Un regard sur l’altérité: «L’éloquence de l’art dans la diplomatie»
Le ministère néerlandais des Affaires étrangères rassemble depuis les années 1950 une vaste collection d’art comprenant à ce jour environ 12 000 œuvres. L’Atelier néerlandais de Paris présente une sélection d’entre elles, choisies à partir de la question suivante: quelle histoire un ministère des Affaires étrangères souhaite-t-il raconter à travers sa propre collection d’art?
L’art est le meilleur garant de l’amitié entre les peuples, ainsi qu’en témoigne L’éloquence de l’art dans la diplomatie, exposition qui se déroule jusqu’au 18 juin à l’Atelier néerlandais à Paris. Vingt-trois artistes contemporains portent un regard sur l’Autre, sa différence et son rapport au monde, qu’ils nous invitent à ne pas voir comme une terre étrangère.
© Claire Felicie
Le prisme de l’art
L’idée est née à l’initiative de Friso Wijnen, conseiller en charge de la culture et de la communication au sein de l’ambassade des Pays-Bas. La présidence française de l’Union européenne était le prétexte propice à l’évocation des missions et du rôle du ministère néerlandais des Affaires étrangères «au travers du prisme de l’art», souligne Friso Wijnen. À la différence de son équivalent français, ce ministère dispose d’une importante collection. Débutée dans les années 1950, celle-ci compte près de 12 000 œuvres, visibles pour la plupart à l’étranger dans 300 ambassades et résidences, ainsi qu’à l’OTAN. Sans prédilection d’époque, la collection regroupe en toute logique des artistes néerlandais ou des personnalités diverses entretenant des liens avec les Pays-Bas.
La tragédie au-delà des images
Durant les vingt-cinq dernières années, les acquisitions se sont plus volontiers portées sur la création contemporaine et plus particulièrement sur la photographie. L’exposition s’en fait l’écho, exception faite de Salomon Jacob van Ruisdael (1600/1603-1670), l’aîné de cette fratrie de cœur à laquelle revient le devoir d’éloquence inséparable de la diplomatie. Son Paysage d’hiver annonce l’omniprésence de l’eau, l’un des thèmes majeurs de l’exposition.
Philippien Noordam, commissaire et conservatrice, a multiplié dans sa sélection les œuvres dotées d’un double sens de lecture
Rien n’est totalement serein dans ces paysages contemporains présentés. La mer calme de Le Herald of Free Enterprise de l’artiste belge Gert Jan Kocken (° 1971) est moins paisible qu’il n’y paraît pour avoir été le théâtre d’un naufrage mortel où 192 personnes ont péri. En invoquant le climat, cette image empruntée à la série des Lieux de désastre actualise les débats sur le changement climatique et les interrogations d’un monde en devenir.
© J. Banning
La commissaire et conservatrice de la collection, Philippien Noordam a multiplié dans sa sélection les œuvres dotées d’un double sens de lecture auquel se prête Jeune fille marocaine avec un formulaire de demande de cours d’intégration à la fenêtre fermée (2012) du photographe Jan Banning (°1954). L’artiste reprend à la lettre le célèbre tableau de Vermeer, La liseuse à la fenêtre, dans lequel la fenêtre était cependant ouverte. Aux antipodes du thème galant de la missive explicitement amoureuse, Jan Banning dénonce la brutalité parfois glaçante du parcours des migrants en quête d’un pays d’accueil.
© G.-J. van Rooij
Fleurs sauvages (2015) peint par Ronald Ophuis (°1968) suscite aussi une double interprétation. La facture dense accumule la matière sur laquelle se détache la fragilité des pétales roses. La gestuelle tourmentée et les tonalités nocturnes se comprennent mieux lorsqu’on sait qu’elles fleurissent sur le lieu du massacre de Srebrenica perpétré durant la guerre de Bosnie-Herzégovine.
De ce terrible génocide, les Pays-Bas ont été jugés partiellement coupables par la cour d’appel de La Haye. La commissaire n’a pas craint d’affronter la réalité en abordant les questions et bien plus encore les difficiles réponses que peut susciter la politique étrangère.
L’humanité sensible
Au paysage auquel renvoient les thèmes de la Terre et de l’Eau succèdent les visages et les corps émouvants de la partie intitulée L’Homme/Identité. Les triptyques Arnold, Luke, Pascal et Jeffrey de la série Here are The Young Men ne retiennent que les visages des marines de l’armée d’élite qui a pris part au conflit en Afghanistan. Claire Felicie (°1966) dont le fils est entré dans les marines en 2008, a voulu les immortaliser avant, pendant et après leur mission. Elle les a suivis, comme elle avait suivi les opérations de femmes soldats dans le Kurdistan pendant la guerre en Iraq. Dans ses photographies noir et blanc, le cadrage est serré. Rien ne distrait de ce face à face avec la réalité des combats et la peur d’y perdre la vie. Il ne s’agissait pas simplement de saisir une expression fugitive mais la transformation intérieure.
© C. Lukassen
Colette Lukassen (° 1967) capture aussi l’au-delà des apparences avec Emma, fille née garçon. Âgée de 14 ans, l’adolescente confond nos regards qui cherchent en vain les indices imperceptibles d’une masculinité. Le portrait est au cœur de son œuvre comme il l’est dans la série Children of Seven de Celine van Balen (° 1965). À la fin des années 1990, la photographe débute sa galerie de portraits de jeunes filles issues de l’immigration. Le port obligé du voile s’oublie, concurrencé par l’incroyable présence de ces visages monumentalisés par la vue rapprochée et les formats monumentaux.
Le thème tel que l’aborde Claire Felicie, Celine van Balen et Colette Lukassen se situe dans la droite ligne de la straight photography, photographie objective, dépourvue d’artifice. La frontalité et l’anonymat des modèles veulent démontrer l’innocence du medium photographique, vecteur d’absolue neutralité. L’humanité affleure pourtant en dépit d’une apparente inexpressivité. Objectivité n’est pas indifférence. L’intimité est l’autre garant de l’humanité dans toute sa vérité, lorsque Martijn van de Griendt (° 1970) surprend Luka dénudé au milieu de draps chiffonnés.
© M. van de Griendt
La confusion des langues
Pas d’éloquence sans littérature comme nous le rappelle au seuil de l’exposition le portrait de Remco Campert par Robin de Puy (° 1986). La benjamine de cette saga artistique immortalise le poète lauréat du prix des Lettres néerlandaises, le plus prestigieux de la littérature néerlandophone. La communication s’établit aussi par le corps pour Wim Emmerik (1940-2015), écrivain néerlandais qui dans une vidéo, traduit ses poèmes en langue des signes, l’un de ses modes de communication privilégiés.
Les Pays-Bas ont fait figure de pionniers en plaçant un poème de l’écrivain en langue des signes sur les murs de la ville de Leyde le 17 octobre 2017. Achetée par le consulat général des Pays-Bas à Atlanta, ville natale de Martin Luther King, la vidéo exposée à Paris est dotée de sous-titres en français, possible allusion à la première école pour sourds-muets créée à Paris au XVIIIe siècle. Elle nous rappelle par ailleurs que le français a été pendant deux cents ans la langue de la diplomatie. En choisissant le «prisme de l’art», l’éloquence repousse les limites de la langue de la diplomatie faisant de celle-ci un langage universel.
L’éloquence de l’art dans la diplomatie, Atelier néerlandais, Paris, jusqu’au 18 juin 2022