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société

Un regard vers 2050

Par Hans Vanacker, traduit par Philippe Noble
23 octobre 2024 10 min. temps de lecture

Avec le numéro 2 de 2024, la passionnante aventure de Septentrion prend fin, au bout de cinquante-trois ans d’existence. Le site les plats pays reprend définitivement le flambeau. Hans Vanacker, désormais proche de la retraite, a entamé ses fonctions de secrétaire de rédaction de Septentrion il y a quelque trente-cinq ans. En guise d’adieu, il aurait bien voulu porter un regard sur le passé, mais nous lui avons demandé de le tourner plutôt vers l’avenir. À quoi devrait ressembler, selon lui, le monde des langues et de la culture dans le futur?

Un défi excitant, certes, mais un vaste programme. En réfléchissant à ce que j’allais écrire, j’ai fait défiler les personnes et les sujets les plus divers. Mais j’ai vite compris que je devrais me limiter. Je m’en excuse auprès de tous ceux qui, dans l’avenir, pourront jouer un rôle important, mais que je ne convoque pas ici. Pour ne citer parmi eux qu’une catégorie, je pense aux traducteurs, ces inégalables passeurs de culture dont le rôle ne cessera de croître en importance dans le monde de demain, en dépit de toutes les innovations technologiques et de tous les programmes d’I.A.

Ce qui m’a frappé, c’est que deux années s’imposaient à moi comme points de repère, non seulement 2024, mais aussi 1989. Dans l’utopie que j’allais écrire, je risquais de mesurer bien des choses à l’aune de l’année où j’avais endossé la responsabilité rédactionnelle de Septentrion. Nostalgie déplacée, car dans l’intervalle les Plats Pays ont connu nombre de changements positifs. Pourtant il y a un fait que je ne puis passer sous silence (et ce faisant, je déborde du cadre de la langue et de la culture, je le sais): certaines évolutions sociales me préoccupent fortement, pour ne pas dire qu’elles m’effraient. Par exemple la facilité avec laquelle le racisme, même sous sa forme la plus grossière, est devenu «bon ton» dans de larges parts de la société.

J’ai hésité longuement avant de choisir l’année où donner forme à mon monde idéal. J’ai fini par m’arrêter sur 2050. J’aurais pu prendre une date plus rapprochée, mais avec un quart de siècle, je donne aux Plats Pays assez de temps pour s’efforcer de coïncider avec mon utopie. Mais mon choix a aussi une raison statistique. En 2050, il y a peu de chances que je sois encore en vie. Personne ne pourra me confronter d’un ton moqueur à mes rêveries par trop idéalistes de 2024.

La résurrection des polyglottes

Mon utopie tourne autour d’une idée fondamentale, celle de l’ouverture ou, plus exactement, de l’ouverture culturelle. L’épanouissement d’une atmosphère d’ouverture culturelle suppose à mes yeux une condition indispensable: le plurilinguisme. Je ne veux pas dire par là qu’il faille obliger les enfants à parler deux langues dès leur plus jeune âge; il s’agit plutôt de comprendre et de parler plus d’une langue étrangère à côté de sa langue maternelle. Où, quand et comment on aura appris ces langues, la question me semble comparativement moins importante.

La connaissance de plusieurs langues comporte de grands avantages. Beaucoup penseront spontanément au marché du travail. Mais il est un autre avantage, malheureusement impossible à mesurer, mais qui n’en est pas moins important. Car si la langue a cessé depuis longtemps d’être gansch het volk (1), toute langue est par moments sous-tendue par une atmosphère, un biotope, un cadre de références spécifiques et un vécu culturel qui lui est propre. Quel enrichissement que de pouvoir lire ou entendre une information émanant d’une autre aire linguistique, dans l’idiome même de cette aire! Ou tout simplement de lire un roman en langue originale. On apprend de la sorte à saisir des nuances importantes, à mieux pénétrer des formes de pensée et de sensibilité particulières, à mieux les comprendre. Les préjugés s’effacent, allant jusqu’à créer un espace propre à l’empathie.

Oui, j’ose espérer qu’en l’an 2050 il y aura plus de Belges et de Néerlandais polyglottes qu’aujourd’hui. Vain espoir, sans doute, car il est fort probable que la prédominance de l’anglais se soit encore accrue. Sans vouloir faire tort en aucune manière à la langue de Shakespeare, cette prédominance a des inconvénients indéniables.

Prenons d’abord l’exemple des Pays-Bas. Le cadre de référence culturel y est en train de se réduire comme une peau de chagrin. Cela saute aux yeux chaque fois que l’on regarde un programme culturel à la télévision néerlandaise. Des artistes influents – écrivains, peintres, sculpteurs, acteurs et autres – citent avec enthousiasme des livres, des films, des œuvres d’art, etc., du monde anglo-saxon. On dirait que tous les autres domaines culturels ont disparu de la surface de la terre. Et il y a un second problème. Même si des voix s’élèvent de plus en plus souvent pour redonner une place prépondérante à la langue nationale dans les universités et hautes écoles néerlandaises, le haut degré d’anglicisation de l’enseignement supérieur risque d’entraîner un appauvrissement de la langue scientifique néerlandaise.

Aux Pays-Bas, le cadre de référence culturel est en train de se réduire comme une peau de chagrin

La Belgique est plutôt un cas à part. On pourrait s’attendre raisonnablement à ce que les habitants d’un pays plurilingue le soient eux-mêmes. Mais aujourd’hui bon nombre de jeunes Flamands et Wallons ne peuvent se comprendre qu’en passant par l’anglais. Bien que tout élève flamand ait encore l’obligation d’apprendre le français dès sa cinquième année d’école primaire, la connaissance de la langue de Voltaire régresse rapidement dans le nord du pays. Côté wallon, la situation est, si possible, encore plus préoccupante. Il existe aujourd’hui encore un groupe important d’élèves wallons qui peuvent achever leur scolarité sans avoir jamais lu un traître mot de néerlandais. Mais, en songeant à 2050, j’entrevois une lueur d’espoir. Les autorités wallonnes ont décidé de faire du néerlandais langue étrangère une matière obligatoire dans l’enseignement primaire et secondaire à partir de l’année scolaire 2027-2028. Si cette mesure n’est pas rapportée entre-temps, ce n’est ni plus ni moins qu’une révolution pour la Wallonie.

Dans cet appel au plurilinguisme, j’inclus volontiers la région du Nord – Pas-de-Calais. Dès le début, cette région a fait l’objet d’une grande attention de la part de l’institution culturelle éditrice de Septentrion. J’ai toujours été étonné d’y constater un tel manque d’enthousiasme pour l’apprentissage du néerlandais, alors que la région est limitrophe de la Flandre belge et que la connaissance de cette langue constituerait un avantage indéniable.

Dans mon appel au plurilinguisme, j’inclus volontiers la région du Nord - Pas-de-Calais

Au risque de me rendre coupable d’un raccourci hâtif, voire d’une sortie de route, j’ai acquis au fil des ans la nette impression d’être en présence d’un cercle vicieux. Beaucoup de «Nordistes» français, même ceux qui s’intéressent à la Flandre, sont peu enclins à apprendre le néerlandais. La langue a la réputation d’être tellement difficile, n’est-ce pas? Les autorités (locales) ne déploient guère d’initiatives et engagent de bien faibles moyens pour favoriser l’étude du néerlandais. Pourquoi le faire, puisque personne ou presque ne s’intéresse au néerlandais? Qui aura, d’ici à 2050, rompu ce cercle vicieux?

Finis les nombrilistes

Un plaidoyer en faveur d’un supplément d’ouverture culturelle, d’empathie par-delà les frontières linguistiques et politiques, faisant fi de clichés et de préjugés de toutes sortes? Un appel à un regain d’intérêt et de compréhension pour les citoyens d’autres pays, les habitants d’autres aires linguistiques? Ou même – allons plus loin et n’ayons pas peur des grands mots – un appel à un surplus de cosmopolitisme? En toute honnêteté, j’ai conscience de me livrer à ce plaidoyer sous une bien mauvaise étoile. Le contexte de nos sociétés s’y prête de moins en moins. L’internationalisation, porteuse de tant de possibilités, a eu dans beaucoup de domaines linguistiques et en particulier dans celui des Plats Pays un effet diamétralement opposé. Bien des gens se sentent apparemment menacés dans leur sublime identité. Situation ayant fréquemment un effet secondaire particulièrement désagréable. Or la notice est claire: il est très difficile de combattre ces effets secondaires. On n’a qu’à laisser évoluer la maladie. Je crains que cela ne prenne pas mal de temps.

Les Plats Pays eux aussi sont confrontés à une forme préoccupante de nombrilisme culturel

Néerlandais et Flamands eux aussi, ou du moins un grand nombre d’entre eux, semblent avancer avec des œillères. Leur biotope et leur vision de la culture ne s’étendent pas au-delà de leur pays, de leur domaine linguistique, de leur province, de leur rue. On le remarque dans les conversations quotidiennes, dans le traitement de l’information par le gros des médias, dans le langage de politiciens de plus en plus nombreux, et malheureusement aussi dans les choix électoraux. Faire craquer les limites de son cocon, c’est pour beaucoup d’individus, à l’évidence, une entreprise de plus en plus hasardeuse. Des influences étrangères? Non, merci! En un mot, les Plats Pays eux aussi sont confrontés à une forme préoccupante de nombrilisme culturel.

Le risque est donc bien réel que le monde de 2050, quelle que soit par ailleurs son apparence, ne ressente plus le besoin d’instituts culturels, ces lieux où un pays ou une communauté linguistique se présentent sans complexes à l’étranger. Pourtant je tiens à les mettre en avant comme pars pro toto de ce qu’on appelle aujourd’hui, d’un terme à la mode, la «diplomatie culturelle». Ils restent pour moi le lieu par excellence de la rencontre et de l’enrichissement réciproque des cultures dans leurs formes les plus diverses – mais je reconnais qu’il s’agit d’une opinion peu nuancée, que tous ne partagent pas.

Il y a plus de dix ans déjà, la fermeture de l’Institut Néerlandais de Paris constituait un mauvais présage. J’ai assisté là, rue de Lille, à tant de présentations et de débats passionnants, où les cultures néerlandaise et française, et même les sociétés des deux pays, s’exploraient mutuellement avec un intérêt croissant, apprenaient à se comprendre et à s’estimer. C’est là que j’ai appris à apprécier plus encore ce moment magique où une culture ose se frotter à l’autre et où des influences s’exercent dans les deux sens.

On a avancé une foule d’arguments pour justifier cette fermeture de l’Institut Néerlandais, mais c’était surtout une affaire de gros sous. Il revenait trop cher à l’État néerlandais de maintenir ce prestigieux bâtiment en plein cœur de Paris dans le seul but de favoriser des échanges culturels. La réaction ne s’est pas fait attendre. Quelques années après l’extinction des lumières rue de Lille, la Maison Descartes, le célèbre établissement culturel français d’Amsterdam, fermait ses portes à son tour. Soit dit en passant, l’Institut Néerlandais possédait une grande bibliothèque, riche notamment en livres pour enfants et adolescents. Ses collections ont été transférées à l’université de Lille («Lille III» à l’époque). Au départ, l’université avait de grands projets pour leur présentation et leur mise en valeur. Mais ils n’ont jamais trouvé de traduction concrète.

Autre exemple: la maison flamando-néerlandaise deBuren à Bruxelles. La capitale multiculturelle et multilingue de l’Europe dispose avec deBuren d’un bel édifice récemment rénové où Pays-Bas et Flandre pourraient, sous quelque forme que ce soit, engager le dialogue avec les cultures francophone, anglo-saxonne, allemande, arabe, et tant d’autres. De superbes occasions d’échanges culturels, imagine-t-on spontanément. Pourtant, chez deBuren, Néerlandais et Flamands préfèrent le plus souvent se parler entre eux.

Mais, s’agissant de Bruxelles, je me garde de rester sur une note trop cynique: à un jet de pierre de deBuren se trouve la maison internationale des littératures Passa Porta, une initiative conjointe des communautés francophone et flamande de Belgique. Depuis des années, Passa Porta pratique activement la pollinisation croisée. Prose, poésie et essai permettent aux nations ou communautés linguistiques les plus diverses de s’y rencontrer. Je regrette d’y aller moi-même trop peu souvent – mais rien de tel qu’une visite à Passa Porta pour se sentir bien. Peut-être puis-je exprimer l’espoir qu’en 2050 des Passa Porta grandes ou petites auront vu le jour?

Unique

Pour conclure, je me tourne vers l’institution culturelle pour laquelle, au moment de mon départ en 2025, j’aurai travaillé durant plus de trois décennies et demie. Évidemment, je regrette que la revue Septentrion prenne également sa retraite, et qu’elle le fasse même quelques mois avant moi. Mais les temps changent et je conçois parfaitement que notre site les plats pays offre un plus large éventail de possibilités qu’une publication sur papier.

J'espère qu'en 2050 les autorités gouvernementales et les plus hautes sphères de notre institution culturelle auront enfin pris conscience de l'unicité de nos médias en langues étrangères

Je souhaite à Évelyne, ma collègue responsable des plats pays, tout le succès possible. Et j’espère qu’en 2050, les personnes responsables de la gestion quotidienne de notre institution, quelles qu’elles soient, restent persuadées de l’immense intérêt de médias présentant le monde néerlandophone en langue étrangère. Ce sont précisément ces médias qui font de nous, depuis des années, un cas unique. Et j’espère tout aussi ardemment que la conviction de cette unicité aura enfin pénétré les plus hautes sphères – celles de notre institution culturelle et celles des autorités gouvernementales.

1. Tout le peuple. Nom donné en 1834 par le Flamand Prudens Van Duyse à la société littéraire qu’il avait fondée.
HV

Hans Vanacker

secrétaire de rédaction de Septentrion

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