L’auteur qui renonce à sa langue, change-t-il d’identité? Un peuple est-il en pleine décadence dès qu’il ne croit plus à sa langue?
Il en est du langage comme du temps chez saint Augustin: Vous savez ce que c’est tant que personne ne vous pose la question. Mais vous êtes bien en peine dès qu’on vous le demande, d’expliquer ce qu’est exactement le langage. Nous sommes tous aussi bien des experts que des ignorants en matière de langue. Parce que nous baignons dedans. Il n’y a pas que le philosophe, comme le dit Nietzsche, qui soit pris dans les rêts du langage : nous sommes tous prisonniers de ce filet.
Je suis un sentimentaliste des langues régressif.
La langue, outil du langage, constitue notre expérience quotidienne, peut-être la plus quotidienne mais aussi la plus étrange. Personne d’entre nous ne possède une langue, personne ne la possède complètement. À ma mort, la langue ou les langues dans lesquelles j’ai vécu me survivront. On peut comparer le fait de tenter toute notre vie de maîtriser notre langue à celui d’installer son camp près d’un glacier lors d’une ascension vers un sommet qu’on n’atteindra jamais.
Il y a grosso modo deux conceptions du langage. La première considère celui-ci comme un moyen d’exprimer des idées. Il est un habit dont nous revêtons les choses, un vecteur de notre pensée. Selon cette conception, les réalités et les pensées sont considérées comme préexistantes à leur expression. Nous essayons alors d’établir une relation univoque entre la pensée et la parole, entre la réalité et le langage. Le langage doit rendre et refléter cette réalité de manière adéquate.
Il existe une autre conception, «romantique», qui veut que nous exprimions dans le langage notre monde intérieur.
Dans le langage, dans la parole, nous devenons ce que nous sommes, nous devenons nous-mêmes, nous disons «je». En bredouillant, puis en parlant, nous donnons un sens et une signification à notre propos, nous mettons en ordre la réalité, nous créons le monde. «Nous ne pouvons comprendre qu’un monde que nous avons nous-mêmes fait», écrivait Nietzsche. Je pourrais paraphraser en disant: Nous ne pouvons comprendre qu’un monde que nous énonçons. Cette conception n’implique aucune relation univoque entre le langage ou la langue et la réalité.
Ces deux conceptions du langage pourraient se rattacher à la question de savoir si c’est la langue qui détermine la pensée ou l’inverse. Je crois que la langue ne détermine peut-être pas notre pensée ou notre façon de voir la réalité, mais l’influence certainement. Quand je parle français, je ne suis pas tout à fait le même que lorsque je parle néerlandais. Je suis donc davantage un romantique qu’un instrumentaliste sur le plan linguistique. Que cela soit bien clair. Pour un romantique, la langue est importante, voire essentielle: elle est l’épine dorsale de l’identité, tant pour les individus que pour les groupes ou les communautés. En tout cas, pour les romantiques la langue n’est pas une monnaie ou un moyen d’échange. Pour leurs adversaires, ce sont des «sentimentalistes des langues», expression à laquelle ils ajoutent souvent l’épithète «régressifs». Et bien, je suis un sentimentaliste des langues régressif.
Prenons l’exemple de l’écrivain roumain Émil Cioran. Il est arrivé en 1937 à Paris avec une bourse de l’Institut Français de Bucarest. Il y est resté. Son premier ouvrage en français, Précis de décomposition, est paru en 1949. Il l’a réécrit quatre fois et n’a jamais fait mystère du mal que le français lui avait donné. Comme Nabokov et Conrad avant lui, ou Kundera après lui, Cioran a donc abandonné sa langue maternelle au profit d’une autre langue. Les explications qu’il a fournies au sujet de ce changement méritent notre attention. Celui qui renonce à sa langue, change d’identité, affirme-t-il, il se rend coupable d’une trahison héroïque. Pour un écrivain, changer de langue c’est comme écrire une lettre d’amour avec un dictionnaire. Curieusement, il a reconnu un jour qu’un véritable écrivain s’enferme dans sa langue maternelle: il se limite, par légitime défense, car rien ne détruit plus le talent qu’une trop grande ouverture d’esprit. Allant plus loin encore, Cioran ajoute qu’un peuple est en pleine décadence, il est hors circuit dès qu’il ne croit plus à sa langue, dès qu’il cesse de penser qu’elle est la forme suprême d’expression, la langue même.