-assistance Jordan Peterson, on trouve surtout beaucoup d’hommes jeunes. En avril 2023, Peterson a donné une conférence dans un Forest National (Bruxelles) bondé. Ses livres, qui s’adressent essentiellement aux hommes, expliquent comment ceux-ci peuvent rester forts et résilients dans notre société que l’auteur présente comme gangrenée par le chaos et l’idéologie woke chère aux intellectuels de gauche et acquise aux valeurs de diversité, d’inclusivité et d’égalité. Peterson appelle de ses vœux une purification et une réorganisation conservatrices de la sphère privée, en plaidant pour un retour à la différenciation sexuelle uniquement basée sur des paramètres sociobiologiques. Le fait est, toutefois, que le public venu en masse à Forest National était probablement moins intéressé par les débats critiques ou les théories sur la question du genre que par la formule magique de Peterson, qui affirme que nous devons en revenir à un principe simplifié pour sauver la société.
Andrew Tate est un ancien pratiquant du kickboxing reconverti en influenceur à succès, puisque l’Américano-Britannique compte pas moins de cinq millions de followers sur Twitter. Il incarne la masculinité des brutes fortunées. Tate est un misogyne autoproclamé, qui a déjà été banni de Facebook, Instagram et YouTube à cause de ses propos haineux. Il écrit qu’il n’a pas peur de recourir à la violence envers les femmes et qu’il privilégie les relations avec des jeunes filles de dix-huit ou dix-neuf ans parce qu’elles sont plus influençables. Il aime poser devant ses voitures de course, tantôt un fusil à la main, tantôt une montre en diamant au poignet et un cigare cubain aux lèvres. Au printemps 2023, il a été arrêté en Roumanie, où il vit, et a passé trois mois en prison parce qu’il était soupçonné de trafic d’êtres humains et d’exploitation de femmes en vue de séances de camming pornographiques sur Internet. Malgré ce lourd passif, Andrew jouit d’une très grande popularité auprès d’un certain public, car c’est un chantre de l’autodiscipline corporelle et du fitness extrême. Tate est un fitfluencer, une idole qui, à première vue, ne se soucie guère de quelque forme de politique que ce soit.
© Wikimedia Commons
Pendant qu’il était assigné à résidence, Tate a continué à tweeter sur sa masculinité alpha: «La plupart d’entre vous n’ont jamais pratiqué le shadow-boxing (boxe dans le vide en imaginant un adversaire) dans un sauna à près de 100 degrés en écoutant Tyrese. Et vous osez vous demander pourquoi vous êtes pas capables de trouver une gonzesse pour tirer un coup?» Il a rapidement accédé à la notoriété en collaborant avec un grand nombre de jeunes via son école privée sur TikTok, la Hustler’s University, et en leur demandant de diffuser le plus largement possible ses messages controversés. On ne peut que s’inquiéter devant l’enthousiasme avec lequel la jeunesse numérique répond à cet appel: c’est comme si adhérer à des opinions misogynes devenait une sorte de jeu collectif…
Un vrai homme ne se masturbe pas
La «manosphère» existe depuis quelques décennies déjà. Elle se compose d’un réseau de sites web, de forums et de plateformes numériques qui se veulent une communauté de soutien et de stimulation pour l’homme contemporain. À l’origine, les membres de cette communauté se contentaient de discuter auto-assistance et développement personnel ou d’échanger des conseils pour devenir un homme alpha plus attrayant et pour séduire les femmes.
Dans le cadre d’une étude que j’ai réalisée sur la sexualité dans les cercles de droite radicale, j’ai découvert sur Youtube une vidéo consacrée à la manosphère américaine, où l’on voit six «gros durs» discourir sur un podium sur le thème de l’affaiblissement de la masculinité contemporaine. Bien qu’experts en matière de fitness, ainsi que j’ai pu le déduire de leur langage corporel, quelques-uns sont devenus presque hystériques et se sont mis à pleurer pendant leur sermon. L’impression que cela donnait était que ces hommes faisaient une dépression nerveuse parce qu’ils se sentaient perdus en tant qu’hommes dans notre société contemporaine. La mise en scène était très convaincante, suscitant l’empathie du public. La masculinité «normale» est malade et la société contemporaine doit être purifiée ou guérie, tonnaient-ils. Eux aussi étaient à la recherche d’une formule magique pour renforcer collectivement la société et, surtout, la masculinité occidentales.
Ces dix dernières années, la manosphère s’est fortement radicalisée en se mélangeant avec les réseaux qui se présentent ouvertement comme de droite radicale. Ces réseaux ont une dimension politique et militent pour une masculinité de droite suprémaciste qui doit jeter les bases d’un nouveau nationalisme.
Cette manosphère radicalisée, on la voit également émerger depuis quelques années dans les Plats Pays. En 2018, une intrigante «croisade de droite contre la masturbation» a fait la une des quotidiens flamands De Morgen et De Standaard. Quels pouvaient bien être, en 2018, les détracteurs de la masturbation, ont dû se demander bien des lecteurs? Des adeptes de l’enseignement ultracatholique abstinence only aux États-Unis, probablement? Pas du tout: il s’agissait de propos provocateurs de politiciens des Plats Pays eux-mêmes désireux de séduire un public jeune.
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En Belgique et aux Pays-Bas, ce combat contre la masturbation est mené par deux hommes: Thierry Baudet, la figure de proue du parti néerlandais d’extrême droite Forum voor Democratie (Forum pour la démocratie), et Dries Van Langenhove, le leader du mouvement flamand d’extrême droite Schild en Vrienden (Bouclier et Amis). Tous deux étaient alors des héros virils tirés à quatre épingles qui étaient très actifs sur les réseaux sociaux.
L’idée de préserver sa testostérone a été utilisée par l’extrême droite dans les Plats Pays en tant qu’élément important de la «théorie du remplacement»
Depuis le début du XXIe siècle, on voit fleurir les fake news sur les forums de la manosphère tels que 4chan/8chan, où l’on peut lire des inepties telles que celle professant que moins se masturber permettrait d’accéder plus facilement à la masculinité alpha. Car chaque fois que l’on se masturbe et que l’on a une éjaculation, on gaspillerait de la testostérone. Cette idée de préserver sa testostérone a été habilement utilisée par l’extrême droite dans les Plats Pays –non seulement dans le cadre de la philosophie d’auto-assistance, mais également en tant qu’élément important de ce qu’on qualifie dans ces milieux de théorie du remplacement pour désigner le prétendu remplacement d’une population par une autre sur le territoire de la première. Ce «remplacement» serait la conséquence des cultures introduites par les migrants. L’homme blanc qui préserve son sperme, dit-on, pourra utiliser ces «réserves» pour éviter que la race blanche soit supplantée par une autre.
Réseaux internationaux
Si le feu de la contrerévolution sexuelle a pu prendre, c’est parce que les théories politiques qui sous-tendent ce mouvement s’appuient également sur de solides moyens financiers. La contrerévolution sexuelle est en effet soutenue par des milliardaires, des think tanks et des ONG mus surtout par la volonté de condamner le «genre» et l’ «identité de genre», mais qui prônent aussi un retour à une législation anti-avortement stricte (comme la Koch Foundation et la DeVos Foundation aux États-Unis).
© Koch Foundation
Les donateurs adhèrent aisément à l’argument le plus connu des mouvements antigenre, à savoir la nécessité de respecter le principe sociobiologique des différences essentielles entre sexes. La notion de genre doit selon eux être rejetée au motif qu’elle gommerait les différences essentielles entre l’homme et la femme. Étant donné que l’un comme l’autre présentent des caractéristiques spécifiques biologiquement innées, les chantres d’inspiration religieuse de la contrerévolution et leurs donateurs considèrent que la notion de genre est devenue synonyme d’agression et de destruction pour la société occidentale.
La contrerévolution sexuelle est soutenue par des milliardaires voulant condamner le «genre» et prônant un retour à une législation anti-avortement stricte
Des études récentes démontrent l’existence, aussi bien en Europe de l’Est qu’en Europe de l’Ouest, d’un réel élan pour la création de mouvements antigenre d’inspiration religieuse. Les exposés d’orientation politique du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs (EPF) montrent que l’Union européenne compte plusieurs mouvements d’ultradroite et antigenre transnationaux qui veulent faire marche arrière en matière de féminisme et de droits reproductifs. Ces revendications sont portées par des organisations actives dans la sphère publique, mais il est également question de transferts de fonds clandestins.
© Reddit Belgium
Au cours des dix dernières années, les réseaux internationaux se sont fortement étendus. Sur la période 2009-2018, plus de 700 millions USD ont été dépensés en campagnes antigenre par des organisations basées aux États-Unis, en Russie et dans l’Union européenne. Depuis 2008, les fonds destinés à financer de telles campagnes ont plus que quadruplé au sein de l’Union européenne, passant de 22 millions à 96 millions USD, sous l’impulsion, surtout, de la France, de l’Italie, de la Slovaquie, de l’Espagne et de la Pologne.
Diverses alliances économiques ont été nouées entre des ONG et des think tanks antigenre aux quatre coins du monde et des mégadonateurs américains et russes. Les mégadonateurs d’obédience chrétienne ou orthodoxe russe entretiennent souvent des liens directs avec des mouvements d’extrême droite tels que l’Aryan Brotherhood et les Proud Boys aux États-Unis. Le nombre d’alliances de ce genre continue d’augmenter, et cette évolution pourrait déboucher sur des mouvements et des manifestations contre le mariage homosexuel ou l’avortement et sur des propositions de loi allant dans ce sens. Le train est d’ailleurs déjà en marche, à des degrés divers, dans des pays tels que la France, la Pologne et la Hongrie.
L’identité plurielle en danger
La philosophie contrerévolutionnaire décrite dans cet article s’oppose aux idées des psychologues et des spécialistes des sciences humaines contemporains en matière de genre et d’inégalités et à celles des adeptes de l’identité plurielle, luttant contre les discriminations liées au genre. Selon le psychologue flamand Paul Verhaeghe, cette identité divisée constitue en soi un avantage, mais elle est également source de malaise: «Cette division intérieure nous invite à nous interroger sur nous-mêmes. Cet exercice d’introspection peut parfois être douloureux, mais il peut tout aussi bien nous amener à voir notre situation sous une lumière nouvelle et, partant, nous aider à prendre des décisions, à faire des choix, à donner une autre orientation à notre vie. Ce qui n’empêchera pas une certaine forme de malaise de subsister en nous, car toutes les pièces de notre puzzle intérieur ne s’imbriqueront jamais parfaitement les unes dans les autres».
Des courants conservateurs contemporains ont déclaré la guerre à l’identité plurielle et à la notion de genre
Des études portant sur le genre ont mis en avant le concept de flexisexualité ou gender-in-flux, qui offre aux gens la possibilité d’aspirer à des expériences sexuelles particulières –qu’il s’agisse d’un homme se rêvant en mâle alpha costaud ou d’une personne transsexuelle qui prend des hormones et veut subir une opération de changement de sexe. Mais l’avenir est incertain. Des courants conservateurs contemporains ont déclaré la guerre à l’identité plurielle et à la notion de genre à proprement parler. Les ingrédients sociétaux pour imposer ce nouveau désir patriarcal sont présents, de même que le soutien économique et, dans certains cas, la volonté politique.