Un trait d’union: la collaboration de Carl Norac avec les illustratrices Ingrid Godon et Gerda Dendooven
Tant du côté néerlandophone que francophone, la Belgique a une riche tradition en matière de littérature jeunesse. Ses institutions littéraires étant ainsi faites, les acteurs de ce milieu tendent à évoluer dans des univers distincts en fonction de la langue parlée. Certains s’emploient cependant à défier cette logique linguistique. C’est le cas de Carl Norac qui collabore fréquemment avec des artistes de Flandre. Arrêt sur son travail avec les Flamandes Ingrid Godon et Gerda Dendooven.
C’est à Ostende que nous avons retrouvé Carl Norac, poète belge originaire de Mons, dont les aïeux étaient venus de Flandre. Il a vécu vingt ans en France (de 1999 à 2019) avant de revenir «chez lui», en Flandre-Occidentale. Poète national entre 2020 et 2022, cet écrivain voyageur n’a de cesse d’aller à la rencontre de cultures diverses. Ce dialogue avec l’autre le pousse à construire souvent des œuvres à quatre mains. Quand il confie ses textes à un illustrateur ou quand il reçoit une image pour l’illustrer de ses mots, il est heureux de pénétrer l’univers d’un autre artiste. Nombreux sont les plasticiens, d’horizons multiples, qui ont ainsi croisé son chemin. Certains étaient belges, francophones (dont Kitty Crowther, Claude K. Dubois, Anne Herbauts, Gaya Wisniewski) ou flamands (notamment Klaas Verplancke, Kriestien Aertssen, Carll Cneut, Ingrid Godon, Gerda Dendooven). D’autres, français, italiens, canadiens, congolais, norvégiens…
Dès l’enfance, Carl a baigné dans un univers de mots et d’images et ses poèmes sont souvent inspirés d’un univers pictural ou musical, comme son livre Le maintien du désordre, proche des images de Francis Bacon ou d’Otto Dix.
© Philippe Thys
En 1988, une anthologie de poésie d’Hugo Claus provoque chez lui un choc violent qui le transforme. Il a souvent eu l’occasion de rencontrer celui qui est devenu son maître, véritable «géant des Flandres», un «flamingant francophile» selon ses propres mots, lui-même fasciné par Antonin Artaud. L’auteur du Chagrin des Belges a introduit Norac dans le milieu littéraire flamand et traduit ses livres. Très vite dans les années 1990, le poète francophone, déjà depuis longtemps lecteur attentif de Verhaeren ou de Rodenbach, est invité à Gand, au Poëziecentrum de Herman de Coninck, lors de soirées ouvertes aux poètes francophones.
Le monde comme horizon
C’est donc naturellement qu’il rencontre certains des meilleurs illustrateurs belges flamands dont il va savoir se faire apprécier. Quand on lui demande ce qui les différencie des illustrateurs francophones, il répond que les artistes de Flandre ont une vocation internationale, ils créent une œuvre qui voyage facilement d’Anvers à Amsterdam ou Bruxelles, mais aussi de Londres à New York, sont moins ancrés dans leur sphère linguistique que leurs concitoyens francophones. Seule Kitty Crowther semble, pour lui, suivre la même voie, mais elle a par ailleurs des origines anglaises et suédoises.
Carl Norac lui-même se sent proche des cultures belge (francophone comme flamande) et britannique, sans oublier son attachement aux arts d’Inde, d’Afrique, du Québec ou du Grand Nord. Entre le non-sens d’Edward Lear et le surréalisme belge, l’humour et la dérision qui ne nient en rien l’émerveillement et la tendresse, l’ancien Poète national est attaché aux images éblouissantes que lui offrent les illustrateurs des deux côtés de la frontière linguistique.
Son travail avec Ingrid Godon et Gerda Dendooven
Pour mieux comprendre cette attirance, il suffit de plonger dans certains de ses livres les plus récents. Ouvrons donc certains de ses albums coécrits avec les Ingrid Godon et Gerda Dendooven. Deux plasticiennes flamandes qui ont en outre participé à un des ouvrages collectifs de Norac, Je t’emmène en voyage.
Ingrid Godon est une complice de Carl Norac depuis longtemps. Ils ont réalisé ensemble huit albums, dont le plus récent Un ours et moi, et moi, et moi. Paru en français en 2016, l’ouvrage a été publié la même année chez Querido sous le titre Ik en de beer dans une traduction de Jacques Dohmen.
Fortement tournée vers la scène internationale, Ingrid Godon est notamment éditée à Londres chez Macmillan, où elle a d’ailleurs rencontré Carl Norac pour la première fois, et à Amsterdam chez Querido. Elle collabore essentiellement avec des auteurs néerlandophones, mais écrit également parfois ses propres textes. Ses œuvres de la maturité ont acquis une puissance visuelle hors du commun. Nous pensons particulièrement au livre Le banc au milieu du monde sur un texte de Paul Verrept (Le chapelier fou, 2019) et à son extraordinaire trilogie en collaboration avec Toon Tellegem: Ik wou, Ik denk, Ik moet.
Dans Un ours et moi, et moi, et moi, Ingrid Godon affine son style, entre minimalisme et sens du détail, expressivité et simplicité graphique. Le petit Léo au visage immense reflète son inquiétude profonde: «Tous les arbres me font de l’ombre! Ils doivent être fâchés contre moi».
La collaboration entre Carl Norac et Gerda Dendooven a quant à elle donné lieu à Vent d’hiver en 2017 (les éditions La Joie de Lire). L’album a paru sous le titre Winter Vuur dans la traduction néerlandaise de Michaël De Cock chez Lanoo la même année.
Dendooven a proposé à Norac de relever un défi comme il les aime: écrire un texte à partir de ses images sur l’hiver, avant de permuter les rôles et d’illustrer à son tour les mots du poète. Dans Vent d’hiver, Gerda Dendooven offre des images faussement naïves dont le rouge et le bleu, redondants sur la page blanche, réverbèrent les sensations de chaud et de froid et offrent des jeux subtils de superpositions, fidèles en cela à une écriture qui frise parfois l’absurde. «Quand j’ai froid aux yeux, tu ris».
Connue entre autres pour avoir illustré quelques albums de Bart Moeyaert, Gerda Dendooven, travaille rarement avec des artistes francophones. Son humour peu banal a attiré cependant un éditeur hors norme, Christian Bruel des éditions Être qui l’a fait connaître des lecteurs francophones.
En 2010, elle s’est associée à son amie Kitty Crowther pour réaliser à deux un timbre belge Europa: «le nez dans les livres, de neus in de boeken». Cette collaboration translinguistique est malheureusement rare en Belgique, la plasticienne précise pourtant que c’est «la meilleure manière de symboliser la Belgique. Je trouve dommage que Flamands et Wallons se connaissent si mal».
Des images poétiques
Ces deux albums issus de la collaboration de Carl Norac avec Ingrid Godon et Gerda Dendooven ont été l’occasion d’une belle rencontre, une véritable relation de confiance entre le poète et les illustratrices. Un ours et moi, et moi, et moi et Vent d’hiver nous entraînent entre rêve, phantasme et réalité. Les artistes ont fait écho aux mots de Norac, conscientes que l’image poétique se décline par le jeu des rythmes de la langue, mais aussi par celui des traits et des couleurs. Fidèles à leurs styles respectifs, elles ont toutes deux intégré l’écriture poétique dans leur univers visuel.
Les deux plasticiennes se sont immergées dans un monde nébuleux où la réalité semble se perdre, où la lumière se fait diffuse et où les formes paraissent disparaître dans un tremblement du trait. Cependant, leurs mises en page, leurs fonds d’image ou leurs techniques diffèrent.
Carl Norac aime depuis toujours partager ses rêves avec des illustrateurs, quelles que soient leurs origines culturelles. Sa lecture de leurs créations s’enracine dans ses propres choix esthétiques, imprégnés d’une tradition de non-sens, d’ouverture à l’étrange: une forme de «réalisme magique» belge. En effet, dans ces albums, la réalité est perçue de manière à la fois ludique, inquiétante et extravagante. Il serait intéressant de s’interroger sur la réception de ces ouvrages par les lecteurs, selon leurs aires culturelles. Une manière de questionner l’importance de l’enracinement géographique et linguistique ou de l’héritage socio-culturel dans leur perception des textes poétiques.
Un trait d’union
Carl Norac ne cesse de vouloir rapprocher les différents mondes culturels belges, allant jusqu’à affirmer: «Je vais sans doute vous étonner, mais je me sens bien plus l’enfant d’un paysage que d’une langue. Ou plutôt disons que la langue est ma lande. Aujourd’hui, je me sens ainsi “chez moi” dans un poème traduit du néerlandais davantage que dans un poème écrit par un auteur parisien».
Loin donc de ce qui nous oppose, ce sont sans doute nos points communs qui tissent entre nous des liens plus solides qu’on ne le pense habituellement. Chaque plasticienne a fait sienne les mots du poète, non parce qu’elles sont issues d’un monde culturel précis, mais parce qu’elles se sont senties complices d’un imaginaire commun, d’une langue universelle qui est, peut-être, celle de la poésie.