Un patriote hollandais en reconnaissance dans le nord de la France
Les réfugiés sont de tous les temps: à l’époque très mouvementée de la fin du XVIIIe
siècle, beaucoup de gens se virent contraints de quitter leur pays. Aux Pays-Bas, par exemple, quelque 40 000 Patriotes hollandais s’enfuirent après avoir participé à une révolte contre le stathouder Guillaume V. Les notes d’Adriaan Hendrik Eyck, un éminent Patriote de cette époque, viennent d’être publiées. Une large part de celles-ci contient un compte rendu intéressant d’un voyage dans le nord de la France où Eyck a eu l’intention de fonder une colonie. Il y avait observé la prospérité voisinant une grande pauvreté –et il trouvait que la soupe à l’oignon était une horreur.
En septembre 1787, des troupes prussiennes envahissent la République des Pays-Bas. Le roi Frédéric-Guillaume II de Prusse vient en effet à la rescousse de sa sœur Wilhelmina qui a été capturée par les Patriotes hollandais. Ces derniers se sont révoltés contre son mari Guillaume V d’Orange, le stathouder de la République des Provinces-Unies des Pays-Bas. Ces Patriotes sont essentiellement des citoyens adeptes des idées du siècle des Lumières qui revendiquent de participer au pouvoir. En 1787, ils tentent de prendre le pouvoir et de destituer le stathouder.
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L’intervention prussienne rétablit provisoirement le pouvoir du stathouder, contraignant plusieurs milliers de Patriotes à fuir leur pays. Entre octobre 1787 et février 1788, ils sont plus de quarante mille à quitter leur foyer, cherchant surtout refuge dans les Pays-Bas méridionaux et le nord de la France. Dans des villes comme Anvers, Lierre, Gand et Bruxelles, il y a de véritables concentrations de réfugiés. Certains pays s’efforcent même d’attirer les Patriotes fortunés. Le roi de France, par exemple, promet des allocations ou une pension. Des Patriotes hollandais conçoivent aussi le plan de fonder une colonie hollandaise dans le nord de la France.
Un de ces Patriotes est alors le maire d’Utrecht, Adriaan Hendrik Eyck, qui habitait la célèbre propriété Eyckenstein à Maartensdijk. Il fut un acteur important du conflit. Après l’invasion des Prussiens, il s’enfuit en compagnie de son fils en passant par Amsterdam, Bruges, Gand et Anvers pour aboutir finalement à Bruxelles. Il repart en 1788 vers le nord de la France afin d’y étudier les possibilités d’y fonder une colonie hollandaise.
Eyck a pris note de ses souvenirs de l’époque des Patriotes et de son voyage dans le nord de la France et le Online Museum De Bilt vient de mettre ces notes à la disposition du public en publiant le livre numérique intitulé Patriot in de diaspora. De omzwervingen van Adriaan Eyck (Patriote dans la diaspora. Les pérégrinations d’Adriaan Eyck).
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L’édition comprend trois parties. Dans la première, Eyck relate sa vision personnelle des événements de l’automne 1787. Il s’agit manifestement de notations personnelles écrites de manière assez brouillonne. Sans doute n’étaient-elles pas destinées à être publiées un jour. Eyck explique son propre comportement lors de ce mois de septembre chaotique à Utrecht. Il ressort de ses notes qu’il y a eu des tentatives de contact avec le stathouder. Au cours de l’été 1787, Eyck a été impliqué dans la rédaction d’un plan de réconciliation afin d’établir la paix entre les Patriotes et Guillaume V. Le plan proposait entre autres à Guillaume un «stathoudérat héréditaire limité», mais il échoua.
Le deuxième document contient le compte rendu personnel par Eyck de son périple dans le nord de la France. En compagnie de plusieurs compagnons, il visita quelques villes, en quête d’un lieu idéal pour une colonie hollandaise.
Le troisième texte est destiné au grand public. Il est beaucoup mieux écrit et clair, encore qu’il contienne peu ou prou d’informations nouvelles et qu’il soit moins personnel que les deux documents précédents.
En quête d’un endroit d’établissement propice
Le 17 janvier 1788, Eyck quitte Bruxelles en carrosse avec cinq compagnons. Le voyage dure presque un mois et il les conduit dans plus d’une vingtaine d’endroits dans la région côtière de l’Artois, la Picardie et la Normandie. En quittant Bruxelles, Eyck et ses compagnons se rendent à Lille en passant par Tournai. Dans la région de Lille, Eyck remarque la présence de nombreux moulins en bois. La plupart fonctionnent au service des fabriques à Lille et servent à presser de l’huile. Il y habite aussi beaucoup de gens riches, note Eyck. Mais il est d’avis que les moulins en Hollande ont l’air en meilleur état.
Par Armentières ils se rendent à Bailleul où ils prennent un repas. Le vin est excellent, mais Eyck note que les Français ont la fâcheuse habitude de le couper avec de l’eau. Ils poursuivent leur route par le mont Cassel vers Saint-Omer où ils rencontrent plusieurs compatriotes.
Les Hollandais s’intéressent particulièrement aux villes portuaires et Dunkerque ne fait pas exception
Quoique Saint-Omer leur plaise bien et soit jugé comme un endroit propice pour s’établir, ils reprennent la route dès le lendemain en coche d’eau pour Dunkerque. Les Hollandais s’intéressent particulièrement aux villes portuaires et Dunkerque ne fait pas exception. Si la ville propose de belles opportunités, la commission a aussi des critiques. D’après elle, le port devrait absolument être approfondi et la digue et les jetées rehaussées, car la situation actuelle est dangereuse, estiment les Hollandais. Eyck note aussi que les loyers pour les maisons y sont très élevés.
De Dunkerque, le voyage les conduit à Gravelines, une jolie petite ville avec beaucoup de maisons en briques jaunes et de grandes possibilités pour la pêche. Mais Eyck n’y apprécie que très modérément la soupe, préparée apparemment uniquement avec de l’oignon alors que tant d’autres légumes sont cultivés sur les terres fertiles entourant la ville.
De Gravelines, les Hollandais se rendent alors à Calais en diligence. Un voyage difficile, car les routes sont quasiment impraticables. Heureusement, l’effort du voyage est largement compensé par un logement de bonne qualité et un dîner arrosé d’excellents vins et de bière anglaise. Calais plaît aussi pour d’autres raisons aux visiteurs. Il semble y avoir beaucoup de bonnes terres cultivables disponibles et, en plus, on passe facilement en Angleterre à partir d’ici. Eyck observe d’ailleurs que les Anglais sont plutôt nombreux à résider dans cette ville.
Eyck retourne de Calais à Saint-Omer, mais il repartira plus tard explorer entre autres Boulogne-sur-Mer, Étaples et Montreuil, et il poussera jusqu’en Normandie. Tout au long de son périple, il prend des notes détaillées sur la situation économique des lieux où il réside et récolte des informations approfondies auprès des gens du cru.
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À partir de l’été 1788, il réside en compagnie de plusieurs autres dignitaires des Patriotes dans le château de Watten, qu’ils se mettent aussi à restaurer. Pourtant, ce ne semble pas avoir été une résidence bien agréable à cause des nombreuses dissensions internes parmi les Patriotes. Ils se font en plus accuser de commerce de blé illégal, une accusation gravissime en ces temps de disette. En 1791, des émeutes de la faim éclatent à proximité du château de Watten. La détérioration de la situation politique en France complique encore davantage le séjour des Patriotes, particulièrement quand s’installe en août 1792 le régime de la Terreur de la Révolution française.
Le retour chez soi avec l’armée française
Vers 1788, plus de 1 200 familles hollandaises habitent le nord de la France, dont beaucoup dans les environs de Saint-Omer. S’ils sont aussi actifs dans le domaine politique, ils sont loin de constituer un groupe homogène. Il y a des modérés qui acceptent la situation, mais aussi des Patriotes purs et durs refusent à tout prix l’Ancien Régime, tant en France que dans leur propre patrie. Sous prétexte de vouloir parler aussi leur propre langue, les Hollandais créent leur propre association, Société Populaire, dite des Sans-Culottes Hollandais. Cette société hollandaise est bien plus radicale que son pendant français.
Ces trois sources proposent aussi des informations très intéressantes sur les conditions socio-économiques dans le nord-ouest de la France à la veille de la Révolution française
Quand les Français envahissent les Pays-Bas en 1794-1795, beaucoup de Patriotes en profitent pour rentrer au pays. Ce que font aussi Eyck et son fils en 1795. Le père Eyck reprend alors ses anciennes fonctions et devient «premier maire» d’Utrecht. Il récupère aussi toutes ses propriétés confisquées pendant son exil et se voit dédommagé jusqu’au dernier centime.
Ces trois sources proposent des informations très intéressantes sur l’époque des Patriotes, mais aussi sur les conditions socio-économiques dans le nord-ouest de la France à la veille de la Révolution française. Il ressort du compte rendu rédigé par Eyck que la pauvreté et l’absence de toute perspective y côtoient une grande prospérité.
Les textes sont écrits dans un néerlandais souvent brouillon du XVIIIe siècle. Heureusement, on peut compter sur l’introduction et les annotations des historiens Anne Doedens et Pieter van Hees. Un résumé français serait par ailleurs un instrument très utile pour leurs collègues français. Notons encore que l’ouvrage est dédié à Pieter van Hees qui est décédé avant de pouvoir achever ce travail.