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histoire, littérature compte rendu

Un tour du monde en sandales: «De wereldwandelaars» de Wim Willems

Par Marnix Verplancke, traduit par Ludovic Pierard
15 juin 2021 5 min. temps de lecture

À l’aube de la Première Guerre mondiale, trois amis néerlandais sont convaincus de pouvoir œuvrer à un monde meilleur. Leur stratégie? Faire le tour de la planète à pied pour propager le message socialiste en esperanto. Naïfs? Peut-être, mais aussi sympathiques.

Le matin du 16 juillet 1911, les passants qui flânent sur l’Amsterdamse Dam assistent à un curieux défilé, ouvert par un homme brandissant un panneau présentant en grandes lettres «De Wereldwandelaars» (les marcheurs du monde), comme s’il annonçait un spectacle de cirque. Il est suivi de trois jeunes hommes chaussés de sandales, canne à la main, chapeau sur la tête et écharpe verte tombant sur la poitrine, sur laquelle est également brodé le nom de leur groupe.

Etonné, vous vous seriez sans doute arrêté au bord de la route en vous demandant ce qui se tramait, et c’était bien le but recherché, car si Bram Mossel, Frans van den Hoorn et Gerard Perfors avaient l’intention de faire le tour du monde à pied en huit ans, ils cherchaient également à récolter de l’argent en vendant des cartes illustrées de leurs portraits. Et pour y parvenir, rien de tel qu’un peu d’extravagance.

Bram, Frans et Gerard se présentaient eux-mêmes comme des idéalistes. Ils ne mangeaient pas de viande, ne buvaient pas d’alcool, croyaient au pacifisme et à l’utopie socialiste, et ils espéraient, lors de leur périple, se débrouiller avec l’esperanto, une langue internationale imaginée par l’ophtalmologue judéopolonais Leyzer Zamenhof quelques décennies plus tôt, en supposant que les êtres humains oublieraient leurs différences nationales s’ils parlaient une langue commune.

Les marcheurs du monde n’avaient encore jamais franchi la frontière ni même fait une longue randonnée

Leur objectif n’était pas seulement d’explorer le monde, mais aussi d’écrire des articles pour faire découvrir d’autres cultures aux lecteurs néerlandais. Au début du XXe siècle, le monde semblait en effet encore bien plus vaste qu’aujourd’hui. Les gens quittaient à peine leur terre natale, et tout ce qu’ils savaient de l’extérieur, c’était par ouï-dire. Une réalité à laquelle n’échappaient d’ailleurs pas nos trois marcheurs, qui n’avaient encore jamais franchi la frontière de leur pays, ni même campé ou fait une longue randonnée. Leurs pieds furent donc rapidement ravagés par les cloques.

Historien et écrivain, Wim Willems a retrouvé la trace de l’histoire des trois marcheurs du monde grâce à une lectrice, qui, après avoir lu un de ses articles consacré aux Perfors, la famille de sa mère, avait immédiatement fait le lien avec Gerard Perfors. Elle avait retrouvé dans son grenier une malle pleine à craquer de souvenirs du périple entrepris jadis par ce dernier, expliqua-t-elle à Wim Willems, ce qui pourrait l’intéresser puisqu’il était un lointain parent. Elle ne s’était pas trompée.

Wim Willems replace les marcheurs dans un monde au bord d’un immense chamboulement

Dans De Wereldwandelaars, un ouvrage joliment écrit, qui captive l’imagination et se lit facilement, Wim Willems brosse un portrait fascinant de Bram, Frans et Gerard, tout en les replaçant dans un monde au bord d’un immense chamboulement. Partout résonnaient le socialisme et ses promesses dont les trois marcheurs raffolaient et qui, six ans plus tard, mèneraient à une énorme révolution en Russie. À cette perspective d’avenir rose s’opposait toutefois la réalité vécue en Europe centrale, où craquaient l’empire des Habsbourg, à bout de souffle après six siècles d’existence, et un empire ottoman en tout aussi mauvaise santé. À Vienne et à Budapest, les marcheurs découvrirent, ébahis, les tensions ethniques opposant les différents peuples, qui ne s’accordaient que sur un seul point: la nécessité de s’attaquer au problème juif. Dans les Balkans, les guerres civiles qui faisaient rage les obligèrent presque à suspendre leur voyage.

En outre, le monde dans lequel ils évoluaient n’était généralement que peu porteur d’espoirs pour des fils d’ouvriers tels que Bram, Frans et Gerard. Vous appreniez un métier et travailliez pour un patron le restant de votre vie. Un point, c’est tout. D’après Willems, si les trois personnages de son livre connurent une vie différente, ce n’est pas dû qu’à leur curiosité, mais aussi aux personnes qu’ils rencontrèrent, comme Jan Ligthart, un maître renommé dont Frans suivit les cours, ou encore Herman Gorter et Henriette Roland Holst, dont Gerard appréciait les conférences.

À l’époque, les intellectuels endossaient volontiers un rôle public et n’hésitaient pas à recevoir des gens personnellement. C’est ainsi que, dès le premier soir de leur voyage, les trois marcheurs firent halte à Hilversum pour rencontrer Ferdinand Domela, l’homme qui avait permis au mouvement socialiste de s’épanouir aux Pays-Bas. Le jour suivant, ils étaient reçus à Soest par Felix Louis Ortt, un jeune noble à la tête du mouvement végétarien national qui, suivant l’exemple de Tolstoï, préconisait un mode de vie sobre, prenait chaque jour un bain sur son balcon et estimait que l’alcool ne menait qu’à la débauche sexuelle, qu’il entravait l’élévation morale de l’humanité et qu’il valait donc mieux l’éviter.

Les marcheurs adoptèrent avec enthousiasme ce puritanisme d’Ortt, qui les incita à décrire Budapest, avec un certain dégoût, comme un lieu rempli de perversion. Les marcheurs furent ensuite rejoints par Marie Zwarts, la dulcinée de Gerard, qui prit le train pour les retrouver à Vienne après huit mois de marche.

Les quatre marcheurs ne verront pas grand-chose du monde, mais leur aventure ne fut pas pour autant un échec

Désormais quatre, les compagnons ne virent finalement pas grand-chose du monde. Leurs pérégrinations prirent fin en 1913 en Palestine. Gerard et Marie s’installèrent à Jérusalem, tandis que Bram et Frans se fixaient dans une colonie juive, où ils muèrent en un rien de temps en sionistes, abandonnant leur pacifisme pour proclamer qu’il valait mieux tirer sur un arabe agressif qu’à côté. Lorsqu’éclata la guerre un an plus tard, Marie, Gerard et Bram retournèrent aux Pays-Bas. Frans tarda trop et se retrouva coincé en Palestine, où il fondera finalement une famille avec une femme russo-juive, travaillant comme jardinier jusqu’à la fin de sa vie.

Frans ne retournera qu’une seule fois aux Pays-Bas, écrit Wim Willems, qui suit les marcheurs jusqu’à leur mort et qui a même rencontré leurs enfants en Israël et en Australie. C’était en 1923, lorsqu’il rendit visite à sa famille et à des amis, ce dont témoigne la photo la plus expressive du livre richement illustré qui leur est consacré. Frans paraît dix ans de plus que son âge, Marie est appuyée contre un arbre, peut-être si épuisée qu’elle tomberait sans cet appui, tandis que Gerard regarde droit devant lui, l’air un peu hébété. «Sadder but wiser» (plus tristes, mais plus sages), commente Wim Willems, qui remarque que seul Bram se tient assis à côté d’eux comme s’il était prêt à bondir à tout moment, probablement parce qu’il surveillait scrupuleusement le déclencheur automatique de son appareil photographique.

Wim Willems refuse pourtant de qualifier leur aventure d’échec. Il admire trop leur idéalisme. D’ailleurs, nombre des idéaux auxquels ils aspiraient, et qui leur valut d’être régulièrement accueillis au cours de leur périple avec hostilité, voire avec violence, sont aujourd’hui devenus un bien commun. Ce qui, bien entendu, aurait sans doute aussi été le cas sans eux. Mais certainement pas sans tous ces autres idéalistes qui ont œuvré à un monde meilleur.

Wim Willems, De wereldwandelaars. Een verbond van idealisten, Querido, Amsterdam, 2020.
Marnix Verplancke

Marnix Verplancke

journaliste littéraire

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