Un solide coup de pédale
Qui dit course dit Flandre, et vice-versa. Mais la course est-elle vraiment aux Flamands («à nous»), comme l’affirme le slogan d’un journal flamand? Récemment, le journaliste et fan de vélo Rik Van Puymbroeck s’est adressé à sa propre âme de Flandrien et a cherché une réponse: le cyclisme est-il dans l’ADN de la Flandre?
Encore un jour, et c’est le circuit dit Omloop Het Nieuwsblad. À partir d’aujourd’hui, les rédactions sportives des journaux vont abonder pendant plus de quarante jours d’informations sur les coureurs, de récits d’autrefois et de maintenant, de supputations, de réflexions d’avant-course, de souvenirs, de récits de crevaisons ou autres coups de malchance, d’images de moments glorieux – tout cela gravitant autour de nos héros. Cela ne s’arrêtera qu’avec Paris-Roubaix et ses célèbres pavés.
Cette frénésie du vélo, il faut être né en Flandre pour la vivre. Enfant, on voyait Bonne-maman – non, pas Bon-papa, Bonne-maman! – bondir de son fauteuil quand Walter Godefroot s’envolait en solitaire vers la victoire. On entendait à la radio Jan Wauters commenter, d’une voix qui cahotait sur les pavés, une attaque d’Edwig Van Hooydonck dans le Bosberg. Et puis Eddy Merckx, bien sûr. Avec, à la TV, le jubilatoire Eddy, Eddy, Eddy dans la bouche de l’exubérant commentateur Fred De Bruyne, lui-même ancien champion.
Nous piquions un sprint vers la maison (nous «étions» Eddy Merckx, Freddy Maertens, Roger De Vlaeminck) pour aller voir l’arrivée de Milan-Sanremo. Les forces décuplées par le rêve («Moi Aussi, Je Serai Coureur!»), nous regardions tricoter nos jambes, mollets bandés, nous écoutions le sifflement des roues qui fendaient l’air et faisaient tournoyer les reflets du soleil dans les rayons de notre belle machine de marque Raleigh. Toutes les années de notre vie sont liées à des victoires dans des classiques ou dans un Tour. L’été 1976 fut caniculaire, mais fut avant tout celui du Tour de France remporté par Lucien Van Impe.
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L’année 1978 était celle de notre communion solennelle, mais surtout celle de la fin de carrière d’Eddy Merckx. Davantage que les formations de gouvernements, que les prix Nobel de littérature, la guerre des Malouines ou le décès du pape Jean Paul II, le Flamand a retenu les noms des vainqueurs du Tour de France 1974, du Tour des Flandres 1982 ou du championnat du monde 2005.
Les temps changent. Des Danois gagnent l’ Omloop, des Britanniques la Grande Boucle. Le Kazakhstan et le Bahrein sponsorisent des équipes. Mais une appellation subsiste encore toujours: celle de «Flandrien», que l’on doit au journaliste et organisateur Karel Van Wijnendaele. D’après Wikipedia, un Flandrien est un coureur cycliste qui durcit une course en attaquant sans relâche et en se donnant constamment à fond jusqu’à l’épuisement. Le terme «Flandrien» a été de tous temps l’apanage des coureurs flamands. Yves Lampaert, détenteur du trophée 2019, en est la dernière incarnation en date.
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Mais la course a changé de visage. Lampaert est amené sur la ligne de départ dans un bus ultramoderne, roule sur un vélo de 15.000 euros et ne gagne pas tout. Ses chefs de file parlent anglais, car l’équipe est une véritable mosaïque de nationalités.
Cela n’empêche pas les Flamands – Belges – d’englober tous les coureurs dans leur affection. Tous, il sont emballés.
L’écrivain flamand Tom Lanoye a écrit un poème intitulé Gent-Wevelgem. Traduisons-en un extrait: « …qui donc a le pouvoir de l’arrêter, de lui apprendre / ce qui convient, ce qui est mal / de l’empêcher d’arracher d’un solide coup de pédale / l’éclatante victoire, la consécration et la gloire? Béni sois-Tu, Dieu du vélo ». Le réalisateur Koen Mortier a tourné le film Engel (Ange), où il s’inspire des derniers jours de Frank Vandenbroucke. Le gourou des arts plastiques Jan Hoet a surnommé l’artiste Luc Tuymans «l’Eddy Merckx de la peinture». Même l’art ne peut se passer de faire référence à la course cycliste.
Et puis, il y a les routes flamandes, les “monts” de Flandre, “nos cols à nous” en quelque sorte, “nos” raidillons et leurs pavés, dont certains, pour les besoins de la course précisément, ne seront jamais remplacés. Pas question, en tout cas, d’asphalte ou de béton. L’homme politique qui déciderait d’asphalter le “Koppenberg” signerait sa propre exclusion et n’aurait pas huit jours pour prendre la porte. Lorsque le “mur” de Grammont a été rayé de la finale du Tour des Flandres, cela a fait la Une du journal télévisé. S’ensuivirent des manifestations. Des cyclistes professionnels ont donné leur avis. L’organisateur a maintenu sa décision, mais a tout de même dû aménager quelque peu le Mur.
C’est peut-être bien là que se trouve la clé de l’engouement de la Flandre pour “la petite reine”. La course cycliste est à la Flandre ce que sont au Français le foie gras, à l’Américain les armes en vente libre, à l’Allemand l’absence de limitation de vitesse sur les autoroutes. On ne touche pas.
Quid de demain? La presse flamande est confiante: “Nos champions sont fin prêts”.