Un puissant récit de science-fiction: «Les Imparfaits» d’Ewoud Kieft
Avec Les Imparfaits, l’historien néerlandais Ewoud Kieft troque l’essai pour la fiction et fait entrevoir aux lecteurs et lectrices un futur dystopique peut-être moins éloigné de nous qu’on voudrait bien le croire.
© St. Vanfleteren
Depuis la publication de son premier livre, Het plagiaat (Le Plagiat, 2006) –qui retrace la rivalité entre deux écrivains néerlandais du XXe siècle –, l’historien Ewoud Kieft (°1977) s’est taillé la réputation d’un auteur d’ouvrages historiques à la fois accessibles et solidement documentés. Oorlogsmythen
(Mythes de guerre, 2012), recueil d’essais sur l’écrivain Willem Frederik Hermans (qui a habité Paris dans les années 1970 et 1980) et sur la Deuxième Guerre mondiale, a assuré sa percée définitive. Dans ce livre, Kieft montre comment Hermans s’est insurgé à ses débuts contre le mythe d’un engagement unanime de la population néerlandaise dans la résistance à l’occupant. Mais, analysant en même temps la philosophie exagérément sceptique et nihiliste de Hermans, il cherche et finit par trouver une explication de ces idées sombres.
Paru trois ans plus tard, Oorlogsenthousiasme (Enthousiasme guerrier) traite cette fois de la Première Guerre mondiale. S’appuyant sur ses propres recherches et sur le dépouillement de nombreux documents biographiques, Kieft montre comment, à l’approche du conflit, la perspective du fracas des armes a pu remplir d’enthousiasme l’élite culturelle de l’époque, de Sigmund Freud à Vladimir Maïakovski en passant par Hermann Hesse. En 2017, Kieft a publié Het verboden boek (Le Livre interdit), dans lequel il étudie la façon dont Mein Kampf a contribué au développement de la capacité d’attraction du nazisme.
Bien qu’ils aient tous trois figuré parmi les ouvrages nominés, aucun de ces ouvrages historiques n’a remporté un des grands prix littéraires néerlandais.
En 2020, juste après le début de la pandémie de COVID-19, Kieft a publié son premier roman, Les Imparfaits, traduit en français par Noëlle Michel. L’histoire ne se déroule pas dans le passé, mais en 2060, dans un monde où règne ce qu’il appelle une «dictature du bien». Les dirigeants de ce nouveau monde ont, apprend-on, tiré les leçons d’une crise, survenue en 2035, qui a conduit l’humanité au bord du gouffre.
Tout ce qui est susceptible de détruire la planète est donc banni. Personne ne consomme plus ni viande, ni fromage, ni alcool, ni aucune autre drogue; les énergies fossiles et l’élevage sont interdits; les gens habitent dans des coopératives autosuffisantes.
La technologie joue un rôle primordial dans le nouveau monde. Le récit n’est pas exposé par un narrateur classique, mais par Gena, l’algorithme personnel et autoapprenant qui coache en permanence la vie de Cas. Le lecteur reconstitue l’histoire de Cas en découvrant le compte rendu lu par Gena lors d’une réunion de fonctionnaires. Ceux-ci ne doivent pas seulement évaluer la vie de Cas, mais également les modalités et les effets du coaching de Gena.
Cette réunion est une belle invention narrative de Kieft. Elle est présente dans tout le livre comme un fil rouge et permet à l’auteur de disserter librement sur les bons et les mauvais côtés de la dictature du bien qu’il a inventée. Parce que ce monde qui se veut parfait ne l’est pas, bien sûr, puisqu’il est habité par des humains. Et parce qu’un certain nombre d’entre eux, les imparfaits, se rebellent contre les nouveaux dirigeants. Dans un premier temps, les autorités ferment les yeux, estimant que la transition a sans doute été trop rapide pour une minorité, mais la situation se complique à mesure que grossit le groupe des imparfaits.
Les Imparfaits est un livre riche, plein de réflexions stimulantes, parfois très drôle, parfois inquiétant, souvent captivant
De la même façon que George Orwell avait mis en évidence dans 1984 les dangers qui guettaient l’humanité en 1948, Kieft nous fait entrevoir dans Les Imparfaits un futur peut-être moins éloigné de nous qu’on ne pourrait croire. Cette prescience est naturellement ce qui distingue la science-fiction littéraire et puissante de la science-fiction banale. Il va de soi que le livre traite de l’impact de la technologie sur notre vie et de la possibilité de faire de nous des êtres meilleurs grâce à des algorithmes autoapprenants. Mais Kieft rend son monde futur très crédible. La force de son livre réside dans la manière dont il nous montre que, malgré tous les changements, les discussions actuelles garderont à l’avenir leur pertinence.
Même dans sa fiction, Kieft ne parvient pas à se départir de ses réflexes d’historien. Le lecteur a parfois le sentiment que l’auteur s’efforce d’intégrer dans sa vision de l’avenir tous nos sujets de préoccupation actuels, depuis le dérèglement du climat jusqu’à la montée de l’extrême droite. Il en résulte que le développement de ses idées est quelque peu inégal. Mais ce foisonnement fait des Imparfaits ce qu’il est: un livre riche, plein de réflexions stimulantes, parfois très drôle, parfois inquiétant, souvent captivant. Kieft sait parfaitement composer une histoire où ne manquent ni les rebondissements ni les coups de théâtre. Tout en proposant au lecteur nombre d’éléments de réflexion sur la direction dans laquelle s’engage ou veut s’engager l’humanité.
Ewoud Kieft, Les Imparfaits (titre original: De onvolmaakten), traduit du néerlandais par Noëlle Michel, Actes Sud, Arles, 2022.
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